Notre intention n'est pas de mener une discussion systématique de tous les chiffres cités ici. D'abord parce que l'essentiel n'est pas les chiffres par eux-mêmes que ce qu'on en dit, mais surtout pour la raison majeure que les statistiques économiques auxquelles on peut avoir accès - quelles que soient les sources dont elles émanent - ne sont pas plus fiables les unes que les autres. Chaque publication, chaque homme politique avance des chiffres aussitôt contestés par un autre et dont le simple rapprochement montre qu'ils sont effectivement tous contestables.
Par exemple, notre camarade écrit qu'en 1990,7 millions sur 74,4 millions d'actifs (soit 9,4 %) travaillaient pour le privé, ce qui est presque exactement le même pourcentage que celui donné pour la mi-1993 - trois ans plus tard - par le sous-secrétaire d'État au Trésor du gouvernement des USA, selon lequel il y avait alors près de 100 000 entreprises privées représentant 10 % des employés de l'industrie (cité par Le Monde du 24 juillet 1993).
Alors, laquelle croire de ces affirmations ? Si ce sont les deux, cela voudrait dire que la privatisation "au pas de charge" n'aurait avancé que de moins de un pour cent des salariés en trois ans.
Quoi qu'il en soit, il vaudrait sûrement mieux ne pas tirer de conclusions péremptoires de tels chiffres.
Autre exemple de fluctuation statistique, pris uniquement, celui-là, dans ce que notre camarade écrit. Fin 1992, selon lui, les salariés du privé représentaient "plus d'un quart" (plus de 25 %, donc) de la main-d'œuvre de la Russie et, à peine une demi-phrase plus loin, il ajoute qu'en juillet 1993 (soit sept mois plus tard), ils en représentaient selon Eltsine "un sixième" (soit 17 %)... Cette fois le "pas de charge" est à reculons.
Entraîné lui-même par l'avalanche de ses chiffres - incertains, rappelons-le - et par l'interprétation qu'il en donne, notre camarade, sur sa lancée, ne s'aperçoit pas des contradictions de ses propres données.
Aussi notre premier reproche à cet article concerne le fait de construire un raisonnement sur des statistiques que tout le monde sait incertaines, pour ne pas dire plus. Toute démonstration, si démonstration il y a, construite sur des prémisses dont la marge d'erreur est inconnue, ne peut aboutir qu'à des conclusions inutilisables.
Le second reproche, le plus grave, concerne la méthode de raisonnement.
C'est ainsi qu'il faut arriver (par exemple) à plus de la moitié de l'article, après toute l'énumération, qui semble sans fin, des privatisations, pour que l'auteur nous dise qu'il y a plusieurs types de privatisations et que dans tous les cas une grande partie des actions est réservée au personnel.
Dans le cas, fréquent, des privatisations dites "fermées", les actions, bloquées, ne peuvent pas être revendues hors de l'entreprise.
En fait on pouvait lire, statistiques discutables pour statistiques discutables, dans Le Monde Diplomatique d'octobre 1993, que dans au moins 80 % des entreprises déjà privatisées, même dans les petites, le commerce, les services, etc., il s'agissait d'un transfert de propriété de l'État aux mains de "collectifs" de travailleurs.
Bien sûr, le personnel ne peut guère gérer collectivement l'entreprise, et ce sont les anciens dirigeants qui le font, mais sans être propriétaires. Et le capital réellement privé, même s'il s'est porté acquéreur d'une partie des actions, ce qui est loin d'être le cas général, ne peut réellement posséder l'entreprise, même s'il parvient parfois à la diriger.
Ici, en France, une coopérative, par exemple, fonctionne comme une entreprise capitaliste, dans un marché capitaliste, mais ce type de propriété ne favorise pas l'existence de la bourgeoisie, même s'il ne la compromet pas.
