La situation internationale – L'URSS 1991

Εκτύπωση
décembre 1991

Ce qui a marqué le plus cette année l'évolution de l'URSS est certainement l'éclatement, définitif ou pas, du pouvoir central. Aujourd'hui, il n'y a plus guère d'Union Soviétique sur le plan politique. Le seul noyau, important il est vrai, quoique lui-même fragile - les événements récents le montrent -est constitué par la Fédération des républiques russes. Mais pour le reste, les forces centrifuges l'ont emporté.

Cela s'est fait au travers d'une évolution, dont le putsch d'août et son échec immédiat furent une des crises marquantes.

Le putsch du 19 août a duré trop peu de temps pour qu'il nous pose des interrogations réelles.

Les putschistes, durant le peu de temps où ils ont semblé être au pouvoir, ont à peu près tout dit et son contraire. La seule chose dont on peut penser qu'ils l'auraient mise en application était de tenter de s'opposer à l'éclatement de l'Union Soviétique.

Pour tout le reste, on ne peut savoir quelle politique ils auraient réellement suivie.

Ils ont dit par exemple qu'ils soutiendraient "l'entreprise privée en lui accordant les possibilités nécessaires à son développement", mais aussi qu'ils "développeraient les multiples modes de production". On y trouve donc le développement de la production étatique et planifiée, tout en rendant possible le développement de l'entreprise privée. Si l'on fait une analyse de texte précise, dans un cas c'est l'État qui développe et dans le second il laisse faire. Ce qui n'est pas tout à fait la même chose et faire des putschistes des partisans univoques de l'entreprise privée est abusif.

Ce qu'on peut seulement dire, c'est qu'ils ont maintenu une réelle ambiguïté ; alors, choisir d'accorder plus de crédit aux phrases allant dans un sens qu'à celles allant dans l'autre, relèverait d'une idée préconçue et non de la stricte analyse de ce qui s'est fait et dit.

Cela dit, étant donné les événements, rien ne nous permet de dire ce qu'aurait été la réalité de leur politique au pouvoir.

On peut se demander aussi quelle aurait été l'attitude d'une organisation révolutionnaire face à ce putsch. Mais au delà des affirmations de principe, on ne peut en dire grand chose de sérieux.

Sur le plan des principes, il eût fallu, en URSS, dénoncer le putsch et son caractère réactionnaire sur le plan des libertés politiques, car les travailleurs ne peuvent faire confiance ni à l'état-major de l'armée, ni au KGB, ni à ceux qui les dirigent et s'en servent.

Mais quant à savoir de quelle façon il eût fallu combattre les putschistes, cela relève de la politique-fiction.

Bien sûr on pourrait dire que les travailleurs auraient pu se mobiliser, s'armer, se constituer en milices et, au travers de la destruction de l'armée et de la police, prendre le pouvoir politique. La politique-fiction, c'est cela.

Les travailleurs de Leningrad, de Moscou et d'ailleurs n'étaient ni mobilisés, ni armés moralement et matériellement, en aucune façon, pour jouer ce rôle.

Les appeler, en URSS, à le faire serait revenu, par exemple, à dire que les travailleurs haïtiens avaient, à l'occasion du putsch qui a renversé Aristide, l'occasion de prendre le pouvoir. Pour une organisation révolutionnaire, en URSS comme en Haïti, appeler les travailleurs à s'organiser, s'armer et à détruire l'armée, eût été juste dans l'abstrait, si l'on veut, mais ne correspondait absolument pas à la réalité (peut-être cependant un peu plus en Haïti qu'en URSS).

Toute comparaison avec Kornilov est une erreur. En 1917, les ouvriers, les paysans-soldats, étaient armés. S'opposer à Kornilov, la classe ouvrière en avait les moyens, avant même sa tentative. C'est une différence fondamentale.

Si une organisation révolutionnaire avait appelé les travailleurs soviétiques à s'opposer au putsch, cela serait revenu concrètement à les appeler à se rendre, à Moscou, devant la "Maison Blanche" pour y applaudir Eltsine.

