La désignation des présidents de Conseils régionaux a entraîné bien plus de remous politiques que la modification des rapports de forces électoraux à l'issue du scrutin du 15 mars.
Il est vrai que les résultats n'ont pas révélé des changements politiques majeurs dans l'opinion. Le score de la droite RPR-UDF a reculé, celui de la gauche gouvernementale a légèrement progressé par rapport à la précédente élection régionale, celle de 1992, qui avait été particulièrement favorable à la droite (par rapport aux législatives de 1997, la "gauche plurielle" a cependant reculé). Le Front National a consolidé ses positions au niveau élevé de 3,2 millions de suffrages, 15,27 % de l'électorat. Les résultats de Lutte Ouvrière sur lesquels nous revenons par ailleurs sont non seulement en progression par rapport aux dernières régionales, mais aussi par rapport aux législatives de mai 1997. Ces résultats se rapprochent du score d'Arlette Laguiller à la présidentielle.
Tous ces résultats sont à apprécier en tenant compte d'un taux d'abstention particulièrement élevé.
Pour ce qui est de l'audience électorale, la gauche gouvernementale peut donc se prévaloir d'avoir maintenu une certaine avance par rapport à la coalition UDF-RPR, même complétée par des dissidents et des divers droite de toutes sortes. Elle n'a pas manqué d'ailleurs de se flatter sur le plan politique du fait que, après neuf mois passés au gouvernement, son électorat n'a pas subi une érosion grave.
Même par rapport à la droite dite modérée (35,85 % des suffrages), la gauche gouvernementale, avec ses 36,48 %, n'a cependant qu'une majorité de moins de cent cinquante mille électeurs sur l'ensemble du pays. Et surtout, la gauche, dans son ensemble, est largement minoritaire, si l'on compte l'électorat de l'ensemble de la droite, le Front National compris.
Le nombre des conseillers régionaux de la "gauche plurielle" a pourtant augmenté de façon sensible, passant de 588 à 680. La stratégie de la "gauche plurielle", consistant à présenter en règle générale des listes d'union regroupant ses cinq composantes et empêchant la dispersion des votes, a donc été payante en sièges de conseillers. Elle a évité que certaines listes présentées par les partis les moins influents de la coalition gouvernementale passent sous la barre permettant d'avoir des élus.
Les Verts mis à part, les quatre autres formations le PS, le PC, les Radicaux de Gauche et le Mouvement des Citoyens ont tous gagné des sièges.
La direction du PCF en particulier peut se prévaloir de ses trente-trois conseillers régionaux supplémentaires pour tenter de justifier la dissolution du PC dans les listes de la "gauche plurielle" dans la quasi-totalité des départements. Mais il a payé ces sièges par sa disparition dans les élections régionales en tant que force politique indépendante. Cela représente un pas supplémentaire dans la politique d'alignement de la direction du PC derrière le Parti Socialiste. En liant un peu plus son avenir à la politique du gouvernement, le PC subira les contre-coups des reniements de ce dernier, de ses échecs, de son incapacité à combattre le chômage et tout ce qui en découle.
En direction de sa base, le PC se présente comme l'aiguillon de la politique du gouvernement, comme une force qui, de l'intérieur, essaie de faire pression sur le gouvernement pour le pousser vers des mesures un peu plus favorables pour les classes populaires. Mais en se fondant dans les listes de la "gauche plurielle", la direction du PCF a censuré son propre électorat, en lui ôtant jusqu'à la possibilité de se démarquer, si peu que ce soit mais sur la gauche, de la politique gouvernementale.
La stratégie électorale adoptée pour ces régionales est, il est vrai, dans la logique de la politique de la direction du PCF. Mais le pas supplémentaire accrédite un peu plus l'idée qu'il n'est pas possible de mener une politique plus à gauche, plus favorable aux travailleurs ou qu'en tout cas, le Parti Communiste n'en voit pas. Le Parti Communiste et, en particulier, ses militants ouvriers appelés à défendre la politique gouvernementale dans les entreprises et dans les quartiers populaires, risquent cependant de payer, et cher, la politique de leur direction. Comme ils ont payé très cher, et l'ensemble des travailleurs avec eux, l'expérience désastreuse de l'Union de la Gauche et de ses trahisons.
