S'il était besoin d'un témoignage du chemin parcouru par la société soviétique et du sens des changements intervenus, ne serait-ce que depuis un an, il nous a été offert ce 7 novembre 1991. Supprimée toute célébration officielle de l'anniversaire de l'insurrection d'Octobre, la prise du pouvoir par la classe ouvrière sous la conduite des bolcheviks étant considérée ouvertement et publiquement par les autorités comme une calamité de l'histoire nationale. La veille, le gouvernement russe avait d'ailleurs définitivement dissous le Parti communiste, qui était suspendu depuis le putsch manqué du mois d'août. En revanche ce fut le jour choisi par les autorités de Leningrad pour redonner officiellement à la ville le nom de Saint-Pétersbourg, tandis que le grand-duc Vladimir, vague rejeton de la famille impériale et prétendant au trône des Romanov, était en visite dans l'ancienne capitale tsariste.
Quels changements, ne serait-ce que depuis le 7 novembre précédent, alors que déjà pourtant les critiques des plus hautes autorités contre le passé communiste, léniniste ou prolétarien du pays ne manquaient pas ! Mais il ne s'agit plus seulement de prendre des distances pas à pas, prudemment au début, plus hardiment ensuite, comme depuis le début de la perestroïka. Aujourd'hui il s'agit d'un complet reniement ouvert et affiché.
Certes ce ne sont là que des symboles. Le fait que les bureaucrates les avaient conservés n'en faisait nullement des communistes ni des représentants du prolétariat. Mais le fait qu'ils les jettent aux orties est, en revanche, la confirmation de ce qu'ils se veulent et sont devenus politiquement et socialement.
Le putsch manqué de l'été fut déjà une confirmation de la nature sociale de toute la classe dirigeante, de la bureaucratie, de l'État.
Les putschistes tenaient à se déclarer dès les premières heures en faveur du développement de la propriété privée. Les mois ou les années qu'ils venaient de passer au gouvernement, avec lequel ils avaient donc travaillé à la restauration bourgeoise, montraient que ce n'était pas seulement une déclaration de circonstance. Le programme du parti conservateur, tenant de l'ordre mais nullement de la propriété d'État, défenseur de l'Union mais pas de la planification, confortait une évidence. Il est vain de chercher ce que l'on n'a ni vu ni trouvé depuis le début de la contre-révolution sociale initiée par la perestroïka : il n'existe aucune fraction dans la bureaucratie, ni haute ni basse, qui serait opposée à la transformation bourgeoise et attachée à la société soviétique telle qu'elle fut jusqu'à Brejnev.
Bien plus, l'échec des putschistes a tenu entièrement au fait que l'appareil d'État, l'armée, la police, le KGB, ont pris position contre eux. Certes tous ces gens-là, avec quelque apparence de raison car ils devaient connaître le calibre de ceux qui étaient leurs supérieurs hiérarchiques, ont peut-être simplement jugé que la junte n'offrait aucune garantie de sérieux. Mais en prenant parti pour ses adversaires, dans le contexte du mois d'août, ils prenaient le risque d'accroître la désintégration de l'URSS. Et effectivement les tendances centrifuges ont pris encore plus de force, les républiques ont proclamé leur indépendance les unes après les autres, le traité de l'Union politique a été déchiré avant d'avoir été signé, et aujourd'hui, même une union économique des plus vagues a du mal à être mise en forme.
L'appareil d'État a donc choisi le risque de la désintégration plutôt que celui de voir la restauration bourgeoise ralentie (car avec la junte au pouvoir elle aurait été au mieux ralentie, certainement pas arrêtée). C'est bien dire de quelle classe sociale cet État défend maintenant les intérêts : la bourgeoisie, renaissante, encore faible, mais chaque jour renforcée dans ses propriétés et ses richesses grâce à la protection de cet État.
Pendant l'année écoulée l'évolution sociale entamée depuis trois ou quatre ans s'est poursuivie. La propriété privée s'est étendue, même si la législation est encore floue à son sujet (mais de moins en moins). Les "coopératives", euphémisme pour désigner les petites ou moyennes entreprises privées comme on sait, ont augmenté leur nombre et le nombre des salariés qu'elles emploient. Des grandes entreprises, fortes pour quelques-unes de dizaines de milliers de salariés, ont été privatisées. La presse soviétique elle-même donne le chiffre de 1 500 banques commerciales indépendantes, c'est-à-dire privées. Les millionnaires ne se comptent plus et ne se cachent plus. Bref, le développement des affaires s'est poursuivi et avec lui celui de la bourgeoisie.
