Le mouvement qui vient d'avoir lieu dans le secteur public, même s'il n'a pas atteint son objectif, qui était pour les travailleurs en grève ou en manifestation le retrait du plan Raffarin-Fillon sur les retraites, et plus modestement pour les syndicats " une autre réforme des retraites", a montré que les travailleurs étaient bien là, possédant forces et ressources pour dire non aux mesures que le gouvernement veut imposer. Par ce seul fait, ce mouvement, inattendu il y a encore trois mois, est quelque chose d'important qui peut marquer l'avenir. Il faut du moins l'espérer et surtout oeuvrer à ce que l'élan donné par ces semaines de mobilisation soit le point de départ de luttes futures.
Premier refus de la réforme par les travailleurs d'EDF-GDF
Le mouvement de contestation contre la réforme des retraites a commencé il y a près d'un an à EDF-GDF. Il s'agissait alors de la remise en cause d'un régime spécial, voulue non seulement par la direction de l'entreprise mais aussi par le gouvernement. Fillon, le ministre des Affaires sociales, déclarait fin octobre 2002 : " Toutes les décisions qui seront prises s'agissant de la retraite d'EDF, doivent être compatibles avec la réforme, voire même préparer, au fond, une réforme des retraites".
Quelque temps plus tôt, Roussely, le président d'EDF-GDF, expliquait qu'une réforme du régime des retraites pour les électriciens et les gaziers s'imposait, avec une première étape devant " aboutir à un régime de retraite de droit commun" et une seconde étape " au niveau des pouvoirs publics concernant notamment la durée des cotisations" ces mesures étant pour lui " un préalable nécessaire à l'ouverture du capital".
Le plan Fillon est souvent enrobé d'un bon nombre d'arguments hypocrites, quand ils ne sont pas mensongers, mais à EDF-GDF les choses apparaissaient plus nettement et sans fard : une réforme des retraites ayant pour but d'alléger les comptes de l'entreprise et permettre ainsi au capital privé de s'y investir plus aisément. Et puis, pour que les choses soient bien claires, Roussely martelait que même en l'absence de l'ouverture du capital, EDF-GDF devait se comporter comme n'importe laquelle des entreprises et ne plus avoir dans ses comptes la charge des pensions, c'est-à-dire des retraites.
Les fédérations syndicales, et en particulier la CGT, de loin la plus influente, organisèrent une journée de grève avec manifestation nationale le 3 octobre 2002. Cette journée, bien qu'elle fût un gros succès avec près de 80 % de grévistes et un cortège de plusieurs dizaines de milliers de manifestants à Paris, n'a pas été le point de départ d'une mobilisation plus vaste encore, pour mettre à mal le projet de réforme des retraites. Dès le lendemain, les fédérations syndicales, loin de s'appuyer sur la mobilisation qu'elles avaient elles-mêmes organisée et réussie, engagèrent au contraire des négociations avec la direction, acceptant ainsi de discuter le principe d'une réforme du régime des retraites à EDF-GDF. Pour le personnel il n'y avait pas lieu de discuter et de négocier quoi que ce soit, puisque la revendication était justement de ne pas toucher à ce qui existait.
Finalement, la direction et les fédérations syndicales, à l'exception de FO, se mirent d'accord sur un " relevé de conclusions", c'est-à-dire un accord qui prévoyait une remise en cause du système des retraites des électriciens et gaziers, avec une augmentation des cotisations salariales avant un alignement sur le régime général. Le document précisait même que toutes les décisions à venir concernant l'allongement de la durée de cotisation, entre autres, seraient applicables aux salariés d'EDF-GDF.