Grandes phrases et basses manoeuvres pour les présidences des conseils régionaux
Ce sont les présidents de région qui monopolisent le pouvoir dévolu aux Conseils régionaux. Du point de vue du contrôle d'une région et de son budget, le nombre de conseillers régionaux a de l'importance surtout pour autant qu'il permet de faire élire un président de son bord. Le vendredi 20 mars, jour où les présidents devaient être désignés par les Conseils régionaux, était donc crucial pour les grands partis.
A l'approche de cette date fatidique, l'autosatisfaction relative de la gauche gouvernementale au lendemain du scrutin s'est transformée en inquiétude d'abord, en indignation ensuite.
C'est que, si la "gauche plurielle" a eu un nombre de conseillers régionaux supérieur à celui de la coalition UDF-RPR dans douze régions sur les vingt-deux de la France métropolitaine, elle n'a eu la majorité absolue que dans la seule région du Limousin. La droite parlementaire, de son côté, a obtenu la majorité absolue dans la région des Pays-de-Loire, une majorité relative dans six autres régions. Mais surtout, dans la plupart des autres, même là où la gauche gouvernementale avait une majorité relative, l'apport des votes du Front National donnait la majorité à la droite.
La proposition du Front National de soutenir ceux des hommes de la droite parlementaire qui acceptaient un "programme minimum", bien que rejetée par les directions nationales du RPR et de l'UDF, a exercé une attraction suffisante sur les notables des régions concernées pour qu'un certain nombre d'entre eux acceptent d'être élus dans ces conditions.
Nous n'avons pas l'intention de relater ici les péripéties de ce week-end où la droite parlementaire a craqué sous la pression du Front National. D'autant que les épisodes de ce roman-feuilleton ne sont pas tous publics, et ceux qui ont accepté le soutien du Front National ne sont pas les seuls à avoir été tentés. Dans la région de l'Ile-de-France, par exemple, si l'UDF-RPR a fini par rejeter le soutien du Front National, elle a au moins hésité, à en juger par ses manoeuvres pour obtenir le report de la désignation du président du vendredi 20 mars au lundi 23. Il faut croire qu'il lui fallait deux jours de "réflexion" supplémentaire, correspondant au deuxième tour des cantonales. A supposer même que ce temps n'ait pas été passé en marchandages avec le FN, pour le moins, les dirigeants UDF-RPR n'étaient pas certains de la réaction de leur électorat.
Rappelons aussi que le PC a vu pendant ce week-end s'envoler son seul espoir de décrocher une présidence de région, celle de la Picardie.
Il y a encore moins d'intérêt à rappeler la danse de Saint-Guy de ceux qui ont commencé par se faire élire grâce au soutien du Front National, avant de se laisser convaincre de démissionner. D'autant que, à l'heure où nous écrivons, les péripéties politico-comiques pour choisir un président ne sont pas encore terminées dans certaines régions.
Le souci de sa carrière personnelle a joué sans doute un rôle déterminant dans la motivation de chacun ("l'attrait de la voiture avec chauffeur", pour reprendre l'expression peu aimable de Nicolas Sarkozy parlant des siens). Mais ceux qui l'ont fait, ont pu d'autant plus facilement accepter le soutien du Front National que les politiciens de l'organisation lepéniste et ceux de la droite dite modérée ne sont guère différents les uns des autres, pas plus sur le plan des idées réactionnaires que surtout pour ce qui est de leur haine commune des travailleurs. Le fait qu'ils soient "modérés", justement c'est-à-dire qu'ils soient partisans de manières plus ou moins fortes à l'égard des travailleurs est une question de circonstance, pas un choix fondamental. Nombre de notables et de cadres du Front National viennent d'ailleurs, déjà, de l'UDF ou du RPR.
Voilà pourquoi l'indignation ô combien intéressée ! des hommes politiques de la gauche plurielle n'est pas seulement dérisoire. Elle est porteuse d'une tromperie. Car dénoncer comme brebis galeuses les hommes de droite qui se sont couchés devant le Front National cette fois-ci, c'est une façon de dédouaner les autres ceux qui se coucheront demain. C'est une façon de propager l'idée qu'il y aurait une "bonne droite", une droite "républicaine" et respectable, sur laquelle on pourrait compter contre le Front National.
