France - Les grévistes d'Air France ont imposé une reculade au gouvernement Balladur

Εκτύπωση
Octobre-Novembre 1993

Pour justifier sa reculade précipitée devant les grévistes d'Air France, le ministre des Transports du gouvernement Balladur, Bernard Bosson, a expliqué devant ses collègues de la droite qu'il ne s'agissait pas d'une grève traditionnelle, mais « d'une révolte partie de la base, des tripes ». Pour renforcer son propos, il a même évoqué Mai 68. Il n'a manifestement pas convaincu son auditoire, guère transporté par ces arguments et qui n'y a surtout vu qu'une manifestation de plus de sa faiblesse. Une faiblesse que le ministre aurait lui-même reconnue, selon le quotidien Libération du 27 octobre qui le cite : « On peut dire, a-t-il expliqué, que le gouvernement a changé de pied et a été faible [] c'est exact. Mais est-ce que c'est une faiblesse ou l'intelligence des êtres ? »

Laissons sans réponse cette interrogation, qui pourrait servir de sujet de dissertation au prochain baccalauréat. Mais il faut reconnaître aux propos du ministre une part de vérité, même si la défense qu'il a choisie n'était sans doute pas la meilleure pour convaincre ses pairs de ses compétences.

Sans doute, pour Bosson, une grève traditionnelle est-elle une grève organisée et contrôlée par les organisations syndicales, au déroulement sinon entièrement programmé, du moins prévisible. Effectivement, la grève d'Air France n'était pas simplement cela. Elle est partie de la décision d'une partie du personnel, les 800 ouvriers du fret, à l'aéroport de Roissy, de se mettre en grève totale, reconduite chaque jour à partir du 12 octobre. Ils entendaient s'opposer aux conséquences du plan de la direction, le Plan de retour à l'équilibre (PRE), ou plan Attali, du nom du PDG d'Air France à l'époque. En effet, la baisse des primes pour horaires décalés allait se traduire pour eux par des diminutions de salaire allant de 1 500 à 2 000 francs, alors même que leurs salaires de base (hors primes) sont parmi les plus bas de la compagnie. Au départ, cette grève semblait prendre l'allure d'une grève « économique » sous forme d'une épreuve de force entre les travailleurs et un patron à qui les grévistes, en arrêtant le travail, faisaient perdre de l'argent. Mais le fait que le patron ait été l'État, et que cette grève s'opposait de fait à un plan concocté par le gouvernement, un plan qui était un exemple, le symbole de la politique de rigueur que le pouvoir entend mener à l'égard des salariés, conférait d'emblée au mouvement une autre dimension.

On s'est interrogé pour savoir dans quelle mesure ce seraient les « maladresses » d'Attali qui auraient mis le feu aux poudres. On lui a reproché le fait qu'au moment même où il décidait de réduire considérablement certains salaires ouvriers, il accordait des augmentations salariales au personnel le mieux payé, le personnel navigant. Cette injustice n'est sans doute pas pour rien dans la colère des travailleurs. Peut-être a-t-elle été un des facteurs qui ont contribué au déclenchement de la grève. Mais il n'y avait pas que cela. Ce qui a fait qu'une injustice ou une « maladresse » du PDG a été prise pour une provocation au point d'embraser les ateliers de maintenance et les autres secteurs du personnel au sol, c'est qu'il y avait des raisons de mécontentement plus générales.

Le plan de retour à l'équilibre élaboré par Attali, avec bien entendu l'aval du gouvernement, était le deuxième du nom.

En 1991, il y avait déjà eu un plan intitulé « Cap 93 » puis, l'an dernier, la mise en œuvre du premier volet de ce Plan de retour à l'équilibre : un certain nombre de mesures mettant en cause le revenu des salariés et les conditions de travail étaient donc déjà entrées en application. Dans certains secteurs, la direction d'Air France avait pris une mesure de réaménagement des horaires qui revenait à augmenter le temps de travail quotidien de 25 minutes - et sans le payer. Elle s'en était prise au 13e mois, en en différant le paiement, ce qui se traduisait par une ponction de 3 000 à 4 000 francs. Elle avait par ailleurs déjà procédé à une réduction des effectifs, qui s'était traduite par la suppression de 5 000 postes. Avec les 4 000 suppressions de poste projetées par ce deuxième Plan de retour à l'équilibre, c'étaient 9 000 emplois qui disparaissaient, soit 15 % de l'effectif du groupe Air France qui emploie aux alentours de 60 000 personnes.