Mais tout cela n'est pas la "constitution rapide d'une nouvelle classe de possédants" qui soit tant soit peu conséquente ou du fait que "la nomenklatura de l'ex-URSS poursuit de façon spectaculaire sa propre transmutation en bourgeoisie". Que le phénomène existe, c'est indiscutable, mais on est sûrement encore loin de voir toute la bureaucratie transformée en bourgeoisie.
Prenons les "bons de privatisation" (vouchers a l'avantage d'être plus court... mais aussi de faire plus américain et capitaliste). Il est évident que la distribution de ces vouchers à toute la population, nouveaux-nés compris, était une mesure démagogique qui permettait, si la population les revendait, de permettre leur rachat par les plus riches qui auraient pu ainsi se porter acquéreurs des entreprises.
Mais en réalité, jusqu'ici c'est très loin de s'être produit. D'abord, les investisseurs étrangers ne se sont guère précipités pour profiter de ce qui n'est sûrement pas une aubaine. L'immense majorité de ces bons (150 millions ont été émis) ne se sont pas transformés en actions. En septembre dernier, Eltsine a même dû annoncer que le délai pour les transformer en actions serait prorogé au moins jusqu'à mi-1994. En fait, la plupart des gens gardent leurs bons sans les convertir, ce qui restreint beaucoup les possibilités de concentration ultérieure du capital, du moins par cette voie.
Quant aux "Fonds d'investissement", ils sont autorisés, certes et font énormément de publicité en promettant des profits élevés à ceux qui vont acheter avec leur voucher des actions du Fonds.
Certaines fois, ces Fonds représentent une tentative de la direction des entreprises de se mettre à l'abri d'une ingérence extérieure, en créant un Fonds pour acheter des actions de l'entreprise qu'ils dirigent. C'est peut-être le cas, par exemple, du directeur de l'entreprise citée dans le tract de nos camarades. Mais cela ne leur permet pas de se transformer en capitalistes car leurs actions sont loin, dans le cas des grandes entreprises, de générer des profits.
Dans les "privatisations", il y a aussi aujourd'hui des actions qui vont aux soviets, conseils ou gouvernements locaux (remplaçant ainsi la propriété de l'État "central" par la propriété de l'État "régional") qui cherchent ainsi à empêcher les dirigeants des entreprises d'en profiter seuls. Car la bureaucratie n'est pas composée que de "directeurs", et certains bureaucrates (n'étant pas tous des cadres dirigeants de sociétés, ils n'ont pas la possibilité d'accéder à la "privatisation" de "leur" société) ne veulent pas que d'autres privatisent à leur dépens. C'est une des bases de l'opposition régions-centre : les bureaucrates locaux sont trop nombreux pour se recaser tous comme "privés", et vu la rapacité de ceux qu'ils voient "privatiser", ils n'ont aucune raison de penser qu'ils conserveraient même une "petite place" alors qu'ils en voudraient une aussi grande que par le passé.
Enfin, il ne faut pas oublier que les vouchers peuvent servir à acheter des actions de petites entreprises, de commerces, etc. et que c'est surtout là qu'ils s'investissent. C'est-à-dire dans des secteurs sans doute immédiatement rentables pour les "nouveaux bourgeois".
Ajoutons deux petits détails qui montrent combien notre camarade est obnubilé par tout ce qui peut aller dans son sens au point de perdre tout esprit critique.
Par exemple, il écrit que, du fait de la demande provoquée par ces "Fonds", les prix des vouchers ont remonté. Mais il oublie que, du fait de l'inflation (estimée par les plus optimistes à au moins 25 % par mois, soit plus de 2 000 % l'an), 10 000 roubles aujourd'hui représentent en valeur moins de 500 roubles de l'année dernière, c'est-à-dire que les vouchers se vendent en fait aujourd'hui de 8 à 10 fois moins chers que l'an passé (et au moins moitié moins si l'on prend les estimations les plus optimistes de la valeur officielle).