Cet accord ne fut pas accepté par le personnel d'EDF-GDF, ni par de nombreux militants syndicaux, en particulier de la CGT. Au tout début de l'année 2003, devant le trouble que suscitait leur politique, des fédérations syndicales estimèrent qu'il valait mieux organiser un référendum. Le résultat confirma le rejet du projet d'accord. Cohen, le principal responsable de la fédération CGT de l'énergie, désavoué par le personnel, ne signa pas. Par contre, la CFDT, la CFTC et la CGC se précipitèrent le stylo à la main pour parapher le relevé de conclusions, à la grande satisfaction du gouvernement et de la direction d'EDF-GDF.
Le scénario qui venait de se produire à EDF-GDF allait se révéler par certains aspects comme un condensé de ce qui allait se passer quelque temps après dans d'autres secteurs, en particulier à la SNCF et à la RATP.
L'ambiguïté des revendications syndicales
Ce furent les organisations syndicales et surtout la CGT, de loin celle qui mobilisait le plus grand nombre dans les manifestations, qui furent à l'origine de la mobilisation et des grèves dans les transports publics. Cette mobilisation commença à la fin de l'année 2002 quand, quelques semaines après la manifestation des électriciens et des gaziers, fut organisée le 26 novembre une manifestation nationale des cheminots, rejoints par un nombre important de travailleurs d'autres secteurs publics. Cette journée de mobilisation fut suivie par d'autres, le 1er février, le 18 mars, le 3 avril, avec à chaque fois comme objectif la défense des retraites contre les attaques du gouvernement qui se précisaient.
Lors de toutes ces journées de mobilisation, la revendication nettement affichée des " 37,5 années de cotisation pour tous, public-privé" marqua la plupart des cortèges syndicaux. Et cela était d'autant plus remarquable que, lors du Congrès de la CGT qui s'était tenu à Montpellier à la fin de l'année 2002, la confédération avait avancé avec une extrême prudence sur cette question, estimant que la revendication des " 37,5 années de cotisation ne peut suffire à garantir le droit à la retraite à 60 ans". Une telle phrase, pour le moins vague et ambiguë, avait été interprétée comme pouvant préfigurer l'abandon des 37,5 ans pour tous et, par voie de conséquence, le refus de réaligner le privé sur la durée de cotisation encore en vigueur dans le public.
Loin des arrière-pensées des dirigeants syndicaux prêts à la négociation, les travailleurs et de nombreux militants exprimaient, eux, leur volonté d'empêcher que la réforme Fillon soit mise en oeuvre, car ils sentaient que sur une telle question il n'y avait rien à négocier ; que négocier c'était cautionner les mensonges du gouvernement et du patronat qui osent prétendre que le système actuel des retraites par répartition va à la faillite si la durée des cotisations n'est pas augmentée et le montant des retraites réduit.
S'il y avait une ambiguïté dans la politique de la CGT, elle concernait avant tout la volonté du syndicat de ne pas réclamer explicitement le retrait du plan Fillon, comme il l'avait fait en 1995 concernant le plan Juppé. Ce n'était bien évidemment pas un oubli de sa part, mais une volonté clairement affichée de réclamer uniquement " une autre réforme des retraites passant par de véritables négociations avec les organisations syndicales". D'ailleurs, dans les communiqués et autres textes émanant de la fédération CGT des cheminots, la revendication demandant le retrait du plan Fillon n'apparaissait pas. Seule la formule inlassablement assénée " pour une autre réforme des retraites" a droit de cité dans ces textes. Il n'y a là aucune maladresse de formulation, mais l'affirmation d'être prêt à une négociation sans que soit posé un quelconque préalable qui pourrait être inacceptable pour le gouvernement. Seulement, pour négocier il faut être au moins deux et durant toute la période la CGT est restée sur le bas côté, ignorée par le gouvernement.
Les difficultés de l'objectif
Le 25 avril, au moment où les fédérations des cheminots et des agents de la RATP appelaient aux manifestations du 1er mai puis à la journée d'action et de grèves du 13 mai, le mouvement à l'Education nationale était déjà engagé, depuis plus d'un mois pour certains, sans que le gouvernement ait fait véritablement un pas en arrière. Personne parmi les salariés des transports n'imaginait alors que le gouvernement reculerait avec une seule journée de grève ou même avec quelques-unes dans ce seul secteur. D'autant que, cette fois, l'enjeu ne concernait plus seulement les cheminots ou les agents de la RATP, avec leur régime particulier de retraite, comme en 1995, mais l'ensemble des salariés.