Bien sûr, on pouvait appeler à la grève générale et tenter de la généraliser. Mais dans ce cas aussi, il eût fallu être une organisation implantée, susceptible d'être suivie et capable, dans un second temps, d'offrir aux masses une issue militaire, sinon c'était simplement les livrer à la répression. C'est pourquoi, toute discussion sur une politique pratique qu'aurait pu avoir une organisation révolutionnaire prolétarienne en URSS, au moment du putsch, ne peut se mener indépendamment de la situation concrète des masses, et de cette organisation révolutionnaire. Sinon c'est une façon de s'aligner sur les forces dominantes en présence, ayant comme ciment entre elles une solidarité profonde, leur hostilité fondamentale vis à vis du prolétariat.

Dans cette affaire, il n'y avait pas de moindre mal, ni dans un camp ni dans l'autre, et le prolétariat n'avait pas les moyens de choisir.

On peut aujourd'hui tenter de dégager quelques grandes lignes de l'évolution politique de l'URSS de ces dernières années. Ce sont, bien sûr, en grande partie des hypothèses mais qui permettent cependant un schéma explicatif vraisemblable de cette évolution.

On peut voir en Gorbatchev, un bureaucrate qui, après la mort de Brejnev, a réussi à s'appuyer de façon plus ou moins précaire sur l'appareil du parti pour parvenir au pouvoir. Pour maintenir et renforcer son pouvoir, à défaut de pouvoir les vaincre, il a tenté de surmonter, de façon bonapartiste, les tendances contradictoires qui existaient dans le pays, en jouant sur leurs rivalités.

Si l'on peut faire un parallèle, c'est avec Khrouchtchev en son temps, une analogie historique qui, comme toutes les autres, n'est pas une réédition identique.

Gorbatchev n'avait pas, comme Khrouchtchev, un Staline, dont il pouvait dénoncer les crimes mais il pouvait donner satisfaction aux intellectuels qui revendiquaient le droit à la parole et c'est ce qu'il a fait. Ses formules "glasnost" et "perestroïka" étaient des formules creuses et qui le sont restées, mais cela lui a permis de dire "oui" aux revendications de la bureaucratie souhaitant légaliser ses privilèges et, au moins, une partie de son appropriation du revenu social.

Mais le fait qu'il ait été débordé sur sa droite, dans le sens de la restauration bourgeoise, par Eltsine et bien d'autres, laisse penser à l'évidence que Gorbatchev n'avait pas souhaité ce qui arrive maintenant. Si même il l'avait prévu, il avait au moins cru pouvoir l'éviter. En particulier l'éclatement de l'Union Soviétique, et la disparition du pouvoir central, c'est-à-dire de son propre pouvoir. On le voit mal s'ingéniant seulement à démontrer à la bureaucratie qu'on pouvait rétablir le capitalisme sans risque d'intervention de la classe ouvrière.

On peut d'ailleurs penser, et pour les mêmes raisons, qu'il n'était pas un partisan du retour réel au capitalisme (d'ailleurs il tient à s'affirmer encore aujourd'hui "socialiste" et il est un des seuls) et qu'il ne comptait que donner, sans détruire l'économie planifiée, satisfaction partielle à certaines catégories de la bureaucratie voulant s'embourgeoiser et s'enrichir.

Peut-être comptait-il réussir, par l'introduction partielle du marché, à compenser certaines tares bureaucratiques dont la planification souffrait. Tares et blocages bureaucratiques qui d'ailleurs s'aggravaient cycliquement dans le passé. Quelques réformes faisaient alors sauter provisoirement les verrous et permettaient un nouveau développement jusqu'à ce que les pesanteurs administratives entravent de nouveau, sur de nouvelles règles, l'économie planifiée.

Gorbatchev a perdu le pouvoir parce qu'il ne voulait pas, on le lui a assez reproché, aller trop vite dans la voie du capitalisme, c'est-à-dire, probablement, pas trop loin.