Autre petit exemple cité par notre camarade, celui de ce promoteur du "Premier Fonds d'investissement" qui "avait trouvé le moyen" de se servir des bureaux de poste pour collecter les bons, ce qui a amené notre camarade (qui s'inspirait de Libération) à conclure que les bourgeois russes n'ont pas été long à apprendre comment utiliser les administrations d'État.
En fait, dans ce pays immense, la poste a toujours servi à collecter l'argent, par exemple, pour les entreprises de presse dont les abonnements se sont toujours faits (déjà sous Staline) dans les bureaux de poste. Notre "bourgeois russe" n'est pas allé chercher son inspiration en Amérique, il a réagi comme quelqu'un élevé en Russie depuis sa plus tendre enfance, et a utilisé le moyen traditionnel qu'il connaissait, en ne faisant pas confiance aux banques, "privées" ou autres.
Il n'est pas vrai que le capital étranger se soit précipité en Russie. Alexandre Chotkine, vice-Premier ministre chargé des finances nationales, se plaignait il y a quelques jours seulement (Le Monde du 3 novembre 1993), que les investissements étrangers totalisent seulement 7 milliards de dollars. Rien que la part de la seule famille Peugeot dans la capitalisation boursière des Automobiles Peugeot (en France) représente plus de la moitié de cette somme. Et rappelons que dans les investissements étrangers en Russie, on compte aussi les investissements hongrois, polonais... et chinois.
Il est vrai que la richesse des champs pétrolifères ex-soviétiques a suscité l'intérêt de toutes les grandes compagnies, mais aucun des contrats prévus n'a connu la moindre application. D'ailleurs, cela ne ferait que ramener l'ex-URSS de grande puissance industrielle à simple producteur de matières premières. Le seul projet un peu important dans la production de pétrole ne vient pas des "Majors" mais d'Elf Aquitaine bien connu pour le flair de ses dirigeants... et de ses avions renifleurs. La plupart des occidentaux considèrent même que l'extraction russe de pétrole et ses exportations risquent de s'effondrer dans les trois ou quatre années à venir.
Notre camarade évoque des experts "du FMI, de l'OCDE, de la BERD" qui auraient "planché sur la question des privatisations" et une "horde de jeunes loups russes" formés par de prestigieux experts américains. Mais ces "experts" sont en fait, ici comme ailleurs, des conseillers indépendants qui vivent de leurs conseils et de leurs honoraires et souvent au détriment de leurs clients. D'autant plus que, malgré le prestige des "experts" américains et autres, ce serait un Russe formé par... Attali (le nôtre, celui qui a eu des ennuis) qui serait responsable de l'application de la "solution" finalement retenue, celle des vouchers. Notre camarade ne voit pas que tous ces experts n'en sont pas et, de toute façon, que connaîtraient-ils, que pourrait connaître un Attali (qui a dirigé la BERD, certes, mais dont la seule réputation est d'en avoir dilapidé les fonds pour construire un siège social dispendieux) aux problèmes juridiques, économiques et sociaux posés par la privatisation de l'économie d'un pays comme la Russie ?
Et puis le gouvernement russe aurait, nous dit-il, chargé une firme anglaise et le Crédit commercial de France de mettre au point cette opération de privatisation des grandes entreprises au travers des vouchers. Mais si l'opération avait été si déterminante, importante et lucrative, pourquoi les banquiers américains l'auraient-ils laissée aux mains d'une banque française comme le CCF ?
Si la distribution de 150 millions de vouchers n'a réussi jusqu'ici qu'à privatiser 2 500 entreprises de plus de 200 travailleurs (et encore 80 % aux mains de collectifs de travailleurs), c'est loin d'être la démonstration d'une réussite.