La "démocratie bafouée par les magouilles de quelques-uns" ? La mauvaise plaisanterie ! D'autant que la gauche étant minoritaire face à la droite, les Baur ou les Millon n'ont pas de mal à se faire applaudir par leur base électorale lorsqu'ils font état de leur volonté de ne pas laisser échapper à la droite la direction d'une région au profit d'une coalition de gauche qui ne représente qu'une fraction minoritaire de l'électorat.
Quant à affirmer que les politiciens de droite qui ont accepté les votes du Front National ont "trahi leur électorat", c'est une stupidité. Les dirigeants de la coalition UDF-RPR ont trop de mal à retenir leur électorat, dans la concurrence qui les oppose au Front National, pour ne pas savoir à quel point ce dernier exerce une forte attraction sur une bonne partie de leurs électeurs. La majorité probablement de cet électorat se sent plus proche en tout cas du Front National que de la gauche. Les sondages valent ce qu'ils valent, mais ils indiquent que la majorité des électeurs de la droite classique ne sont nullement pour que les présidents de région de droite élus avec les voix du Front National démissionnent de leur poste.
Ce qui n'empêche pas que les dirigeants de la droite en particulier ceux qui ont des ambitions nationales ont, aussi, besoin de l'électorat centriste. Toute leur jonglerie politique consiste, depuis des années, à tenir un langage de plus en plus à droite, reprenant de plus en plus à leur compte la démagogie du Front National, afin de retenir avec plus ou moins de succès la frange la plus à droite de leur électorat, mais en évitant les accords trop visibles avec l'extrême droite, pour ne pas perdre des électeurs au centre.
Ceux-mêmes qui condamnent aujourd'hui les tractations avec le Front National ne le font pas par principe. Le fond du reproche qu'ils adressent à ceux qui ont pactisé avec les lepénistes, c'est de prendre le risque de rejeter une partie de l'électorat UDF-RPR vers le Parti Socialiste (cette partie de l'électorat de droite fût-elle marginale). En l'occurrence, certains des résultats du deuxième tour des cantonales ont semblé justifier ces craintes.
Mais cette jonglerie des dirigeants de l'UDF et du RPR se déroule sur le fond d'une évolution de plus en plus à droite. Aussi bien après leur échec aux législatives de 1997 qu'après les régionales de cette année, l'argument dominant, même chez les ténors de la droite parlementaire jusqu'à présent opposés à l'alliance avec le Front National, est qu'il faut s'affirmer plus clairement de droite, que c'est un tort de ne pas se revendiquer plus ouvertement du "libéralisme", etc. Sans parler de la variante qui consiste à affirmer que la droite perd des voix parce que "la différence entre notre politique et celle des socialistes n'est pas lisible".
Là, il y a du vrai, car si l'arrogance anti-ouvrière est plus ouverte dans le discours de la droite que dans les mensonges hypocrites de la gauche en direction des classes populaires, il n'y a pas de différence dans leur politique. De surcroît, la gauche a repris dans bien des domaines jusqu'au langage de la droite, au point qu'en effet la différence est de moins en moins visible. Les déclarations de Mauroy en son temps sur "la grève des ayatollahs" ne sont pas plus ragoûtantes que la petite phrase de Chirac sur les "odeurs". Il faut une oreille fine pour distinguer les discours sécuritaires et anti-immigrés d'un Chevènement du langage musclé de Pasqua. Quant à la réhabilitation du profit, aux louanges de la Bourse de feu Bérégovoy, ou aux appels à la "souplesse" des horaires de travail de Strauss-Kahn, ils trouvent leur place dans le vocabulaire d'un Barre ou d'un Madelin.
Concurrencée sur son propre terrain, la droite cherche tout naturellement encore plus à droite. Et sans lui être associé dans des combinaisons électorales et encore moins gouvernementales, le Front National, tout en tirant profit de l'évolution à droite, l'accentue et pèse sur la politique de la droite parlementaire et, dans une certaine mesure, sur celle de la gauche gouvernementale.
