La question de l'égalité des droits des femmes est posée

Εκτύπωση
10 novembre 1995

Dans ces conditions, les hommes qui, au cours des années révolutionnaires, firent des interventions publiques connues de la postérité en faveur de l'égalité politique des femmes peuvent se compter sur les doigts des deux mains : Condorcet, le plus éminent, qui déclarait "Ou aucun individu de l'espèce humaine n'a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ! Et celui qui vote contre le droit d'un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens". Et quelques autres, peu connus : Joseph Lequinio, propriétaire terrien député du Morbihan ; le marchand de draps de Guingamp Pierre Guyomar, pour qui la participation des citoyennes à la vie politique était une condition nécessaire pour une "démocratie au complet" ; le mathématicien Gilbert Romme, lui aussi député à la Convention, qui intervint sur le thème "Les droits de l'Homme n'appartiennent pas qu'aux hommes".

Pour ne pas être injuste avec les hommes de la Révolution française, pourtant, il faut ajouter qu'ils ont jusqu'à un certain point révolutionné aussi les rapports entre les sexes. Ils abolirent le privilège de masculinité sur le plan de la vie civile : frères et soeurs furent déclarés égaux devant la succession ou pour l'accès à la majorité. Et les grandes lois civiles de 1792, laïcisant le mariage devenu simple contrat civil, autorisant le divorce par consentement mutuel et à égalité de conditions, mettaient hommes et femmes sur un strict pied d'égalité. Ce n'était pas rien !

La réaction napoléonienne, le triomphe du mariage bourgeois et de sa double morale

Napoléon allait mettre de l'ordre dans la maison de la bourgeoisie, une fois passée la tourmente révolutionnaire. Sa dictature militaire consolida sur tous les plans le nouvel Etat, visant d'abord à colmater les brèches ouvertes par la révolution, ce qui fut un souci constant dans tout le courant réactionnaire pendant des décennies.

Le Code civil de 1804, plus connu sous le nom de Code Napoléon, unifiait juridiquement le pays, qui était un enchevêtrement de statuts divers, de coutumes régionales fluctuantes, le trait peut-être le plus général étant tout de même la tutelle masculine sur les femmes mariées.

D'après ses rédacteurs eux-mêmes, le Code Napoléon avait pour objet essentiel de régler les principes et les droits de la propriété. Y compris donc la propriété privée des femmes, car, comme le dit Napoléon, "La femme est donnée à l'homme pour qu'elle fasse des enfants. La femme est notre propriété. Nous ne sommes pas la sienne". Et, comme dans la Rome de l'Antiquité, le père de famille, propriétaire et chef, fut le pilier du régime.

Dès lors que les enfants ne sont pas seulement des enfants mais des héritiers en puissance, le rôle du mariage est de codifier les rapports qui en découlent. Il est une institution, et non plus une affaire privée. Le Code a pour tâche, à travers cette institution, de veiller à la sauvegarde et à la transmission de la propriété privée à la descendance considérée comme légitime par le chef de famille.

La femme mariée n'a aucun droit reconnu. L'article 1124 stipule : "Les personnes privées de droits juridiques sont les mineurs, les femmes mariées, les criminels et les débiles mentaux". La femme mariée n'a pas d'existence par elle-même. C'est le mari qui décide et contrôle tout. Il peut exiger de la poste que son courrier lui soit remis, et il est tout à fait autorisé à détruire ses lettres (clause qui n'a été abolie qu'en... 1938). L'épouse ne peut pratiquement rien faire sans son autorisation.

Ce Code était particulièrement minutieux pour interdire aux femmes tout ce qui pouvait avoir trait à la gestion des biens du couple, car évidemment il s'adressait avant tout aux maris de la bourgeoisie, susceptibles de disposer de "biens".

La supériorité du "pater familias" s'étendait même dans la mort : sa veuve ayant des enfants restait soumise au conseil de famille. Si elle était enceinte, un homme devait être nommé comme "curateur au ventre", pour veiller au grain.