Autre volet de cette politique : la décision programmée d'externaliser (c'est le terme de la direction) un certain nombre de services. Cette mesure devait se traduire par le transfert hors du cadre d'Air France, la remise à une société de sous-traitance d'un certain nombre de services qui en faisaient jusqu'alors partie, comme le service des cars, les télécommunications internes ou l'hôtellerie ; et pour le personnel de ces services, cela signifiait, du coup, la perte des conditions de salaire et d'emploi liées au statut Air France. Comme on voit, les raisons pour que l'explosion s'étende de proche en proche à la majorité du personnel au sol d'Air France, plus particulièrement dans les gros sites de la région parisienne, étaient multiples et n'étaient pas nouvelles. Des raisons qui prenaient des aspects particuliers pour chacune des catégories, mais qui s'inscrivaient dans un même cadre général : la volonté de la direction de faire des économies en s'en prenant aux conditions d'existence des salariés.

Et Air France n'est pas un cas à part. La politique sociale de sa direction, et du gouvernement qui en est directement le maître d'œuvre, ne diffère pas de celle de l'ensemble du patronat. On devrait d'ailleurs plutôt dire la politique sociale des gouvernements, car le Plan de retour à l'équilibre qui est à l'origine du mouvement à Air France a été initié par les prédécesseurs de Balladur, c'est-à-dire Rocard, Cresson, Bérégovoy.

Le mouvement a pris rapidement de l'ampleur, touchant d'abord les gros bataillons de la direction de la maintenance (DM) de Roissy puis, avec un temps de retard, ceux d'Orly. Mais ce qui l'a caractérisé, ce n'est pas tant le nombre de ses participants - ils étaient certes nombreux - ni même la durée de la grève - en fait, la majorité des grévistes n'étaient en grève que 3 h 40 quotidiennement, condition pour qu'ils ne perdent qu'une demi-journée de salaire. Ce qui montrait surtout leur détermination, leur « révolte », pour reprendre le mot du ministre, c'est qu'ils ont su transgresser des interdits traditionnels. Ils ont envahi les pistes d'atterrissage et d'envol, ce qui ne s'était jamais fait auparavant, même pas en mai 1968. Sur celles d'Orly, des travailleurs parmi les plus déterminés ont allumé des feux, provoquant l'explosion du béton des pistes, sans que les autres travailleurs, même les moins décidés, le leur reprochent en invoquant, comme c'est souvent le cas en pareilles circonstances, la protection de l'outil de travail. Et ils ont affronté les CRS envoyés pour protéger ces pistes. Une minorité chargeait les CRS, les plus décidés, et parmi eux bien sûr les plus jeunes. Mais ce qui ne se voit pas toujours, c'est que cette fois une partie importante des grévistes suivait et que l'ensemble des participants approuvait. Personne ne disait des plus combatifs qu'ils « allaient trop loin ».

Même les responsables syndicaux ne le disaient pas. Et ceux qui, quelquefois, s'aventuraient à parler des risques de provocation n'avaient guère l'oreille de l'assistance.

Ce qui ne signifie pas que les organisations syndicales se soient trouvées hors du coup.

On peut certes dire qu'elles n'ont pas été à l'initiative de ce mouvement, ni qu'elles y ont joué un rôle de pointe pour lui conférer son caractère dynamique et combatif. Mais elles ont choisi cependant de l'assumer, y compris quand il prit un tour qu'en d'autres temps elles auraient dénoncé comme « gauchiste », et y compris au niveau des directions nationales.

Ainsi par exemple FO, qui fut le seul syndicat à appeler ouvertement à la reprise dès que le ministre des Transports eût annoncé que le plan Attali serait réétudié, se félicitait d'être à l'origine de la grève. A maintes reprises, son dirigeant national, Marc Blondel, a tenu à rappeler que la grève du fret avait démarré le 12 octobre, à l'occasion de la journée d'action appelée par FO, à laquelle s'était ralliée la CGT. Une façon de revendiquer la paternité du mouvement d'Air France. Le dirigeant de la CGT, Viannet, a tenu à se montrer sur les pistes d'Orly, aux côtés des grévistes qui les avaient envahies. Même la CFDT, qui n'a pas choisi, au plan national, le créneau de la contestation à la politique gouvernementale et qui, peu avant la grève, disait vouloir obtenir d'Air France l'abandon des suppressions de postes en échange d'une baisse des salaires, eh bien, la CFDT s'est gardée de se démarquer de ce mouvement, et ses responsables à Air France y tenaient leur place, comme les autres.

A l'évidence, les dirigeants syndicaux, au plan syndical, n'ont pas donné l'image de gens débordés, dépassés par les événements, ni même faisant contre mauvaise fortune bon cœur. Pourquoi ? Tout simplement parce que leur intérêt immédiat est de garder des troupes, de maintenir et si possible élargir leur influence, en utilisant tout ce qui leur paraît susceptible d'aller dans ce sens, en choisissant parfois des orientations contradictoires. La CFDT a choisi, ces dernières années, de se situer dans une orientation ouvertement collaborationniste ; Force Ouvrière a adopté un ton et une démarche plus contestataires. Dans la période précédente, c'était l'inverse. Et l'on peut fort bien voir de nouveau la CFDT reprendre un discours plus radical si elle sent que le vent dominant revient à la contestation.

