En cette année 1991, les États-Unis ont apparemment consolidé leur hégémonie sur le monde. L'occasion de le faire, et surtout de le montrer, leur en a été donnée par la guerre du Golfe. L'impérialisme américain, fort d'une écrasante supériorité militaire, a pu châtier l'Irak, coupable d'avoir, sans sa permission, remis en cause les frontières dessinées au Moyen-Orient par les puissances colonialistes du début du siècle. Pratiquement sans perte de son côté, il a écrasé l'Irak sous les bombes, fait des dizaines de milliers de victimes tant civiles que militaires, causé à ce pays des dommages incalculables, et l'a forcé à réintégrer les limites territoriales qui lui avaient été assignées.
Pour ce faire il a obtenu l'appui, plus ou moins volontaire, non seulement de sa propre population mais du monde entier. Les quelques États qui ne se sont pas alignés complètement en ont été réduits à quelques gestes de protestation sans portée, comme Cuba, ou à garder une neutralité prudente, comme l'Iran. Une trentaine d'États, dont de nombreux États arabes, lui ont envoyé des troupes. Les autres puissances impérialistes, comme la France et la Grande-Bretagne, ont mis leurs soldats sous son commandement. Ou alors, quand elles avaient pu trouver un prétexte constitutionnel pour se défiler, comme le Japon ou l'Allemagne, ont dû tout de même consentir à financer une grande partie de l'expédition. Et l'URSS elle-même a apporté son soutien politique sans réserves, en particulier par ses votes à l'ONU, à une opération punitive contre un État qui était son allié depuis quinze ou vingt ans.
Ce n'était-là, en fait, que le dernier épisode dans les relations entre l'URSS et les États-Unis depuis que Gorbatchev est arrivé au pouvoir. Les deux super-grands sont passés de la guerre froide à la "détente", puis au "rapprochement", pour finir dans une franche collaboration. Mais aujourd'hui cette collaboration est celle d'un subordonné, l'URSS, avec son supérieur, les États-Unis.
Cette évolution s'est faite, en effet, parallèlement à l'affaiblissement progressif de l'URSS, tant économique, avec une crise qui a réduit la production et les échanges, que politique, avec un "centre" de plus en plus sans pouvoir sur les différentes républiques qui, souveraines puis indépendantes, ont pris leurs distances d'avec lui. Avant même que cet affaiblissement soit évident, l'URSS a renoncé aux positions que ses militaires tenaient comme à ses alliances en Europe, en Afrique, en Asie ou même en Amérique, pour rechercher la coopération avec les USA.
Ce sont ces nouveaux rapports entre l'URSS et les États-Unis qui ont permis à ces derniers de régler les uns après les autres, au mieux de leurs intérêts, les différents conflits locaux qui, de l'Afghanistan au Nicaragua en passant par le Sud de l'Afrique, étaient prétexte à autant de points d'affrontement indirects entre les deux grands. Depuis trois ou quatre ans différents foyers de tension ont été, momentanément en tout cas, éteints, comme au Nicaragua ou en Angola. D'autres ont été circonscrits, soit mis sur la voie d'un règlement, même si celui-ci doit demander du temps, comme en Afrique du Sud, soit réduits aux dimensions d'un conflit local un peu oublié, comme en Afghanistan. Partout les pressions politiques exercées par Moscou ont été accompagnées de la suppression de son aide, en argent, armes ou conseillers militaires. Et cela fut généralement efficace pour amener le camp appuyé par l'URSS à céder devant celui qu'appuyaient les États-Unis.
Ainsi, cette année, en Ethiopie, le régime de Mengistu, abandonné par ses conseillers russes, s'est écroulé. Il a laissé la place à différentes factions, loin d'être en paix les unes avec les autres, mais toutes d'accord pour regarder vers l'Occident ou ses protégés arabes, qui les ont armées dans le passé. De même en Angola, le retrait des soldats cubains, quelques mois auparavant, a amené un cessez-le-feu et un nouveau partage du pouvoir entre le gouvernement "marxiste" de Dos Santos et Savimbi, l'homme des Américains et des Sud-Africains.