Notre camarade nous présente les "Fonds d'investissement" comme des moyens de concentrer le capital. Mais si la majorité ou même un grand nombre de bons des plus pauvres étaient raflés comme il l'écrit, à bas prix par les nouveaux riches pour acheter des actions des entreprises privatisables, ces Fonds d'investissement ne seraient pas forcés de faire de la publicité pour échanger leurs propres actions - comme notre camarade l'écrit - contre les vouchers. De plus, pour peu qu'on y réfléchisse, on voit que ce mécanisme ne permet aucune concentration de capital car il faudrait pour cela que les Fonds achètent les vouchers sans disperser leurs propres actions.
Un certain Syzov, conseiller du Comité à la propriété d'État (autant citer les mêmes sources !) écrivait en septembre dernier à propos de ces "Fonds", de leurs promesses de dividendes et des entreprises dans lesquelles ils pourraient investir, que "le nombre d'entreprises prometteuses de quelque branche que ce soit n'est pas si grand" et que "ces fonds d'investissement étant de type fermé [] la seule façon de réaliser la valeur de ces actions est de les revendre sur le second marché des titres de valeur. Pour l'instant dans les bourses russes de titres on présente peu de titres de fonds d'investissement. Du coup dans la plupart des cas, ils se vendent et s'achètent à un prix inférieur au nominal".
Apparemment ce n'est pas la ruée dont fait état notre camarade. Le journal russe où cet article est passé l'a fait précéder d'un chapeau précisant que sur les 500 "Fonds" existants seuls 15 % étaient potentiellement viables et que seuls 5 % disposaient d'un capital social dépassant 30 millions de roubles (180 000 F !). En fait bon nombre sont des escroqueries et les scandales ne sont pas rares.
Notre camarade est bien schématique lorsqu'il nous présente la bourgeoisie comme créée "par en haut", ou l'inflation comme voulue par le gouvernement pour provoquer l'accumulation primitive, ou encore lorsqu'il compare ce qui se passe en Russie avec ce qui s'est passé en France à la fin du XVIIIe siècle. Bien sûr il tempère son exemple en écrivant que c'est entravé par la crise, mais c'est encore un schéma car la réalité c'est qu'aujourd'hui la bourgeoisie russe en gestation trouve toutes les places prises à l'échelle mondiale, et la crise n'y est pour rien. La bourgeoisie ne peut se développer en Russie à partir d'un succédané des "assignats" même si Attali l'affirme.
Tout cet article reflète l'idée que les dirigeants soviétiques ont tout voulu, tout prévu et que tout se déroule, inflation et chômage compris, comme un plan préparé à l'avance et méthodiquement réalisé.
Le reproche que nous faisons donc à l'auteur, sur ce terrain, est de se condamner à une cécité partielle : il a plaqué un raisonnement a priori sur la réalité et ne veut voir que ce qui va dans le sens de son schéma. Il voudrait démontrer que, sinon la majorité, du moins une fraction importante du commerce et même de l'industrie est devenue bourgeoise. Même si l'on met de côté la fiabilité des sources qu'il cite et la véracité de ces chiffres, en raisonnant à partir de ses chiffres eux-mêmes, on constate qu'il faut avoir une optique particulière pour estimer qu'au travers des privatisations déjà réalisées, la bourgeoisie est devenue très importante avec un poids social et économique considérable tant vis-à-vis du prolétariat et du reste de la population, que de la bureaucratie elle-même.
Bon nombre de ces chiffres qui semblent s'ajouter ne sont que la répétition des mêmes données sous une autre forme et sont déjà compris dans les quelques statistiques globales qui, pour le moment, signifient seulement que la privatisation ne se réalise pas si facilement.
En fait, l'auteur veut prouver, statistiques et règle à calcul à la main, que la Russie est aujourd'hui un État à dominante bourgeoise, c'est-à-dire bourgeois.
D'ailleurs si dans le corps de son article il parle encore de la bureaucratie (il dit la nomenklatura), à la fin, lorsqu'il parle des tâches du prolétariat, il ne parle plus que de lutte contre la bourgeoisie et l'État, comme si le processus était terminé et que la bureaucratie était déjà devenue entièrement une classe bourgeoise.