La bourgeoisie nouvelle est issue de la petite bourgeoisie préexistante et de l'intelligentsia, y compris de celle qui formait la dissidence sous Brejnev. Mais elle est issue surtout des rangs des bureaucrates, les mieux placés évidemment dans la course pour s'approprier une part de la richesse sociale. Ainsi, bien des directeurs, sans plus tenir compte du plan, ont entrepris de gérer l'entreprise d'État comme ils le feraient si elle était une entreprise capitaliste, en attendant sans doute qu'elle le soit dans un avenir qu'ils espèrent proche. Sans oublier bien sûr, pour nombre d'entre eux, de se servir personnellement dès maintenant, en créant, légalement ou non, leur propre "coopérative" avec les fonds, le matériel et la main-d'œuvre de l'entreprise encore étatisée.
Fort des pouvoirs spéciaux qu'il s'est fait attribuer pour appliquer la réforme, Eltsine a autorisé, à partir du 10 novembre, toutes les entreprises à effectuer sans restrictions des opérations de commerce extérieur de même que tous les citoyens à acheter ou détenir sur un compte toute devise étrangère. Là encore il s'agit de légaliser la pratique déjà installée. Car il y a pas mal de mois que le monopole étatique du commerce extérieur, comme la planification, n'existe plus que sur le papier des textes de lois. Et même là, on ne sait plus trop. Mais la course des particuliers et surtout des entreprises aux précieuses devises, qui signifie en clair la ruée effrénée et sans contrôle pour nouer des relations commerciales avec le marché occidental, est un dernier coup à la planification. Avec pour résultat de pousser à l'enrichissement pour les heureux gagnants et à la hausse des prix pour la population.
A peine le capitalisme a-t-il commencé à se réintroduire en URSS qu'il a déjà généré une crise économique des plus graves. Dans les dernières années de Brejnev l'économie était certes en stagnation et ne progressait pas à un rythme supérieur à celui de l'économie des pays impérialistes. La perestroïka eut pour raison d'être officielle d'y remédier. Mais en 1990 c'est carrément un recul de la production de 2 à 4 % qui était enregistré. En cette fin d'année 1991 c'est d'une baisse de 10 à 20 % de la production dont on parle. Il aura suffi de quelques mois de développement de la propriété privée, doublé de l'écroulement de toute planification, pour précipiter le pays dans la crise.
Corollaire de cette crise, bien sûr, le chômage s'est accru. Il a sans doute toujours existé, mais il était insignifiant. Aujourd'hui les chômeurs seraient déjà des millions. Les statistiques soviétiques, encore moins fiables sur ce plan que sur d'autres, sont incapables de nous dire combien. Mais il faut croire que la menace était assez frappante pour qu'au premier juillet dernier l'État ait créé des bureaux de chômage. Il ne manque pas une touche au tableau de l'idéale société bourgeoise.
La libération de certains prix par le gouvernement conservateur dans les premiers mois de l'année 1991 a accéléré l'inflation. Elle atteindrait actuellement, paraît-il, 5 % par semaine. Mais l'un des principaux volets des projets de réforme d'Eltsine, ceux pour l'application desquels il vient de prendre lui-même la tête du gouvernement russe et se faire octroyer des pouvoirs spéciaux, envisage une nouvelle, et plus ample encore, libération des prix.
Eltsine lui-même fixait récemment à 55 % la proportion des pauvres dans la population russe. Il s'apprête donc à augmenter encore ce nombre. Car si la liberté, et donc la hausse des prix peut aider encore à l'augmentation des profits des affairistes, commerçants et bourgeois de tout poil, la masse de la population ne peut en attendre que de nouveaux coups. Les mêmes, mais redoublés, déjà reçus du gouvernement précédent. Ce qui n'a rien que de normal puisque, conservateurs ou gorbatchéviens ou eltsiniens, tous ces politiciens sont au service de la même classe.
Eltsine, qui a hérité en août de l'essentiel du pouvoir, en tout cas sur la Fédération de Russie, a donc à son tour lancé un plan de réformes. Il est d'ailleurs sans mystère. Comme ceux de Gorbatchev, Chataline ou Ryjkov, qui l'ont précédé, il comprend les inévitables volets : libération des prix, convertibilité du rouble, privatisation, celle des entreprises et celle des terres.
Sans doute échaudés par le sort des plans précédents, les économistes, y compris ceux de l'entourage d'Eltsine lui-même, le jugent déjà trop ambitieux, en particulier dans ses délais. C'est sans doute vrai.