Le sentiment que, pour faire reculer le gouvernement, il faudrait non seulement un mouvement qui montre une forte détermination, mais qui entraîne aussi les travailleurs du privé était dans les têtes. Les syndicats insistaient à juste titre sur cette nécessité. La fédération CGT des cheminots déclarait par exemple : " C'est pourquoi la fédération CGT des cheminots est résolument engagée dans la construction d'un mouvement de " Tous ensemble" interprofessionnel de nature à élargir la mobilisation au plus grand nombre, condition essentielle pour être en capacité d'imposer une autre réforme des retraites". Une déclaration commune CGT, FO, UNSA, FSU allait dans le même sens : " En effet, seule une généralisation du mouvement, privé-public, et s'inscrivant dans la durée, pourra faire revenir le gouvernement sur ses choix néfastes". C'était là évidemment un des principaux problèmes : comment élargir les grèves ? Comment permettre à des travailleurs encore peu ou pas du tout mobilisés de rejoindre le mouvement avant que les plus déterminés, les plus en pointe, ne s'impatientent ou ne s'épuisent ?
Mais s'il était nécessaire et juste de poser de telles questions, encore fallait-il que les réponses apportées aillent dans le sens des objectifs que les syndicats prétendaient avoir. Encore fallait-il que tout soit mis en oeuvre pour que puissent être entraînés les hésitants et d'autres secteurs, en particulier ceux du privé. Ce ne fut pas le cas.
L'élan brisé du 13 mai
Au lendemain des manifestations du 1er mai, dont le tonus revendicatif fit monter d'un cran supplémentaire le moral des militants ouvriers, la préparation était à la grève du 13, aussi bien à la SNCF qu'à la RATP. Si bien que, dans les jours qui précédèrent le 13 mai, il était déjà évident que la grève serait un véritable succès. Les discussions portèrent donc naturellement non pas sur la journée du 13 mais sur celle du 14 et la nécessité de revoter la grève ce jour-là.
A la SNCF, à la RATP, dans la quasi-totalité des ateliers, des gares, des chantiers, des terminus, des dépôts, la journée du 13 fut effectivement un succès, au-delà même des espérances de ceux qui l'avaient préparée. " A la SNCF, il faut remonter au moins à 1979 pour retrouver un tel pourcentage de grévistes. C'est même d'un niveau inégalé jusqu'à ce jour pour les cadres", précisait un communiqué de tous les syndicats. Dans la plupart des secteurs, la grève fut reconduite jusqu'aux nouvelles assemblées du lendemain qui devaient décider de la poursuite du mouvement.
Mais les principales fédérations syndicales, la CGT (de loin la plus influente encore une fois) et la CFDT décidèrent de s'arrêter là. Elles avaient d'ailleurs déposé un préavis de grève qui s'arrêtait le 14 mai à 8 heures (seuls FO et SUD-Rail avaient déposé un préavis de grève reconductible), repoussant les mobilisations à venir à la journée de manifestation nationale déjà prévue pour le dimanche 25 mai, puis à celle du 3 juin, prélude, disaient-elles, à une grève reconductible si d'ici là le gouvernement n'avait pas ouvert des négociations. A l'heure où des dizaines de milliers de grévistes des transports se posaient ouvertement la question de continuer, la CGT menaçait de la grève reconductible... en juin !