Les centrales syndicales ont certes toujours comme préoccupation de garder leur contrôle sur la classe ouvrière. Cela n'est pas nouveau, et cela reste vrai. Mais pour garder ce contrôle, il leur faut jouer un rôle qui ne peut apparaître comme éternellement négatif par rapport aux aspirations des travailleurs. Il leur faut être dans des grèves, accompagner celles qui démarrent, même quand c'est parfois à leur insu, ou même en être à l'initiative. En agissant de la sorte, elles peuvent contribuer à développer des situations qui peuvent les dépasser et aller au-delà de ce qu'elles voudraient. C'est certain. C'est une situation contradictoire qu'elles doivent gérer en permanence et qui explique pourquoi il n'est pas toujours facile de s'y retrouver dans les calculs des directions syndicales, mais qui fait en même temps qu'il est parfois possible de les prendre à leur propre jeu.

Si les directions syndicales n'ont pas paru débordées, le gouvernement, lui, en a donné l'impression, accentuant par là même l'impact politique qu'avait pris la grève d'Air France.

En effet, en quelques jours, ce qui a prévalu dans ce mouvement, ce n'était plus son aspect « économique », le fait que le conflit faisait perdre de l'argent à Air France, mais bien plutôt sa dimension politique.

A cause, bien sûr, du fait que le gouvernement, responsable du plan Attali, était du coup la cible directe des grévistes. A cause aussi de la détermination de ces grévistes et de la façon dont cette détermination s'est manifestée et qui a fait dire, et sûrement craindre au ministre des Transports, Bosson, qu'on assistait à quelque chose qui faisait penser à Mai 68. Mais tout cela n'est pas suffisant pour expliquer la reculade précipitée, et peu glorieuse, du gouvernement. Car si les grévistes ont montré une combativité certaine, la grève n'a duré que relativement peu de temps pour la majorité de ses participants. Quant aux affrontements avec les forces de « l'ordre », pour spectaculaires qu'ils aient été, ils ne sont pas si exceptionnels que cela. Rien que dans la période récente, on en a connu quelques-uns, ne seraient-ce que ceux qui ont mis aux prises CRS et paysans ou marins-pêcheurs. Et des grèves déterminées, massives, longues, il y en a eu dans la dernière décennie, dans des secteurs aussi sensibles que le transport aérien, et donc aussi spectaculaires, à la SNCF, en 1986, alors que Chirac était Premier ministre.

Mais ce qui change aujourd'hui dans la situation, et en tout cas dans l'appréciation que le gouvernement en a, c'est que le contexte économique, donc social, est susceptible de rendre la situation plus explosive qu'il y a sept ans. L'augmentation du nombre de chômeurs n'est certes pas nouvelle, mais si on a atteint la barre des trois millions de façon relativement graduelle, en plusieurs années, le mouvement s'est accéléré ces derniers mois. Et si jusqu'à présent cet accroissement du chômage a pesé sur le moral des travailleurs dans le sens de la résignation, aujourd'hui les licenciements peuvent agir dans l'autre sens. Car ce n'est plus petit bout par petit bout que l'on jette les travailleurs à la rue, c'est par pans entiers, voire par usines entières, et les plans sociaux se sont tellement multipliés que, parfois, ce sont des milliers d'emplois dont on annonce la suppression simultanément. C'est ce qui s'est passé lors de ce que les journalistes ont appelé « le mercredi noir », journée du mois de septembre où les annonces cumulées des projets de suppressions d'emplois décidés dans quelques grandes entreprises du pays se traduisaient par la suppression de 15 000 à 20 000 emplois. Balladur a éprouvé le besoin, dans les jours qui ont suivi ce mercredi, d'admonester les entreprises publiques, leur demandant de différer l'annonce de leur décision de réduire les emplois. Cet appel, on a pu le constater, n'a pas mis le moindre frein aux réductions d'emplois. Loin de ralentir, elles s'accélèrent plutôt, y compris dans des secteurs qui dépendent de l'État, tels Air France - on a pu le voir - ou Chausson, lié en partie à Renault. Mais il n'y a pas que la multiplication des licenciements et l'accroissement du chômage qui rendent la situation explosive. S'y ajoute l'offensive patronale pour abaisser le coût de la main d'œuvre. Une offensive qui, elle non plus, n'est pas nouvelle, mais qui s'accélère elle aussi. Car les patrons, encouragés par une situation qui leur est favorable, se sentent les mains libres - ce qui ne les empêche pas de faire pression sur le gouvernement pour qu'il supprime les quelques entraves réglementaires ou légales qui subsistent encore. Ce sont ces deux aspects, conjugués, qui font que les risques d'explosion sociale s'accroissent. D'ailleurs, il est à remarquer que ce n'est pas sur la question de l'emploi que la grève d'Air France a démarré et s'est développée, mais sur des revendications salariales. C'est parce que le plan du gouvernement se traduisait par une diminution de leur paye que les travailleurs du fret de Roissy ont arrêté le travail.