Mais Eltsine lui-même ne doit pas se faire d'illusions. Ses projets ne sont pas destinés à être tenus à la lettre, ni dans les temps ni dans les détails. Il s'agit, exactement comme pour les auteurs des plans précédents, d'affirmer des intentions, une politique, des buts généraux. Les projets d'Eltsine ont valeur de programme politique, de déclaration de principe : l'affirmation de sa volonté de développer le capitalisme.
Ainsi la privatisation va certainement continuer à se faire à un rythme lent. Comme ce fut le cas depuis deux ou trois ans. Comme c'est le cas dans les pays de l'Europe de l'Est. Comme ce fut même le cas dans certains vieux pays capitalistes, quand il leur est arrivé de reprivatiser une part importante des entreprises qu'ils avaient nationalisées dans une phase antérieure.
Ce n'est pas que l'économie de l'URSS aurait des vertus particulières la rendant réfractaire à la privatisation. Ce n'est pas davantage, on l'a vu, que des fractions de la couche dirigeante défendraient l'économie étatisée. C'est que la privatisation elle-même a des freins. Elle se heurte aux prudences de la bourgeoisie russe, non seulement faible, mais timorée, comme toutes les bourgeoisies de notre époque de décadence capitaliste. Car non seulement la bourgeoisie russe n'a pas aujourd'hui les capitaux nécessaires pour se réapproprier l'ensemble de l'économie. Mais elle veut faire des affaires qui rapportent à coup sûr, et vite et gros. Pour le moment elle investit dans les affaires, le commerce, la distribution, le tertiaire, la sphère de l'intermédiaire qui permet un enrichissement plus rapide à partir de capitaux pas trop importants. Elle voue le communisme aux gémonies, mais elle ne voit aucun inconvénient à ce que l'État continue à assurer les infrastructures et l'essentiel de la production, surtout si par des biais divers elle peut tirer profit de ces infrastructures et de cette production, dont elle n'a pas la responsabilité et la charge directes.
Et c'est vrai aussi des capitalistes occidentaux. Ils sont invités et réinvités à venir investir. Bien des grandes firmes occidentales regardent vers l'URSS. Les joint-ventures et les investissements de l'Ouest se sont accrus. Mais c'est évidemment avec une extrême prudence qu'ils s'avancent là-bas. Comme ils le font partout. Et surtout en sélectionnant ce qu'ils estiment le plus profitable. Ainsi la plupart des grandes compagnies pétrolières étrangères ont commencé à s'installer en URSS, mais les mines de charbon ont toutes les chances de rester soviétiques, ou russes, ou ukrainiennes, et probablement étatisées.
Mais que, pendant peut-être longtemps encore, une bonne partie de l'industrie et des infrastructures de base restent dans les mains de l'État ne signifie pas que nous ayons affaire à une société originale, non-bourgeoise. Toutes les bourgeoisies du monde, on l'a assez dit, ont besoin de la béquille étatique. Une béquille d'autant plus grosse qu'elles sont plus faibles, qu'elles sont sous-développées. La mode des privatisations, qui atteint le monde entier en ce début de la nouvelle décennie, ne change pas fondamentalement cela. L'URSS, malgré le développement industriel fantastique qu'elle a connu grâce à l'étatisation et à la planification, a gardé beaucoup de retard, en matière de productivité, en matière technologique. Et la réintroduction du capitalisme et la réinsertion dans le marché mondial ne la tirent pas du côté des pays impérialistes mais de ceux du tiers monde. Cela permet de juger quels intérêts ont été pris en compte par la bureaucratie pour faire ses choix.
Les péripéties de la scène politique ne doivent pas masquer l'évolution sociale dans le pays. C'est cette évolution sociale - extension de plus en plus rapide de la propriété privée, privatisations, bourgeoisie grandissante en nombre et en force, transformation de la bureaucratie en véritable bourgeoisie - qui est fondamentale pour l'avenir de l'URSS.
L'histoire politique de l'année écoulée, dans le droit fil de l'année antérieure, a tourné autour de la lutte de Gorbatchev pour défendre l'Union, le pouvoir du "centre" et, évidemment par la même occasion, son propre pouvoir. Pendant des mois cette lutte s'est cristallisée sur l'opposition entre le président de l'URSS et Eltsine, président de la Russie. Pour le moment en tout cas, ce combat a été perdu par le premier.