Que la grève ait pu s'approfondir et s'étendre à la SNCF et à la RATP n'était pas une vue de l'esprit. Dans les secteurs où le syndicat n'avait pas pesé de tout son poids pour " suspendre" la grève, celle-ci avait été reconduite très majoritairement dans les assemblées générales du 14 mai. Ce fut le cas en particulier à la RATP. Le 13, les grévistes du métro parisien étaient 90 % à la conduite, autant parmi les agents de manoeuvre et environ 70 % en station. Le 14, comme il semblait que la CGT était favorable à la continuation du mouvement, la grève était largement revotée, y compris aux bus où 16 dépôts sur 23 poursuivaient la grève, parfois à une très forte majorité.
C'est dire qu'une possibilité existait bel et bien. Les grévistes et de nombreux militants syndicaux étaient au rendez-vous... pas les directions syndicales.
Pour convaincre ses militants du bien-fondé de sa politique, la CGT publia un " Argumentaire" où elle faisait un constat qui se voulait définitif : " Après un 13 mai d'un niveau jamais égalé, seuls 4 % des cheminots ont répondu à l'appel à la grève illimitée de SUD et FO". La CGT omettait seulement de préciser qu'elle avait elle-même poussé à la reprise du travail, avec une vigueur qui avait bien souvent refroidi plus d'un gréviste. Venir après cela expliquer que la grève ne s'était pas étendue, était digne du plus parfait des hypocrites.
Que valaient alors tous les discours sur la nécessité d'entraîner le privé pour créer un rapport de forces qui soit favorable au monde du travail et qui oblige le gouvernement à retirer sa réforme (ou même à ouvrir des négociations), si les syndicats et en premier lieu la CGT ne s'adossaient pas à un mouvement qui semblait bien parti pour redonner confiance et entraîner ceux qui n'avaient pas encore franchi le pas qui les mènerait dans la grève ? Ce qui a laissé un goût d'amertume à beaucoup de grévistes, c'est surtout le fait de ne pas être allés au bout des possibilités, de ne pas avoir pu vérifier jusqu'où pouvait aller la grève. La victoire n'est pas toujours au bout du combat mais elle n'est jamais fille du renoncement. Et pour avoir renoncé justement, la CGT tournait le dos aux espoirs de nombreux travailleurs.
Contrairement à ce qui s'était passé en 1995, contre les projets de Juppé, la CGT n'a pas voulu cette fois-ci militer pour le développement de la grève. Elle a voulu seulement des mobilisations bien " carrées", c'est-à-dire prévues à l'avance, limitées dans le temps et qui pourraient lui servir dans d'éventuelles négociations avec le gouvernement. Bien des cheminots ou agents de la RATP ont eu conscience des limites posées ainsi par le syndicat. Mais nulle part, malgré la surprise ou parfois la colère de voir la CGT s'opposer à la poursuite des grèves, la détermination des grévistes n'a été suffisante pour passer outre au blocage syndical. Dans les quelques secteurs, comme à Paris Sud-Ouest, où des minorités avaient décidé de continuer la grève malgré l'ordre de suspension de la CGT, elles n'ont pu entraîner grand monde. Dans une assemblée, un cheminot qui avait connu les grèves de 1986 dans les transports a eu cette réflexion fort juste : " Lors de ces grèves, les piquets de travail mis en place par la CGT pour empêcher le mouvement de partir n'ont eu aucun effet. Si, aujourd'hui, la grève du 13 n'a pas eu de suite, c'est d'abord parce que les grévistes ne le voulaient pas vraiment".
Malgré de nombreuses critiques formulées par les cheminots à l'encontre de la CGT, malgré les quelques cartes syndicales qui ont volé ici ou là, la CGT n'a donc pas perdu pied et n'a même jamais été débordée.