Enfin, bien évidemment, le Code pénal réprimait l'adultère du moins l'adultère féminin, car le mari n'était jugé adultère que dans le cas où il introduisait sa maîtresse au domicile conjugal. C'était la consécration du principe de la double morale qui caractérise la bourgeoisie triomphante : la femme adultère pouvait être condamnée de trois mois à deux ans de prison, le mari qui, par cas extrême, aurait été convaincu d'adultère ne risquait qu'une amende.

Les magistrats veillèrent. Le mari pouvait faire ramener à son domicile sa femme récalcitrante manu militari, user de violences impunément. Un article du Code pénal français a considéré comme excusable, méritant tout au plus un "léger châtiment", le mari assassin de sa femme ou de l'amant de celle-ci en cas de flagrant délit au domicile conjugal... jusqu'en 1975 !

C'était là une législation réactionnaire par rapport à la législation révolutionnaire, mais aussi par rapport aux dernières décennies de l'Ancien régime, notamment pour les femmes des classes supérieures de la société.

L'aspect répressif du Code Napoléon ne venait pas seulement de la misogynie personnelle, ou des déboires conjugaux, de ses auteurs. Rédigé au lendemain des événements révolutionnaires où les femmes avaient été appelées "citoyennes", quoique sans jouir de droits politiques, il était fortement marqué par la peur qu'une éventuelle égalité entre les hommes et les femmes avait fait naître.

Désormais, la bourgeoisie et son Etat étaient imprégnés d'un esprit de réaction, pas seulement sur le plan du droit. Le sabre éprouva le besoin du goupillon. L'Eglise catholique avait subi un rude coup pendant la Révolution, mais Napoléon signa avec le Vatican un concordat qui lui redonna au moins une position officielle, bien que l'Eglise demeurât pour longtemps nostalgique de la monarchie.

Entre les juges et les prêtres, la famille bourgeoise connut son apothéose au XIXe siècle. Dans toute son hypocrisie et sa laideur.

On a pu dire que la femme du XIXe siècle portait "sa vertu en bandoulière". Pour elle, toute idée d'aventure extra-conjugale ne pouvait mener qu'au drame, tandis que pour les hommes bourgeois, au contraire, avoir une maîtresse dans le milieu de celles qu'on appelait les "demi-mondaines", ou encore, plus vulgairement, les "cocottes", était une institution reconnue. Les romans, la peinture et même l'opéra ont été au XIXe siècle quasiment obsédés par des histoires d'adultères.

L'argent est à la base du mariage entre bourgeois, et le triomphe de la société bourgeoise a ravalé les femmes au statut de marchandises, y compris dans l'univers de la classe dominante. Des marchandises plus ou moins coûteuses à se procurer, et plus ou moins précieuses, suivant le statut.

Le mépris des femmes a souvent été recouvert en France par un voile d'admiration d'une rare hypocrisie à titre de compensation sans doute.

Les images pieuses à la gloire de Vierges à l'enfant ont proliféré. L'Eglise s'adaptait, une fois de plus. A une époque où elle s'attachait à promouvoir l'essor de congrégations religieuses féminines en vue de reconquérir du terrain, il était bon de glorifier la femme sous l'image de la mère du Christ. La Vierge Marie vint elle-même à la rescousse, multipliant ses apparitions, notamment à Lourdes, en 1858 ! Mieux encore, le Pape Pie IX avait découvert en 1854 qu'elle était vraiment pure, puisque, seule entre toutes, elle avait été conçue indemne du péché originel, ce qui devint le dogme de l'Immaculée Conception de Marie quand, peu après, il s'auto-proclama infaillible.

La femme fut aussi exaltée comme la muse idéale, la grande inspiratrice, silencieuse si possible. Comme l'avait écrit Balzac, "La femme est une esclave qu'il faut savoir mettre sur un trône" ! Des flots de délire lyrique et d'extases romantiques, le culte de la "féminité" (ce mot ancien de la langue française n'a d'ailleurs été repris et ne s'est diffusé qu'à cette époque, la fin du XIXe siècle), ne peuvent pourtant pas suffire à masquer la condition dévolue aux femmes réelles...