C'est cette tentative, qui a semblé de plus en plus désespérée, au fur et à mesure qu'il sentait le pouvoir lui échapper de plus en plus en même temps que l'Union se défaisait peu à peu, qui explique les contradictions et les volte-face de la politique de Gorbatchev. A la fin de 1990, devant l'incapacité apparente des réformateurs, qui constituaient son entourage durant les mois précédents, il s'est tourné vers les conservateurs, les appelant au gouvernement. Un nouveau retournement au printemps dernier vers les libéraux, et les tentatives de conciliation avec Eltsine correspondaient au fait que les conservateurs ne s'étaient pas montrés plus aptes que leurs prédécesseurs à enrayer la descente de l'URSS dans la crise économique et politique. Et pas aptes non plus à empêcher la montée d'Eltsine, symbolisée bientôt par son élection au suffrage universel à la présidence de la Russie.
Mêmes retournements dans les relations du centre avec les républiques. Les interventions de l'armée, du KGB et de la police, par exemple dans les pays baltes, ont toujours été précédées ou suivies de négociations. Souvent même elles ont eu lieu en même temps que se poursuivaient les négociations.
Le traité de l'Union, qui a déclenché la tentative de putsch, n'était que le dernier essai en date pour amener les républiques à consentir volontairement à maintenir des liens que Gorbatchev ne se sentait plus de taille à leur imposer par la force. Et le putsch lui-même n'était que la tentative de ceux qui, au centre, n'avaient peut-être rien compris au rapport des forces - comme la suite l'a montré - mais sentaient bien en tout cas que ce ne serait pas la signature d'un traité quelconque qui empêcherait les républiques de prendre de plus en plus le large et leur indépendance. L'attitude des putschistes vis-à-vis de Gorbatchev et même d'Eltsine, tous deux bien ménagés en fin de compte, montrait qu'ils n'excluaient nullement une entente, sur les bases d'un pouvoir central fort.
Après le putsch, Eltsine, en héritant du pouvoir, a hérité aussi de la tâche de préserver ce qu'il est encore possible de préserver de l'Union. Mais l'épisode du putsch et son échec ayant donné l'occasion aux différentes républiques de proclamer leur indépendance, cette tâche a été rendue plus difficile encore.
Son attitude depuis le putsch montre cependant qu'il est conscient de cette nécessité. Vantardises comme quoi la Russie peut très bien se débrouiller toute seule et aller de l'avant sans plus se préoccuper des autres, puis empressement auprès d'autres républiques pour signer avec elles des traités bilatéraux ; tout son poids mis dans la balance pour obtenir des douze républiques (les trois baltes ayant définitivement pris le large) un traité économique, puis déclarations sur la nullité du contenu de ce traité : ces contradictions du président de la Russie continuent à le faire soupçonner d'être irresponsable par les médias et les hommes politiques occidentaux qui persistent de toute évidence à lui préférer Gorbatchev. Mais menaces ou cajoleries ont le même but : maintenir tout ce qui est possible de l'Union dans l'orbite de la Russie. Cela correspond aux intérêts de la bourgeoisie russe comme à ceux de la bourgeoisie impérialiste, qui ne cache pas sa préférence d'ailleurs. Cela correspond sans doute aussi aux intérêts des classes privilégiées de la plupart des républiques. C'est là l'un des rares atouts restant à Eltsine.
Ce qui ne veut pas dire que le recours à la manière forte pour maintenir la plus grande entité territoriale autour de Moscou est à exclure totalement. Il est rendu difficile à l'heure actuelle à cause de l'effondrement du "centre", et à cause aussi de ce qui semble une sorte de sentiment d'incertitude dans l'armée, le KGB et la police, qui ne savent plus trop bien où sont et qui sont les autorités qui ont un avenir. Certains militaires misent maintenant sur l'indépendance des républiques, comme ce général Doudaev qui, naguère encore artisan de la répression dans les pays baltes, s'est fait élire président de la république autonome tchétchène en proclamant l'indépendance. Mais d'autres restent certainement partisans de l'Union, autour de la Russie, et de la maintenir par la manière forte si nécessaire.
Les sentiments démocratiques d'Eltsine lui-même ne sont certainement pas si pesants qu'ils l'empêcheront de choisir la manière forte s'il le peut ou si elle a une chance de réussir. L'intervention de l'armée et du KGB qu'il a ordonnée contre les Tchétchènes le montre. Il n'aura pas fallu longtemps pour qu'il adopte contre les indépendantistes d'une petite république de la Fédération de Russie la même attitude qu'il reprochait si fort, il y a quelques mois encore, à Gorbatchev d'avoir adoptée envers les Baltes.