Aujourd'hui il est débordé et dépossédé en grande partie du pouvoir par ceux qui, comme Eltsine, représentent une politique un peu plus "bourgeoise". Mais peut-être ces derniers, devant les réalités du pouvoir, s'ils le gardent, ne se révéleront pas plus capitalistes que Brejnev n'était socialiste.

La prudence que nous observions il y a deux ans vis-à-vis de Gorbatchev et de ses options politiques s'est révélée tout à fait justifiée, jusqu'ici, par les faits.

La désorganisation du pouvoir central représente une défaite au moins provisoire pour Gorbatchev et la politique qu'il représentait.

Cet éclatement en appareils politiques et en bureaucraties rivales, s'appuie dans certains cas sur les sentiments de nationalités plus ou moins réellement opprimées par le régime stalinien et les différentes dictatures qui l'ont suivi.

Mais d'autres républiques, et en particulier la Russie, ne se séparent pas pour de telles raisons car le séparatisme de leurs dirigeants a représenté un simple moyen de se maintenir ou d'accéder au pouvoir, ou de se tailler, contre le pouvoir central, une chasse gardée politique, administrative, indépendante des aléas des décisions du gouvernement central, c'est-à-dire en fait d'obtenir l'indépendance pour la clique dirigeante.

Il est présomptueux de prévoir l'évolution à venir de ce phénomène, soit qu'il aille vers un relâchement de plus en plus grand des liens entre les ex-constituants de l'Union Soviétique, où chaque clique n'est guidée que par ses intérêts personnels, immédiats et à court terme, et où l'ensemble politique et économique précédemment constitué par l'Union Soviétique se verrait remplacé par une union lâche ne fixant aucun engagement majeur à ses membres, soit même vers de simples accords bipartites donnant-donnant, d'une république à une autre.

Dans ce cas, certaines seront mieux placées que d'autres, mais toutes risquent de régresser dramatiquement sur le plan économique et social, ce qui n'est pas forcé d'émouvoir ceux qui espèrent profiter de cette nouvelle situation.

Dans ce contexte, un parti révolutionnaire prolétarien ne pourrait pas ignorer la composante nationale là où le problème existe. Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, quels que soient les dirigeants qu'ils se choisissent et y compris le droit à la sécession, reste une composante majeure du programme des révolutionnaires, surtout de ceux qui appartiennent à une nation qui en opprime une autre.

Cela dit, dans chaque pays où le problème se pose, les révolutionnaires ne peuvent que dénoncer tous ceux qui, sous prétexte d'une oppression nationale, réelle ou pas, tournent le dos à la lutte de classe, et préparer les travailleurs à s'en défier et à lutter indépendamment. Lorsqu'il y a oppression nationale, le parti du prolétariat, quelle que soit son influence ou son peu d'influence, doit avoir en tête de ses revendications ces problèmes qui touchent profondément la population. Mais en aucun cas il ne doit cautionner les partis bourgeois et réactionnaires et encore moins s'aligner sur eux.

De fait, aujourd'hui, l'absence de parti révolutionnaire prolétarien conduit à des situations où, de toute façon, il est bien tard et où ce drapeau, sous des formes nationalistes, passéistes, est déjà entre les mains des forces réactionnaires.Mais de toute façon, la lutte d'un parti prolétarien ne peut, et n'a jamais pu, se placer sur ce seul terrain.

L'avenir ne peut se concevoir avec le maintien de frontières qui sont autant de prisons pour les peuples. La seule association de peuples réellement libres ne peut être qu'une association de républiques socialistes soviétiques, que ce soit en URSS, en Europe ou dans le reste du monde. C'est cela, le fond de notre programme que nous ne devons en aucun cas cacher ou remettre à une étape ultérieure.

Le régime actuel se dit démocratique car il organise des élections, permet la pluralité des partis et tolère la liberté d'expression.

De fait, cette démocratie de façade a été elle aussi le fruit d'une évolution.

L'expression a été limitée, et l'est encore, à ceux qui ont accès aux médias et, au départ, le pluralisme a été contrôlé au moins au niveau des candidatures dans les élections. Mais la lutte entre cliques politiques rivales, représentant ou pas des intérêts sociaux différents, et les luttes qui ont utilisé le canal nationaliste pour conquérir une base plus populaire, ont fait éclater une partie des limites du début.