Il est en effet le porte-parole d'un courant, très minoritaire dans notre organisation, précisons-le, qui considère, depuis la fin 1989, que nous aurions dû renoncer au moins dès cette époque sinon plus tôt, à considérer l'URSS comme un État ouvrier dégénéré au sens où l'entendait Léon Trotsky, pour la considérer comme un État bourgeois au même titre que tous ceux qui couvrent la planète (cf. Lutte de Classe No 43 de décembre 1991 et Lutte de Classe No 51 de décembre 1992-janvier 1993).
Le raisonnement de ces camarades est que Gorbatchev, Eltsine et bien d'autres ont voulu, dès le début, systématiquement, consciemment, suivant un plan préconçu, transformer la bureaucratie en bourgeoisie, réintroduire le capitalisme en Russie, et qu'à ce titre l'État, d'abord de l'URSS puis de la Russie, est devenu bourgeois puisqu'il œuvre pour la restauration bourgeoise.
Il échappe, selon nous, à ces camarades que les gouvernants de l'URSS, puis de la Russie, ont certes œuvré à la restauration capitaliste bourgeoise, mais que cette restauration, cette contre-révolution sociale, après qu'il y eut eu ou pas une contre-révolution politique dans la sphère dirigeante, ne pouvait s'accomplir par un coup de baguette magique et que, même si elle se réalisait jusqu'à son terme, elle ne le ferait pas en un jour car son chemin est encombré d'obstacles. Comment dans ces conditions dater le changement qualitatif de nature de la société ex-soviétique ? A quel moment, à quelle étape le fixer ? Selon nous, à la fin du processus mais sûrement pas à son début, ni même à la moitié si tant est que ce terme puisse signifier quelque chose. D'autant plus que ce processus terminé, s'il a une fin, la société ex-soviétique sera peut-être méconnaissable car il serait puéril de s'imaginer que la bureaucratie puisse se transformer en bourgeoisie sans que la structure et la puissance de l'économie en soient profondément modifiées.
Pour nous, la privatisation de l'économie soviétique ou russe n'est sans doute pas réellement possible sur les bases de la puissance industrielle de l'ex-Union soviétique, c'est-à-dire, plus précisément, qu'il n'est pas possible qu'apparaisse, dans l'ex-URSS, à partir de la bureaucratie ou des catégories petites bourgeoises de la société, une bourgeoisie correspondant en puissance économique et humaine au niveau de développement qu'avait atteint l'industrie soviétique.
Même en utilisant les moyens artificiels dont parle l'auteur de l'article, il n'est pas possible de nos jours de faire en sorte qu'il y ait dans l'ex-URSS une concentration suffisante de capitaux pour faire fonctionner l'industrie et le commerce tels qu'ils existaient.
Ce qui est un des avenirs possibles, en revanche, et nous l'avons dit dès le début de cette discussion, c'est que l'économie de l'ex-URSS soit détruite, que l'ex-URSS soit ramenée à l'état de pays sous-développé et que sur les ruines de son économie grouille une bourgeoisie faible, parasitaire, compradore, vivant de l'extraction et du commerce des matières premières et de quelques rares industries de transformation de faible niveau, en marge de l'économie impérialiste mondiale. Que l'ex-URSS reste la deuxième puissance industrielle du monde, ou même la troisième, en secrétant une bourgeoisie à la même échelle, c'est cela qui nous paraît invraisemblable et surtout encore loin d'être réalisé, ne serait-ce que pour des raisons économiques et matérielles, même sans qu'aucune force sociale ne s'y oppose.
Par exemple, du fait de l'étatisation, la concentration des entreprises est considérable et il faudrait des capitaux à la même mesure pour les faire fonctionner. Le capital privé serait probablement bien incapable de réunir de tels capitaux et encore plus incapable de prendre le risque de les mettre en œuvre, même sans tenir compte des critères de rentabilité.