Tout reste en URSS mouvant et instable. Les rapports entre les républiques et un éventuel centre, les rapports des républiques entre elles, les rapports des différents peuples à l'intérieur des mêmes républiques. Les rapports économiques ne sont pas mieux établis que les rapports politiques. Dans ce contexte la prochaine période risque d'être bien mouvementée. Coups de force, interventions armées, nouveaux putschs ou guerres civiles ne sont certainement pas à exclure, sans qu'il soit même possible de déterminer le rôle d'un Eltsine ou d'un Gorbatchev dans ces éventualités. Mais il est sûr, par contre, que sans intervention indépendante de la classe ouvrière sous sa bannière et avec sa propre politique dans ces événements, ils ne peuvent qu'avoir pour conséquence l'affermissement de la restauration bourgeoise, quel que soit leur résultat. Le putsch d'août l'a montré.
Sur la scène politique, sociale et économique de l'URSS, le prolétariat n'est pas plus intervenu cette année en tant que force consciente de ses intérêts de classe qu'il ne l'avait fait les années précédentes.
Certes il y a eu des grèves économiques pour protester contre une situation qui va se dégradant pour la classe ouvrière. Il y a même eu quelques embryons de grèves politiques, contre le coup d'État, mais complètement alignées derrière les eltsiniens. Ceux-ci les ont d'ailleurs immédiatement arrêtées. Ils n'avaient rien moins que le souci de voir la classe ouvrière intervenir sur la scène politique, même pour les soutenir.
La classe ouvrière n'a pratiquement pas d'organisations de classe. Le Parti communiste, qui de toute façon n'existe plus, était au mieux, même quand il avait une organisation dans les usines, le représentant de la bureaucratie au sein de la classe ouvrière, c'est-à-dire le représentant des intérêts ennemis. De même les syndicats officiels ne sont plus depuis longtemps que la courroie de transmission de l'État, dont ils sont en fait une des branches de l'appareil, sur la classe ouvrière. Les nouveaux syndicats qui se sont créés à travers le pays sont faibles. Et leurs initiateurs et dirigeants semblent pour la plupart alignés politiquement derrière le camp réformateur, c'est-à-dire partisans déclarés du retour au capitalisme.
Pourtant seule une intervention révolutionnaire de la classe ouvrière et la prise du pouvoir par celle-ci pourrait balayer la restauration bourgeoise. La privatisation, la déplanification sont mises en œuvre par ceux-là même qui ont la responsabilité de la planification et de l'économie étatisée : gouvernements, bureaucrates du Gosplan, directeurs des entreprises d'État. Ou bien on les chasse, ou alors la transformation bourgeoise, déjà si avancée, est inévitable. Comment la classe ouvrière pourrait-elle défendre - et en fait maintenant il s'agirait de restaurer - la planification et la propriété étatisée sans briser l'appareil d'État, sans prendre elle-même en main le pouvoir comme le contrôle et la direction de toute l'économie ?
Fondamentalement le programme des communistes demeure inchangé en URSS comme dans le reste du monde d'ailleurs. Le Programme de Transition de Trotsky et de la Quatrième Internationale est toujours valable. Notre but est toujours la prise du pouvoir de la classe ouvrière pour diriger la société et gérer une économie collectivisée et planifiée. En sachant plus que jamais, après l'expérience de la révolution russe, que le succès du socialisme dépend de celui de la révolution internationale.
Mais le prolétariat russe a tout à refaire, encore une fois comme celui du monde entier : réacquérir la conscience politique de ses tâches historiques, la conscience communiste ; se redonner de vraies organisations de classe, des plus élémentaires jusqu'à celle d'un authentique parti communiste révolutionnaire.
Cela ne se fera évidemment qu'au travers des interventions du prolétariat sur la scène politique, sociale et économique. Celle-ci, on peut le supposer, continuera à être agitée dans les prochaines années. Les occasions de mobilisation de la classe ouvrière seront nombreuses et diverses : pour défendre ou conquérir droits et libertés politiques ou sociales contre toutes les tentatives, sans doute sous les masques les plus divers, d'instaurer un État plus ou moins dictatorial ; pour défendre sa situation économique, ses salaires, son droit au travail, bien d'autres choses encore sans aucun doute. La lutte directe, nécessaire certes, contre la privatisation et la déplanification, déjà en partie perdue, n'est qu'une parmi d'autres, et sans doute pas la plus facile à mener de but en blanc.
L'important sera qu'au travers de ces mobilisations non seulement la classe ouvrière défende ses intérêts à court terme, mais qu'elle reprenne conscience de son unité, de sa force et de son rôle historique possible : balayer la bourgeoisie et la bureaucratie qui entend bien se confondre aujourd'hui avec celle-ci, abattre l'État bourgeois qui protège les intérêts des classes privilégiées. Et reprendre le pouvoir, tout le pouvoir, politique et économique, directement, elle-même.
$$s11 novembre 1991