Le démocratisme des dirigeants politiques actuels supporte relativement bien l'expression des courants politiques réactionnaires, qu'ils soient bourgeois, monarchistes ou cléricaux, et même en joue, mais il supporterait moins bien une expression politique indépendante du prolétariat. On pourrait parier sans risques que les lois qui viennent de dissoudre le PCUS serviraient utilement à empêcher l'expression d'organisations révolutionnaires prolétariennes, et surtout leurs succès politiques, si succès il y avait.

Les limites de la démocratie de Eltsine et consorts viennent d'avoir l'occasion de s'exprimer avec la déclaration d'indépendance de la République Tchétchéno-ingouche et où la réaction de Eltsine a été exactement la même que celle de Gorbatchev vis-à-vis des pays baltes : d'abord envoyer des troupes du KGB, puis les retirer piteusement ensuite, pour, peut-être, discuter après. Eltsine n'apprécie pas du tout que de plus petits que lui jouent la mélodie qu'il a jouée à d'autres, même si ces plus petits subissent réellement, eux, une oppression nationale de la part des Grands-Russes.

C'est pourquoi une organisation prolétarienne en Union Soviétique, si elle peut se battre pour la défense des libertés démocratiques, ne peut le faire ni sous une forme générale car elle doit dénoncer le caractère unilatéral de cette démocratie où ce sont seuls les courants réactionnaires, même ridiculement faibles, qui s'expriment (et même si ce sont les seuls qui veulent s'exprimer) et, d'autre part, ne devrait rien faire ou dire qui puisse mettre le prolétariat à la remorque des Gorbatchev ou des rénovateurs, des réformateurs, des Eltsine grands et petits de toute obédience.

En URSS, un parti révolutionnaire se battrait pour la démocratie, mais la démocratie soviétique, c'est-à-dire de classe. Il se battrait pour une libre association des différents peuples, et pas seulement des différentes républiques de l'ex-Union Soviétique. Il se battrait pour arracher le pouvoir à tous ceux qui le possèdent actuellement.

Cela dit, il faut bien se rendre compte que ce sont là des déclarations d'intention, et que la situation du prolétariat n'en est pas là. Le prolétariat soviétique n'est pas pour le moment en situation de donner naissance à un tel parti, d'autant que du côté des intellectuels personne ne semble apte à contribuer à en jeter les bases.

Sur le plan social, malgré toutes les proclamations, les déclarations, les discours ou les plans, les dirigeants de l'Union soviétique et des différentes républiques n'ont pour le moment pas réussi à réintroduire le capitalisme. Ils ne l'ont réintroduit que très partiellement malgré les modifications de la législation. Même les sociétés dites "privées" sont en fait, pour la plupart, des sociétés à capitaux d'État dont les actionnaires sont, comme on dirait ici, "institutionnels". Quant aux coopératives, bien que leur nombre aille croissant, elles vivent dans les rouages de l'économie d'État, qu'elles parasitent et concourent à paralyser, mais dont la suppression entraînerait probablement aussi la leur.

Cela ne veut pas dire que le capitalisme ne soit pas en voie d'être réintroduit. Cela veut dire que cela ne se fait pas sans difficultés et ne se fera pas du jour au lendemain. Le processus va peut-être s'accélérer, mais pas forcément, et nous ne pouvons guère faire de pronostic ni sur la profondeur du processus ni sur ses délais. Tout ce que nous pouvons dire, avec tous les commentateurs, c'est que cela n'ira pas sans problèmes économiques, sans crises et peut-être sans troubles sociaux.

A l'heure actuelle, la classe ouvrière ne réagit pas mais cela ne préjuge pas de l'avenir où elle-même comme d'autres catégories de la population pourraient réagir face à ces crises.

Que ces réactions freinent le processus du retour au capitalisme, en prolongent la durée ou le stoppent, ce sont des possibilités que nous pouvons envisager, mais non prédire. Qu'elles aboutissent à une nouvelle révolution prolétarienne, c'est évidemment souhaitable, mais vu l'état actuel des choses il ne serait pas sérieux d'y compter à court ou moyen terme.