Tout dernièrement l'accord entre les protégés de la Chine, des États-Unis et de l'URSS pour former un gouvernement de coalition au Cambodge a été possible, après des années de pourparlers, sur la base de l'évacuation préalable des troupes vietnamiennes. Quant à la conférence dite de "la paix" sur le Moyen-Orient, début éventuel de négociations entre Israéliens et États arabes, elle s'est ouverte sur une concession des Palestiniens, les seuls réellement en lutte avec l'État hébreu, acceptant de s'effacer en tant que tels. A chaque fois, dans chaque cas, c'est le camp précédemment soutenu par l'URSS qui a fait les pas et les concessions envers l'autre.
Cela ne veut pas dire que ces différents conflits n'avaient pas de cause propre et n'auraient pas éclaté indépendamment de la rivalité entre les deux blocs. Cela signifie que la rivalité entre les deux blocs a parfois entretenu ces conflits ou les a artificiellement maintenus en donnant à l'un des deux camps les moyens d'une existence qu'il n'aurait pas eue sans un soutien extérieur, cas par exemple des "Contras" du Nicaragua.
Dans l'ensemble, le fait que le retrait du soutien soviétique se soit traduit par des règlements donnant la primauté aux alliés des USA ne signifie cependant pas que c'est toujours le camp des alliés soviétiques qui menait une existence artificielle.
Bien souvent c'est au contraire le camp que soutenait l'URSS qui avait les bases les plus populaires, mais celui qui était soutenu par les USA bénéficiait, lui, du soutien extérieur majeur.
L'équilibre a simplement été déplacé lorsque l'aide soviétique, toujours d'ailleurs très faible, a disparu.
C'est tout un symbole que Bush ait lancé le slogan du "nouvel ordre mondial" au moment où il organisait l'intervention militaire contre l'Irak. Cet ordre serait celui de la paix, du respect des frontières et du rétablissement de la démocratie, selon le président des États-Unis. Il faut entendre la paix par la reddition des adversaires de l'impérialisme américain, le respect des frontières telles qu'elles ont été établies ou confirmées par lui et la démocratie comme le régime qui assure le pouvoir à ses vassaux.
Certes, pour tenter sans doute de donner quelque substance à cet "ordre international", les États-Unis ont tenu, pour intervenir en Irak, à la bénédiction et au feu vert de l'ONU. D'une manière générale d'ailleurs c'est par le truchement des instances internationales, Conseil de sécurité de l'ONU, G7, le sommet des sept pays les plus industrialisés, ou FMI qu'ils font connaître et appliquer leurs volontés. Mais si la suprématie des États-Unis peut ainsi se déguiser, d'ailleurs à peine il faut bien le dire, sous les couleurs des organisations dites internationales, c'est simplement parce que les autres grandes puissances sont à leur botte. Pas seulement l'URSS, dont le président en titre donnait il y a quelques mois le spectacle indécent de quémander une invitation à la table du G7 et de se réjouir bruyamment parce qu'il avait été admis à y prendre un café. C'est aussi vrai des autres puissances impérialistes elles-mêmes, dont la France évidemment, malgré les faux airs d'indépendance de Mitterrand.
Dans ce cadre les États-Unis sont toujours disposés à laisser les puissances secondaires, parfois très secondaires, conserver leur zone d'influence particulière, à charge d'y faire régner l'ordre. Ainsi la France, traînant éventuellement dans son sillage la Belgique, garde la prérogative de l'intervention dans une partie de l'Afrique. Les envois de parachutistes au Zaïre, comme auparavant au Rwanda, ou un peu avant encore au Gabon et aux Comores, complètent les interventions politiques pour replâtrer des régimes dictatoriaux usés ou tenter de leur faire passer la main en douceur, depuis Madagascar jusqu'à la Côte d'Ivoire. De la même façon les États-Unis ont pu laisser à la Syrie, après son spectaculaire retournement d'alliances à l'occasion de la guerre du Golfe, le droit d'imposer sa règle au Liban et d'y rétablir l'ordre dans ce pays en liquidant la rébellion du général Aoun.