Voilà pourquoi, si la poussée à droite se poursuit, si le Front National continue à progresser, il est tout à fait plausible de voir les dirigeants principaux de la droite parlementaire accepter l'alliance avec lui, ne serait-ce que, pour commencer, sous la forme de désistements réciproques. Et les mêmes qui, à droite, se posent aujourd'hui en rempart de la lutte contre le Front National commenceront à expliquer que leur souci est purement démocratique et que, s'ils ne sont pas d'accord avec les chefs du Front National, ils en respectent les électeurs. Avant, peut-être, de se passer complètement de toute explication, et de dérouler un tapis devant les futurs ministres du Front National...
Les jeux croisés de la droite et de la gauche gouvernementale
La gauche gouvernementale échaudée par les avatars de la désignation des présidents de région, la droite UDF-RPR fortement secouée par la pression du Front National, semblent converger en tout cas sur un point : revoir le mode de scrutin, non seulement pour la prochaine élection régionale, lointaine, mais aussi pour les élections européennes toutes proches et surtout pour les législatives.
Dans l'accélération des propositions dans ce sens, la petite guerre de concurrence entre Chirac et Jospin joue évidemment son rôle. Mais il y a surtout la convergence de fond entre deux camps, celui de la droite parlementaire qui s'est déconsidérée et qui n'arrive même pas à profiter de sa cure d'opposition, et celui de la gauche gouvernementale dont les dirigeants savent qu'à moins d'un miracle une subite croissance économique vigoureuse se traduisant par une réduction notable du chômage ils seront déconsidérés. Leur "réforme de la vie politique", illustrée par les consultations frénétiques de Chirac et par les annonces de Jospin, si tant est qu'il y ait dans tout cela quelque chose au-delà des effets d'annonce, vise à trouver un système permettant de gouverner de façon plus stable, en éliminant les extrêmes. La Quatrième République avait connu le même type de préoccupation lorsque ses dirigeants voulaient gouverner sans le RPF gaulliste sur la droite et le PCF sur la gauche.
Voilà donc la discussion engagée en vue de modifier le mode de scrutin pour les élections législatives, soit dans le sens d'une élection majoritaire à un seul tour, comme cela se passe en Grande-Bretagne, soit au moins pour ne permettre au deuxième tour que la présence de deux candidats.
Et la logique politique voulant qu'il vaut mieux éliminer au maximum de toute représentation politique ceux avec qui on n'envisage pas de gouverner y compris des institutions dont la composition n'a pas d'effet sur le gouvernement , voilà le fondement de la campagne menée contre le mode de scrutin à la proportionnelle une proportionnelle pourtant déjà fortement tempérée même pour les régionales et pour les européennes.
Comme toujours chez ces gens-là, cette façon d'écarter une bonne partie de l'électorat de toute représentation se pare d'arguments vertueux, tels que celui qui consiste à prétendre que "cela empêchera les manoeuvres nauséabondes, comme celles auxquelles ont donné lieu les élections de présidents de région". Mais si le Front National reste aussi influent dans l'électorat qu'il l'est actuellement, pour obtenir ses voix le candidat de droite magouillera avant le premier tour plutôt que de magouiller entre les deux tours aux législatives, ou avant les élections de présidents aux régionales.
"C'est un moyen d'éviter que le Front National ait des élus à l'Assemblée", disent-ils aussi. Mais, d'abord, cela n'évitera même pas nécessairement la représentation du Front National à l'Assemblée. Le scrutin majoritaire favorise... ceux qui ont la majorité. Tant que le Front National arrive derrière l'UDF et/ou le RPR, le scrutin majoritaire le défavorise en effet. Mais s'il arrive en tête de la droite ce qui est déjà le cas dans un certain nombre de circonscriptions le scrutin le favorisera, au contraire.
Et puis, le véritable problème n'est pas la représentation du Front National. Le problème, c'est son influence politique.
Quelles que soient les modifications électorales qui sortiront des conciliabules actuels, si l'influence du Front National continue à s'accroître, elle finira par s'imposer à la droite.
Il serait sans grand intérêt de chercher à deviner autour de quels hommes et dans quelles circonstances se produira cette "recomposition de la droite" qui est l'objectif stratégique actuellement affirmé du Front National, mais dont on parle de plus en plus, aussi, au sein de la droite parlementaire. Les rivalités personnelles entre les multiples chefs de ses multiples chapelles laissent ouvertes bien des possibilités y compris celle que la droite parlementaire ne parvienne pas à bouger et se laisse phagocyter par petits bouts par le Front National.