Une organisation prolétarienne révolutionnaire, en URSS, devrait avoir à son programme la lutte contre les privatisations et contre la réintroduction du capitalisme. Elle devrait se servir du prix que la situation actuelle fait payer aux masses, pour les mobiliser sur ce terrain.

De même, elle devrait défendre la planification, idéologiquement d'abord, et matériellement si elle le peut. C'est l'un des rares moyens de s'opposer à l'heure actuelle, auprès des masses, à l'éclatement de l'URSS, en montrant qu'il y a des intérêts communs aux peuples de l'ex-Union, qu'il faut préserver. Seul le prolétariat peut à la fois défendre la liberté et la pluralité, et la fédération la plus vaste, bénéficiant d'une planification commune.

Là encore, dans l'état actuel des choses, il ne s'agit que d'une pétition de principe, car le prolétariat soviétique ne semble pas intervenir plus sur ce terrain que sur les autres. Cependant une organisation révolutionnaire ne pourrait, sans démissionner face aux réalités et aux objectifs révolutionnaires, se passer de ce programme.

Dans ce domaine comme dans tous les autres domaines politiques ou sociaux, un parti révolutionnaire prolétarien choisirait ses propres options, qu'il proposerait à la classe ouvrière ainsi éventuellement qu'aux autres classes populaires de la société soviétique.

S'il avait une crédibilité suffisante, même localement, il pourrait être amené à conclure des alliances ou à proposer des accords de front unique avec tel ou tel groupe politique se battant sur l'un ou l'autre de ces terrains, même si ce ou ces groupes représentaient des catégories sociales petites-bourgeoises, bourgeoises ou bureaucratiques.

La règle principale, comme toujours et comme partout, serait seulement qu'en faisant cela l'organisation révolutionnaire ni ne cautionne politiquement ces fractions, ni ne mette le prolétariat à leur remorque, même en fait. Même si l'organisation prolétarienne conclut, formellement ou pas, des accords sur des objectifs partiels, elle devrait dénoncer vis-à-vis des masses le caractère ou bourgeois ou bureaucratique et de toutes façons réactionnaire des hommes, des fractions ou des organisations avec lesquels elle passerait de tels accords. Il faut proposer au prolétariat de se battre avec ses propres moyens, en renforçant ses moyens et s'il s'agit de combattre momentanément un adversaire commun, il ne s'agit en aucun cas de dire, même implicitement, au prolétariat qu'il faut, par exemple, soutenir Eltsine ou un autre dans une lutte pour la démocratie, ou bien telle ou telle fraction de la bureaucratie combattant éventuellement contre l'éclatement de l'Union. Il s'agit de faire en sorte que le prolétariat combatte effectivement, avec sa propre organisation, pour de tels objectifs, s'il en a les moyens, d'accepter éventuellement des alliances, implicites ou explicites, mais de toujours dire que ses alliés du moment seront forcément ses adversaires du lendemain.

La question peut se poser à l'échelle de l'URSS ou elle peut se poser localement, car l'URSS est grande et des phénomènes bien différents, voire contradictoires, peuvent s'y produire. Une organisation prolétarienne pourrait passer ici des accords avec certains, et ailleurs avec leurs adversaires, en fonction des rapports de force, des circonstances, de la conscience des masses localement ou de l'acuité relative de tel ou tel problème qui pourrait se poser. Que ce soit le nationalisme, la privatisation de telle ou telle grande entreprise locale ou des atteintes aux libertés dans tel ou tel endroit.

Il ne s'agit là bien sûr que d'un rappel des règles élémentaires du front unique, dont l'application serait, en URSS, une vue de l'esprit, car d'organisation prolétarienne, et a fortiori influente, il n'y en a pas.