Ils ne sont pas concernés
Bien que les grèves dans les transports se soient partout arrêtées les 14 et 15 mai, le gouvernement, tout comme les directions de la SNCF et de la RATP, n'étaient pas pour autant rassurés. Les grèves et les manifestations continuant dans l'enseignement, la situation sociale restait tendue, toujours prête à retrouver un nouveau souffle, d'autant qu'une grande manifestation nationale interprofessionnelle était prévue pour le 25 mai et qu'une menace de grève reconductible était envisagée pour le 3 juin et les jours suivants. Toutes ces journées de mobilisation, bien séparées les unes des autres et visiblement prévues pour émietter le mouvement, pouvaient au contraire le faire repartir. Au lieu d'éviter toute généralisation, ces journées pouvaient au contraire permettre à la grève et à la mobilisation de reprendre leur élan.
C'est ce moment, le 15 mai, que choisit la CFDT pour se retirer du mouvement, trouvant que tous comptes faits la réforme Fillon sur les retraites était satisfaisante. Cette prise de position, pour indigne qu'elle ait été, a cependant eu peu d'effet vu le faible poids de cette confédération dans les transports et ce d'autant plus que la fédération CFDT des cheminots, en opposition avec la confédération, continuait de soutenir le mouvement. Pour sa part, le gouvernement se lança dans une campagne de dénigrement à l'encontre des cheminots et des agents de la RATP, les accusant d'être des irresponsables pour vouloir maintenir des actions voire réenvisager la grève, alors qu'ils n'étaient soi-disant pas concernés par la réforme des retraites, leurs régimes spéciaux étant préservés. C'était là un mensonge grossier. Les cheminots et les agents de la RATP sont bien évidemment concernés, ne serait-ce que par les membres de leurs familles lorsqu'ils travaillent dans d'autres secteurs d'activité. Et puis surtout, les grévistes n'étaient pas assez fous pour ne pas comprendre que si le gouvernement parvenait à imposer son plan, tout le monde en serait victime, tôt ou tard.
Raffarin l'avait d'ailleurs confirmé au Conseil économique et social du 1er février 2003 : " Les principes généraux de la réforme des retraites s'appliqueront à l'ensemble des régimes, y compris les régimes spéciaux" (cité dans un tract de la fédération CGT des cheminots du 26 mai). Quant à Fillon, il déclarait à l'émission de France 2 " 100 minutes pour convaincre" : " On va faire la réforme des retraites la plus importante depuis 1945, parce que c'est la première qui va concerner tous les Français, tous les régimes, qui va fixer les principes pour l'ensemble des régimes..." On ne pouvait être plus clair !
Si jusqu'alors le gouvernement s'était bien gardé de toucher aux régimes des retraites des cheminots et des agents de la RATP, c'était pour mieux diviser les travailleurs en espérant que les contestations qu'il n'allait pas manquer de susciter ne seraient pas portées en même temps par tous les salariés. Alors pourquoi les cheminots seraient-ils dupes de la manoeuvre ? Ils montraient au contraire de la lucidité en marquant leur défiance face aux mesures Raffarin-Fillon.
Les directions syndicales en retrait
Dans une situation surtout marquée par la mobilisation des enseignants, par le dynamisme que ces derniers communiquaient aux manifestations, voire aux grévistes quand ils se rendaient dans les assemblées de cheminots ou de travailleurs de la RATP, le mouvement s'est maintenu dans les transports durant encore un mois, avec des hauts et des bas.
Deux dates ont marqué cette période : celle du 25 mai, qui vit défiler à Paris un imposant cortège de manifestants venus de tout le pays et comptant de nombreuses catégories professionnelles, et celle du 3 juin que les syndicats présentaient comme le début de la grève reconductible. Mais bien que le 3 juin il y eut à la SNCF 42 % de grévistes, tous collèges confondus, qu'à la RATP il y eut 53 % de grévistes chez les conducteurs, 65 % à la manoeuvre et 30 % en station, le degré de mobilisation n'a pas atteint celui du 13 mai et surtout, dans beaucoup de secteurs, les grévistes étaient moins présents dans les assemblées générales.