Mais ce qui échappe surtout aux camarades de cette tendance, c'est le rôle des forces politiques et le fait que la lutte pour le pouvoir, après la mort de Brejnev, au sein même des fractions dirigeantes de la bureaucratie, a été un facteur de décomposition du pouvoir central et par voie de conséquences de l'URSS, et que la volonté de réintroduire le capitalisme, si même elle existait au début, a été bien plus la conséquence de cette décomposition que son moteur, au moins au niveau des sommets. Bien sûr, la classe ouvrière ex-soviétique sans doute elle aussi victime, mais certainement moins que la petite bourgeoisie soviétique, d'illusions sur le bien-être occidental auquel l'URSS pouvait prétendument s'ouvrir, n'a jusqu'ici pas réagi face à la montée du chômage, à la hausse des prix et peut-être aux illusions perdues. Ce qui règne, c'est la démoralisation et le manque de perspectives, situation que cette classe ouvrière partage avec bien d'autres. Mais ce qui est encore la bureaucratie, et une faible bourgeoisie vivant dans les marges de l'économie russe, ne sont pas à l'abri des coups de colère de la classe ouvrière, ni même des à-coups dans leur propre sein. Il y a trois ans, ces camarades nous demandaient ironiquement où étaient passés les membres de la bureaucratie que l'on appelait les "conservateurs". Le putsch d'août 1991, les récents affrontements sanglants entre Eltsine et le Parlement à Moscou ont montré que, même si ceux que la presse nomme "conservateurs" aujourd'hui ne sont pas ceux d'il y a deux ans, les rivalités au sein de la bureaucratie ne sont pas éteintes. Bien sûr, les différentes fractions s'appuient pour le moment sur les mêmes catégories de forces sociales : les bureaucrates exigeant plus de libertés pour eux-mêmes, de liberté d'accaparer le produit social de l'économie. Mais il y a bien des façons d'accaparer ce produit social. Soit comme le faisait la bureaucratie dans le passé, plus ou moins clandestinement mais efficacement, soit par le mode d'appropriation privée. Mais le mode d'appropriation bourgeoise a des limites lorsque par exemple, le développement économique ne suit pas, et de ce point de vue-là la bureaucratie et les candidats bourgeois n'ont peut-être pas qu'un avenir radieux devant eux.
Mais, l'article qui précède ne nous démontre pas qu'une bourgeoisie véritable s'est déjà réinstallée dans l'ex-URSS.
Une contre-révolution sociale est en cours, c'est évident. Certes, les gouvernants qui se sont succédé s'appuient sur des forces réactionnaires, tout comme Staline l'a fait depuis les années vingt ! Il y a eu des changements considérables en URSS dans ces dernières années, mais ce n'est pas la première fois qu'il y a des changements. Les uns s'ajoutent aux autres, et la somme des changements quantitatifs peut devenir qualitative, c'est vrai. Un retour en arrière est peut-être impossible, c'est encore vrai.
Mais de tels reculs sociaux, s'ajoutant les uns aux autres, et apparaissant rétrospectivement comme des non-retours, il y en a eu beaucoup dans le passé.
Dans le passé, justement, Trotsky, malgré toutes ces limites franchies successivement, s'était acharné à défendre l'idée que l'URSS, malgré la dictature de la bureaucratie, était toujours un État ouvrier. Jusqu'à sa mort en 1940, il l'a affirmé.
Depuis, le courant trotskyste a continué à l'affirmer malgré les nombreuses autres étapes franchies sur la voie de la liquidation des acquis de la révolution russe.