L'économie planifiée, malgré l'étatisation de la majeure partie des entreprises - car la privatisation reste encore partielle, marginale, projetée mais non-réalisée pour différentes raisons - est en recul mais essentiellement à cause de l'éclatement politique de l'Union qui entraîne une désorganisation économique bien plus grande que celle qui est entraînée par les quelques percées du capitalisme dans l'économie soviétique.

On pourrait dire que la planification n'existe plus étant donné l'indépendance des républiques, mais ce n'est qu'une formule pour le moment, seulement en partie vraie. Cela risque de s'aggraver à l'avenir mais là encore, nous en sommes réduits à des hypothèses a priori que nous n'avons pas les moyens de vérifier.

Il faut cependant noter que cette désorganisation de l'économie planifiée n'est pas absolument nouvelle car c'est un processus qui avait commencé déjà il y a plus de 30 ans sous Khrouchtchev, avec des périodes d'accélération et des périodes de retour en arrière, et qui s'est continué insidieusement sous Brejnev. Cela plus pour des raisons politiques, c'est-à-dire les intérêts des fiefs locaux représentés par certains bureaucrates, que pour des raisons économiques.

Dans les dernières années du règne de Brejnev, le phénomène s'est aggravé, conduisant à la situation actuelle. Mais c'est essentiellement pour des raisons de concurrence entre les bureaucraties et les cliques des différentes républiques ou régions que Brejnev avait renoncé à casser, que l'économie planifiée se voit de plus en plus désorganisée, et non pour des raisons strictement économiques de concurrence entre l'économie planifiée et l'économie capitaliste mondiale.

Le processus de retour au capitalisme, la contre-révolution sociale, est maintenant très engagé, mais on ne peut pas dire qu'il soit achevé. C'est pourquoi nous ne devons pas nous hâter de renoncer à notre caractérisation de l'Union Soviétique.

La notion d'État ouvrier dégénéré a été un concept indispensable pour s'orienter dans les événements et savoir ce que le prolétariat et les partis qui aspirent à le représenter devaient défendre ou pas dans chaque circonstance. C'est pourquoi nous caractérisons toujours l'URSS de la même façon, comme un État ouvrier dégénéré. Si nous devions nous tromper, il vaut mieux - et c'est la prudence qui nous a toujours inspirés depuis que nous existons - nous tromper en la considérant toujours comme telle un peu tardivement, plutôt que d'abandonner prématurément cette caractérisation. D'autant que si les changements deviennent de plus en plus apparents, la date précise du début réel de ces changements serait difficile à fixer (mort de Staline ? ou mort de Brejnev ? ou perestroïka ?).

Il est évident que si l'URSS éclatait en ses différents constituants, on ne pourrait pas considérer chaque République et micro-république comme un État ouvrier dégénéré, à part peut-être la principale d'entre elles, la Fédération russe, qui pourrait le rester peut-être un certain temps contrairement aux autres trop faibles à tous les points de vue pour le rester. Mais si les dirigeants des différentes républiques reconstituaient d'une façon ou d'une autre l'Union Soviétique - ce qui semble malgré tout peu probable - cela nous rendrait encore plus prudents pour abandonner la caractérisation qui était jusqu'ici la nôtre.Nous sommes la seule organisation qui ait à la fois jusqu'ici considéré l'URSS comme un État ouvrier dégénéré et qui se soit refusée à voir dans les États du glacis, dans la Chine, dans Cuba, d'autres États ouvriers, soit dégénérés, soit déformés.

Nous l'avons fait parce que si nous avions, en suivant Trotsky, vu dans l'URSS et son économie un progrès dû à la révolution de 1917 et permis par elle, c'est-à-dire dû à l'existence de l'État ouvrier révolutionnaire des premières années du régime, nous n'avons pas considéré que les transformations sociales survenues à la fin de la deuxième guerre mondiale et par la suite dans certains pays étaient dues au même processus révolutionnaire. Elles n'avaient donc aucun caractère progressif au sens socialiste du terme même si l'économie de ces pays était entièrement nationalisée (cela ne veut pas dire que nous ne considérons cependant pas les "nationalisations" comme un progrès, c'est la société que nous ne considérons pas comme ayant franchi pour autant un pas vers le socialisme, contrairement à l'URSS).