Le sentiment dominant était à l'expectative, voire à la méfiance. Bon nombre de cheminots ou d'agents de la RATP, même parmi les grévistes, attendaient de voir ce qu'allaient proposer les syndicats, le dynamisme qu'ils allaient insuffler à une grève qui pouvait très bien repartir.
Tous ceux qui attendaient un nouveau rebond de la grève, appuyée cette fois par une véritable volonté syndicale, furent vite fixés. Dès le lendemain 4 juin, les syndicats, sans appeler formellement à la reprise, déposaient un nouveau préavis... pour le 10 juin, une façon de repousser encore une grève que, de toute évidence, ils ne voulaient pas. Et pour ceux qui avaient décidé de continuer tout de même, la CGT s'évertua, dans de nombreux secteurs, à diviser au maximum les assemblées de grévistes. En lieu et place d'une assemblée regroupant les grévistes de plusieurs services, comme cela s'était fait à l'initiative de la CGT en 1995, celle-ci les éparpillait maintenant le plus possible, ce qui était une façon de séparer les services les plus combatifs de ceux qui l'étaient moins.
Mise en garde fut aussi faite contre la venue d'éléments extérieurs (les enseignants principalement) dans les assemblées. " De ce point ce vue", affirmait un communiqué de la fédération des cheminots du 6 juin, " la conduite du mouvement à la SNCF doit rester la propriété des seuls cheminots. Les interventions extérieures... sont à bannir car elles n'ont pas pour objectifs de gagner sur le dossier des retraites". Décidément, la CGT ne développait pas une politique susceptible de redonner confiance, d'entraîner, ne serait-ce que dans le secteur des transports en commun. Dans de telles conditions, la grève allait s'arrêter après la journée d'action du 10 juin, la CGT invitant dès lors les cheminots à se positionner sur des revendications autres que celles concernant les retraites : " Elle (la fédération CGT des cheminots) invite à aller interpeller, dès le 11 juin, les directions d'établissement sur les motivations du conflit en cours, ainsi que sur l'ensemble du champ revendicatif (salaires, emploi, moyens pour le service public...)". La grève était terminée.
Vers d'autres combats
La grève des travailleurs de la SNCF et de la RATP s'est terminée sans que le retrait du plan Raffarin-Fillon sur les retraites ait été imposé. Le mouvement tel qu'il était ne suffisait pas pour cela, et de cela, tous les grévistes en ont eu conscience. C'est d'ailleurs en grande partie pour cette raison que, dans les jours qui ont suivi la fin de la grève, bien peu avaient le sentiment d'avoir été vaincus. Ils pouvaient tout au plus penser que l'objectif était trop important pour être atteint avec les uniques forces du secteur public qui étaient en mouvement. Mais avoir réagi, avoir dit non à des mesures iniques, a au contraire laissé un sentiment de fierté à tous ceux qui se sont battus.
Le fait que, dans ce mouvement, les directions syndicales n'ont à aucun moment voulu vraiment contraindre le gouvernement à retirer tous ses projets, mais ont cherché seulement à le pousser à accepter une négociation pour une autre réforme dont de toute façon le gouvernement ne voulait pas, a tout de même laissé un goût amer à nombre de grévistes et de militants syndicaux, qui ont bien senti que d'autres voies auraient été possibles et qu'il faudra qu'à l'avenir ils décident eux-mêmes de tout ce qui concerne leurs luttes, en les contrôlant totalement sans en laisser la stratégie aux mains des appareils syndicaux.
Cette conviction que les grévistes doivent se rencontrer, discuter, décider, a d'ailleurs été renforcée par les liens qui se sont tissés lors de nombreuses assemblées entre des travailleurs de différents secteurs, enseignants, cheminots, postiers, agent de la RATP... qui se sont mutuellement rendu visite. Ce fut là un des aspects positifs du mouvement qui, souhaitons-le, ne pourra que renforcer l'idée que les travailleurs ont tous les mêmes intérêts et que seul un mouvement d'ensemble aura la force de faire reculer le gouvernement.