Bien des militants trotskystes, à chacune de ces étapes, ont quitté le courant trotskyste en affirmant que l'étape qui venait d'être franchie changeait radicalement l'appréciation que l'on pouvait avoir de l'URSS. Il y eut l'élimination de l'Opposition de Gauche en 1927-28 ; les procès de Moscou en 1937 et 1938 ; le pacte germano-soviétique en 1939 ; la guerre finno-soviétique et l'annexion d'une partie de la Pologne à la même époque ; le nationalisme exacerbé et l'appel aux valeurs traditionnelles d'Alexandre Nevski, d'Ivan le Terrible, etc., par Staline au moment de l'attaque de l'URSS par les armées d'Hitler ; la dissolution du Komintern en 1943 ; le remplacement de l'Internationale comme hymne de l'URSS par un vague chant nationaliste ; le rôle que Staline fit jouer aux différents partis communistes européens et à l'Armée rouge pour empêcher tout mouvement révolutionnaire ou même toute révolte à la fin de la seconde guerre mondiale, aussi bien en Allemagne que dans tous les autres pays d'Europe dont les États fragilisés par la guerre étaient devenus plus ou moins inexistants ; l'accord ouvert passé avec les puissances impérialistes pour empêcher ces mouvements révolutionnaires mais aussi pour empêcher tout éveil des peuples coloniaux (sans succès, cette fois, mais ces mouvements se trouvèrent détournés sur des bases nationalistes bourgeoises et réactionnaires).
Chacune de ces étapes, plus quelques autres, amenèrent des militants sincères et pas plus sots que d'autres à affirmer que le dernier stade était franchi, que l'URSS était décidément bourgeoise (ou qu'elle représentait une forme particulière de capitalisme d'État) ou qu'elle était engagée - ce qui revenait au même - dans un processus irréversible.
A chaque fois ces militants ont considéré comme indispensable, déterminant et urgent pour le mouvement trotskyste de réviser sa caractérisation de l'URSS, en ajoutant souvent que c'était à cause de cette caractérisation erronée que le courant trotskyste ne réussissait pas.
Ces militants peuvent dire aujourd'hui que, sur le fond, ils avaient raison (et le pourront peut-être encore demain, selon nous, car ce processus n'est pas terminé) et que la catégorie sociale au pouvoir en URSS avait alors engagé le pays dans l'étape ultime (Trotsky a d'ailleurs écrit quelque chose de semblable... mais de semblable seulement). En fait, il y a bien longtemps que les dirigeants de l'URSS l'ont engagée dans un tel processus irréversible. Mais le courant trotskyste, à juste titre, a considéré dans son ensemble que tant que la contre-révolution sociale n'était pas achevée, quels que soient les aléas des changements politiques à la tête de l'URSS, il serait erroné et nuisible d'en changer la caractérisation.
Ne serait-ce que parce que la socialisation des moyens de production, l'économie fonctionnant selon un plan, avaient démontré leur supériorité sur l'économie bourgeoise, à long terme, au travers des pires contradictions de la société capitaliste et ce grâce aux nouveaux rapports de propriété engendrés par la révolution communiste. Celle-ci n'avait pas pu s'étendre à l'Europe industrialisée à la fin de la première guerre mondiale et elle avait virtuellement commencé à dégénérer dès lors que son extension se trouva bloquée. Que la dégénérescence ait commencé alors, et l'histoire nous a montré que c'était jusqu'ici irréversible, ne nous a pas empêchés de maintenir que l'URSS représentait quelque chose d'autre que le capitalisme.
Pour nous, c'est la meilleure compréhension possible de Trotsky, la fidélité au léninisme, au marxisme et au communisme.
Le courant dont notre camarade est le porte-parole veut malheureusement abandonner un choix programmatique qui nous a permis de nous orienter dans les événements politiques et sociaux de ce dernier demi-siècle comme aucune autre analyse ne l'aurait permis.
Et il ne s'agit pas d'un abandon simplement prématuré. Il s'agit en fait de se détourner fondamentalement de cette analyse, y compris pour ce qu'elle a représenté dans le passé.