De tout temps pour nous, étatisation et économie planifiée n'ont eu de caractère progressif qu'en URSS, c'est-à-dire qu'elles n'avaient pas de caractère progressif (au sens d'un pas vers le socialisme), en elles-mêmes n'importe où, en n'importe quelles circonstances.

En URSS, elles n'avaient ce caractère qu'en tant que réalisations de la révolution prolétarienne. Ce n'est pas le cas des autres pays où certains ont voulu voir d'autres États ouvriers et qui n'ont réalisé ce type de transformations économiques que soit sous la pression des voisins plus forts (l'URSS), soit parce que leur économie était si faible qu'ils ne pouvaient tenter un redressement industriel que sous cette forme mais sans être capables d'en faire la base d'un réel progrès.

C'est pourquoi, en URSS, l'étatisation et l'économie planifiée, qui ont représenté pour Trotsky des conquêtes considérables de la Révolution d'Octobre, comme elles l'ont été pour nous, tant qu'elles sont conservées et maintenues, représentaient en URSS, et pour l'URSS seule, la continuité de l'État ouvrier apparu en octobre 1917.

Non seulement nous ne remettons pas en question l'analyse que Trotsky fit de l'URSS, mais nous ne remettons pas en cause cette caractérisation que nous avons continué à donner à l'URSS depuis 1940, malgré toutes les transformations internes qu'elle a connues, tous les renoncements et toutes les trahisons que ses dirigeants ont commis, malgré leur abandon de tout vocabulaire socialiste et communiste (à part ces mots là eux-mêmes).

Peut-être avons-nous eu tort et peut-être, plus tard, si l'URSS redevient intégralement un pays capitaliste, serons-nous amenés à nous demander à quelle date le changement s'est réellement produit. En tout cas, pour nous, le moment n'est pas venu de le faire. Pour des raisons objectives d'abord, parce que l'URSS n'est pas redevenue entièrement capitaliste, même si elle en a pris le chemin. Ensuite parce que nous devons avoir comme priorité la lutte contre tous les "révisionnismes".

Mais pas plus que nous ne remettrons en question l'analyse de Trotsky de 1927 à 1940 (seulement peut-être la nôtre après 1940), nous ne remettrons en cause, comme nos camarades de la LCR semblent prêts à le faire, la politique du parti bolchevique de 1917 (ou avant) à 1923. Nous ne pensons pas que la dégénérescence de l'URSS ait été due aux conceptions du parti qu'avait Lénine, ou à de quelconques conceptions sur les rapports entre parti et masses par la suite. Nous pensons que la dégénérescence de la révolution russe est due à son isolement dans ses dix premières années d'existence ; et que cet isolement est dû principalement à des conditions objectives, mais que si l'on doit rechercher des causes subjectives, il faut les chercher dans l'incapacité de nombre de dirigeants des partis ouvriers sociaux-démocrates d'avant 1914 à construire des partis de type léniniste, c'est-à-dire des partis disciplinés et armés pour la prise du pouvoir.

En effet, quelle qu'ait été la spontanéité des masses en février 1917, cette spontanéité n'aurait pas trouvé les voies de la révolution prolétarienne sans les dizaines de milliers de militants bolcheviques armés, formés, qui ont "de façon moléculaire" donné un sens à cette spontanéité et, plus tard, par discipline de parti consciente et librement consentie, soutenu Lénine. Dans la social-démocratie de France et d'Allemagne, il y avait des dizaines voire des centaines de milliers de militants qui auraient pu être formés comme des militants bolcheviques. S'ils l'avaient été, ils auraient peut-être pu donner aux crises révolutionnaires qui ont secoué l'Allemagne et l'armée française à la fin de la guerre, un tout autre cours. Bien sûr il s'agit là aussi de politique-fiction et c'est un exercice auquel nous ne tenons pas à nous livrer. C'est seulement notre réponse à ceux qui voudraient réécrire l'histoire en fonction des idées, des actes et des gestes des dirigeants du parti bolchevique.