Paradoxalement cependant, l'abaissement de l'URSS, qui a renforcé la prépondérance des États-Unis, n'a pas que des bons côtés pour eux. En particulier quand il atteint des proportions telles qu'il ôte à Moscou, du moins momentanément, la possibilité de jouer le rôle de gardien de l'ordre dans la zone qui lui était réservée jusque là. Or c'est dans cette zone, et même à l'intérieur de l'URSS elle-même que les risques de désordres, de troubles et même de véritable guerre entre des peuples plus ou moins en concurrence sur le même territoire, apparaissent les plus grands en ce moment. De même c'est dans l'ancienne Asie soviétique, et pas seulement dans le Maghreb, que semble exister la menace de l'installation de régimes intégristes musulmans, une chose que redoutent les États-Unis, depuis l'expérience, un peu amère pour eux, de l'Iran de Khomeiny.
Cela explique que, malgré l'affaiblissement constant au fil des mois de ce qu'il est convenu d'appeler le "centre", c'est-à-dire en clair le gouvernement de Gorbatchev, la politique des États-Unis a été de continuer à l'appuyer et miser sur lui. Ainsi ils ont, aussi longtemps qu'il a été possible, retardé la reconnaissance des États baltes, ne l'acceptant finalement qu'après le putsch manqué du mois d'août, quand le "centre" lui-même l'a accepté. Ainsi ils continuent même aujourd'hui, alors que Gorbatchev paraît avoir perdu tout pouvoir réel, à lui donner une place d'honneur dans les relations internationales. Lui laisser, par exemple, la co-présidence de la conférence de Madrid avait évidement pour but de démontrer aux Arabes qui ne l'auraient pas compris qu'ils ne devaient plus compter sur l'URSS. Mais c'était aussi un geste pour aider le "centre" à survivre politiquement. D'un autre côté, ce désir de voir maintenue l'Union, sous une forme ou une autre, explique peut-être qu'aux premières heures du putsch manqué du mois d'août, Mitterrand et même Bush aient hésité, le temps de se demander si la junte était viable ou pas et apte à rétablir un vrai gouvernement central.
Car le règlement d'un certain nombre de conflits et l'apaisement d'autant de foyers de tensions ne signifient pas que d'autres ne vont pas éclater ailleurs, sinon les mêmes recommencer.
Certes, du fait de l'affaiblissement de l'URSS, ces conflits, civils ou entre États, ne contiennent plus en germe quasi-automatiquement, comme c'était le cas auparavant, la menace d'un affrontement entre les deux super-puissances qui se partageaient le monde. En revanche, ici ou là, des partis, des régimes, des États peuvent se sentir plus libres de tenter leur chance et de régler leur compte à leurs adversaires locaux. Car les deux super-puissances ont moins de raisons de venir immédiatement mettre leur nez dans ces conflits locaux, l'URSS parce qu'elle n'en a plus les moyens, les États-Unis parce qu'ils peuvent s'en désintéresser, assurés que de toute manière l'URSS ne peut en profiter pour prendre de nouvelles positions. C'est en partie pour intimer à tous ces éventuels trublions locaux l'ordre de se tenir tranquilles que Bush a engagé la guerre du Golfe.
Rien ne nous indique que cela suffira. Au contraire, la fin de la guerre froide entre les deux grands pourrait bien être pour certaines petites bourgeoisies régionales, d'autant plus irresponsables qu'elles sont plus faibles, un feu vert pour se lancer plus librement dans leur guerre particulière. L'exemple en est des différentes bourgeoisies des pays qui formaient la Yougoslavie. A peine le Liban, après quinze ans de guerre civile, était-il enfin pacifié par les armes syriennes avec la bénédiction des États-Unis, que se crée un autre Liban, au cœur de l'Europe cette fois. Et, l'URSS hors du coup, les autres États de l'Europe de l'Est également, ceux de l'Europe de l'Ouest rien moins que désireux de mettre les pieds dans ce guêpier, il ne semble pas que les États-Unis trouvent facilement et vite une Syrie pour ce Liban-là.