Le gouvernement Balladur craint que cette explosion se produise. Ses adjurations à l'égard du patronat, ses appels pour qu'il fasse preuve de plus de modération dans sa manière de s'en prendre à la classe ouvrière, qu'il manifeste plus de prudence, ou au moins plus de tact et de savoir-faire dans sa façon de renforcer l'exploitation des travailleurs, ne sont pas que de pure façade. Ses discours, ses attitudes depuis son accession au pouvoir le laissaient penser ; la position qu'il a adoptée à l'occasion du conflit Air France le confirme.

Certes, d'autres facteurs expliquent les difficultés de Balladur à gérer une situation semée d'embûches sur le terrain social. La droite, à la différence des socialistes, ne dispose pas par rapport à la classe ouvrière des mêmes relais, des intermédiaires et des informateurs qui pourraient l'aider à maîtriser le monde du travail, à l'amadouer, à l'anesthésier, ou qui pourraient tout au moins l'informer de son état d'esprit. Ce ne sont pas les informations fournies par les Renseignements généraux qui peuvent véritablement aider à ce niveau. Dès lors que la démoralisation n'est plus là, il ne lui reste plus que la force, ou plutôt la crainte qu'elle inspire, car dès lors que le gouvernement serait amené à l'utiliser, il se trouverait devant d'autres risques politiques.

A cela s'ajoute le fait que la droite a beau disposer d'une majorité d'une ampleur qui n'a pas eu de précédent dans l'histoire, elle est fragilisée par les rivalités d'ambitions qui la divisent. Lorsque, par exemple, Giscard avertit Balladur, dans une intervention télévisée, des risques d'explosion que constitue l'existence de plus de cinq millions de salariés qui sont soit sans emploi, soit dans une situation d'emploi fragilisée, ce n'est pas de la commisération à l'égard des plus démunis, ni un geste charitable à l'égard de celui qui occupe en ce moment le poste de Premier ministre : c'est le coup de pied de l'âne. De même, ce n'est pas par solidarité avec son collègue de parti Balladur que Chirac s'est gardé de donner son opinion sur le conflit Air France et sur la politique que le gouvernement a mise en œuvre à cette occasion. Les commentaires des personnalités du RPR comparant l'attitude ferme du gouvernement Chirac face à la grève des cheminots en 1986, et celle du gouvernement Balladur baissant pavillon en quelques jours et qui plus est, de la plus piteuse façon, prennent place dans une guéguerre à peine cachée entre les deux hommes. Et ce faux pas de Balladur n'a pas dû beaucoup peiner Chirac qui commençait à prendre ombrage de la popularité grandissante du Premier ministre. Ces facteurs-là, pour secondaires qu'ils soient, jouent leur rôle et permettent aussi de comprendre pourquoi des politiciens peuvent se montrer aussi peu responsables par rapport à la défense des intérêts de la bourgeoisie, obnubilés qu'ils sont par la compétition qu'ils se livrent entre eux pour réaliser leurs ambitions de carrière.

Reste que la grève d'Air France, par son déroulement, par son issue, n'a pas simplement servi de révélateur à la faiblesse du gouvernement. Elle a permis à la classe ouvrière dans son ensemble de constater cette faiblesse et, par contrecoup, de mesurer les possibilités et l'efficacité de la lutte. Le gouvernement a justifié sa capitulation, et c'en est une, par la crainte que le mouvement fasse tache d'huile. Les raisons objectives pour qu'un mouvement dans un secteur de la classe ouvrière s'étende à d'autres et peut-être à la classe ouvrière en son entier, existent. Mais maintenant, grâce aux travailleurs d'Air France, il existe de nouveau des raisons subjectives puisque la démonstration vient d'être faite, non seulement que les travailleurs avaient des raisons de se battre, mais qu'ils pouvaient le faire victorieusement. Bosson, en agitant le spectre de Mai 68 devant la droite, voulait peut-être se dédouaner, mais il a contribué, à sa façon, à rendre la perspective d'un nouveau Mai 68 plus proche qu'il ne le croit.