Quel que soit l'avenir de l'URSS, nous ne pensons pas que le phénomène ait été globalement négatif et nous ne sommes pas de ceux qui nous réjouirons sans réserve de sa disparition, de même que de la disparition des partis communistes.

Certes le stalinisme soviétique, comme celui de la Troisième Internationale, a joué un rôle majeur dans l'échec ou dans la non-transformation d'un certain nombre de processus révolutionnaires de 1924 à disons 1950. S'il avait disparu dans cette période, peut-être cela eût-il été bénéfique, à condition que cela n'ait pas entraîné, en même temps, la disparition de l'Union soviétique et de toute la Troisième Internationale, au profit de l'impérialisme et de la social-démocratie.

Or aujourd'hui, c'est ce qui se produit. La disparition de l'URSS et des partis communistes, vécue par l'immense majorité des prolétaires dans le monde et des peuples des pays sous-développés comme celle du communisme et du socialisme, n'est pas comme certains le croient la disparition d'un obstacle. Ultime cadeau empoisonné, la disparition du stalinisme entraîne un discrédit des idées communistes, socialistes, et même de toute idée qu'une société nouvelle et meilleure pourrait remplacer le capitalisme et lui succéder.

C'est vrai dans les pays industrialisés, c'est sans doute aussi vrai dans les pays sous-développés.

Pour prendre le cas de la France, il est vrai que les militants du PCF ont été recrutés et formés en tant que réformistes ; que de ce point de vue-là il n'y a aucune différence avec la social-démocratie.

Ce n'est qu'en partie vrai, parce que tant que les militants, les sympathisants et les électeurs du PCF voyaient dans l'URSS une forme d'économie différente du capitalisme, supérieure par bien des côtés, eh bien, d'une certaine façon ils étaient révolutionnaires. Bien sûr, ici en France comme dans tous les pays industrialisés, surtout depuis les années soixante, l'URSS n'apparaissait pas spécialement attractive pour les travailleurs. Ils savaient plus ou moins qu'en URSS ils vivraient moins bien qu'ici, et qu'en plus la liberté politique n'existait pas. Mais tout de même, l'économie de l'URSS faisait la preuve, par nombre de réalisations, qu'un autre système que le marché capitaliste, son aveuglement, son égoïsme et ses crises, pouvait exister. Dans les pays sous-développés, l'attraction était plus forte car le système économique de l'URSS semblait offrir le moyen d'échapper à l'exploitation de l'impérialisme, à l'exploitation d'une bourgeoisie locale uniquement intéressée à la simple commercialisation des ressources en matières premières. Et quant à la dictature, celle de l'URSS pouvait leur apparaître comme un régime idyllique à côté des régimes auxquels ils avaient affaire.

Alors, peut-être que dans l'avenir la disparition du stalinisme et des partis qui le représentent sera un obstacle de moins pour la construction de partis révolutionnaires. Rien n'est moins sûr, car les obstacles ne résident pas que là, et pour le moment c'est seulement l'aspect négatif de ce phénomène que nous aurons à surmonter.

Pour toutes ces raisons nous n'avons aucune envie d'élaborer en commun un nouveau programme révolutionnaire avec des militants, soit qui ne se sont jamais placés sur le terrain du marxisme révolutionnaire, soit qui n'ont jamais considéré l'URSS comme un État ouvrier, soit qui ont une conception extensive de la notion d'État ouvrier.

Nous n'avons rien à discuter avec eux et rien à apprendre d'eux.

Nous sommes convaincus que la disparition de l'URSS, voire son évolution vers le capitalisme, ne remettront pas en cause le programme révolutionnaire prolétarien ni, surtout, à l'échelle internationale et dans tous les pays qu'ils soient de forme démocratique ou ouvertement dictatoriaux, la nécessité d'un parti tel que celui que concevaient Lénine de 1905 à 1917 et Trotsky dans les années 1930 à 1940.

Un tel parti, c'est un parti de professionnels, de militants engagés, décidés à se battre pour la révolution sociale, c'est-à-dire la dictature du prolétariat.

$$s11 novembre 1991