L'exemple de la Yougoslavie nous montre aussi la fragilité du nouvel ordre mondial, si une telle situation devait se produire en URSS. Des affrontements nationalistes à l'échelle de l'URSS, des convulsions économiques ou politiques entre républiques ou à l'intérieur de la Fédération russe, pourraient dégénérer dans une situation anarchique catastrophique de luttes fratricides, de révoltes, d'insurrections, de chaos généralisé ou peut-être même au contraire, espérons-le, de crise révolutionnaire.
Le nouvel ordre mondial des USA ne résisterait pas à une telle situation, qu'ils craignent beaucoup. Les USA savent plus que quiconque que, hors du système économique antérieur, la situation économique de l'URSS sera désespérée et qu'elle est grosse, elle aussi, de conflits sociaux, dont la traduction pourrait être ethnique ou sociale. Le "nouvel ordre" est une formule de journalistes, mais il n'est ni nouveau, ni stable.
Ainsi la suprématie, apparemment sans conteste, de l'impérialisme américain, sur le monde, loin d'en résoudre définitivement les contradictions, en crée plutôt de nouvelles. Le "nouvel ordre international", contrairement à ce que certains idéologues de Washington ont proclamé, n'est pas la fin de l'histoire. C'est, tout au plus, le début d'une nouvelle phase de l'histoire de l'impérialisme. Et celle-ci ne connaîtra pas moins de contradictions et d'oppositions, et donc de conflits potentiels, que la précédente.
Car fondamentalement la société mondiale reste toujours divisée en classes et la lutte entre celles-ci continue, sourde ou ouverte, directe ou indirecte. Même si la disparition de l'URSS renforçait momentanément la bourgeoisie impérialiste, elle n'effacera nullement cette lutte des classes. La fin du stalinisme c'est aussi la disparition d'un frein qui lors de décennies décisives a entravé ou canalisé, dans un sens nationaliste par exemple, les luttes et les révoltes du prolétariat mondial.
Le triomphe des États-Unis, loin de mettre fin au pillage du tiers monde, l'accentue. La plupart des pays d'Amérique latine, d'Afrique, d'Asie voient leur situation empirer pour la plus grande partie de leur population, les masses des pauvres des villes et des campagnes, des paysans, des prolétaires.
Cette dernière décennie, la classe ouvrière des pays impérialistes a subi partout dans tous les pays industrialisés une exploitation qui s'est accrue : aggravation des conditions de vie et de travail, baisse générale des salaires réels, chômage persistant, avec des pointes ou des ralentissements, mais sans véritable répit même dans les périodes de reprise économique.
Enfin les oppositions persistent entre les États-Unis eux-mêmes et les puissances impérialistes secondaires qu'ils se sont subordonnées. Débarrassées de l'épouvantail de l'URSS, donc ressentant moins le besoin de la protection des États-Unis, elles ne peuvent que se sentir plus libres de jouer leur propre jeu et secouer la tutelle américaine. En particulier, sans doute, celles, Allemagne ou Japon, qui reviennent peu à peu sur les États-Unis dans la course à la puissance économique.
Les contradictions du monde impérialiste n'ont donc pas disparu avec l'affaiblissement ou la disparition de l'URSS. Ces contradictions préparent de nouvelles explosions, de nouveaux conflits, de nouvelles guerres. Car en dernière analyse, le "nouvel ordre mondial" de Bush, comme celui de ses prédécesseurs, n'est rien de plus que le maintien et l'accroissement de l'exploitation capitaliste et impérialiste de la planète.
Pour les communistes la tâche est de préparer le prolétariat à être capable d'intervenir dans tous ces futurs événements, explosions, bouleversements, en classe révolutionnaire, de viser à renverser la bourgeoisie, abattre l'impérialisme, prendre lui-même le pouvoir.
Et pour cela, pour faire pièce au "nouvel ordre mondial" mis en place par l'internationale du capital sous la direction de Bush, il faudra la force d'une véritable internationale prolétarienne. Elle se construira à travers les luttes et les épreuves qui attendent la classe ouvrière mondiale.
$$s11 novembre 1991