Mais les contours d'une éventuelle recomposition sont perceptibles. L'ensemble de la droite peut se rapprocher un peu plus du Front National et élaborer des formes d'alliance plus poussées. Les Millon et autres Baur auront alors été les augures annonçant une intégration plus poussée du Front National dans ces fameuses "institutions de la République", dont il est d'autant plus ridicule de défendre la pureté que celle-ci n'a jamais été sa vertu majeure. Il va de soi que ce sera l'expression d'une évolution vers la droite plus poussée encore qu'aujourd'hui.
Mais cela ne le serait pas moins si c'est une autre éventualité qui se réalise, à savoir la rupture entre une fraction de la droite, prête à s'allier, voire à fusionner avec l'extrême droite, et une autre s'érigeant en parti du centre. Car ce parti aura pour vocation de se rapprocher du PS pour gouverner avec lui, au centre justement, en écartant par là le Parti Communiste. L'évolution politique globale risque de ruiner les espoirs gouvernementaux si chèrement payés par la direction du PCF.
Et le Parti Socialiste est tout à fait capable d'adapter son langage à cette nouvelle situation, en retrouvant son anticommunisme d'antan.
Jeux politiciens et intérêts politiques de la classe ouvrière
Les secousses qui fissurent à des degrés divers l'UDF et le RPR, et qui ont leurs contrecoups sur la gauche gouvernementale, pourraient n'être que dérisoires si elles ne se déroulaient pas sur le fond d'un chômage qui se maintient, d'une misère qui s'accroît et d'un désespoir qui grandit. La société ne pourra pas supporter l'aggravation, et même la persistance de la situation actuelle, sans que cela ait des conséquences politiques qui risquent d'être graves pour les travailleurs.
Pour ceux qui se placent du point de vue des intérêts politiques de la classe ouvrière, la solution ne consiste certainement pas à défendre les politiques modérées précisément au moment où leur faillite devient évidente aux yeux d'une fraction croissante de ceux qui en souffrent.
C'est l'incapacité de tous ceux qui se sont relayés au pouvoir depuis vingt ans à réduire le chômage et à régler les problèmes les plus dramatiques de la société qui démontre, aux yeux de couches plus larges, la duperie de l'alternance. C'est cela qui poussera un nombre croissant à regarder vers ceux qui, à tort ou à raison, paraissent n'avoir aucune part de responsabilité dans l'incapacité des partis politiques traditionnels.
Cette incapacité a une base de classe. Pour maintenir et accroître ses profits dans une économie plus ou moins stagnante, le patronat mène depuis de longues années l'offensive contre la classe ouvrière. Les licenciements, le développement de la précarité, le recul du pouvoir d'achat des familles ouvrières, la diminution de la protection sociale, et la paupérisation qui résulte de tout cela, ont pour contrepartie les profits élevés des entreprises, les records de la Bourse et l'accroissement des revenus de la bourgeoisie. La bourgeoisie ne laisse pas à ses hommes politiques de quoi garantir à la majorité de la société une vie au moins tolérable. Il n'y a plus de place pour la gestion des affaires politiques en bons pères de famille. Les petites réformes, les mesures dérisoires ne laissent pas aux partis au pouvoir de quoi tenir quelques années, avant d'être relayés, déconsidérés mais pas suffisamment pour ne pas être requinqués après un temps d'opposition et, leur base sociale reconquise, réapparaître blanchis et repartir pour un nouveau cycle.
Ce ne sont pas les discours électoraux mais le chômage et ses conséquences sociales qui disloquent la base des partis qui gèrent la société. Mais s'il n'y a pas de force politique crédible, capable de proposer une politique radicale, représentant les intérêts de la classe ouvrière, ceux qui sont désespérés par la misère se tourneront vers l'extrême droite.
Ce serait une catastrophe pour les travailleurs et pour la société, même si le renforcement de l'extrême droite restait cantonné sur le terrain de l'influence électorale. Ce sera peut-être le cas. Mais il n'est pas dit, si la situation économique ne s'améliore pas durablement, et a fortiori si elle s'aggrave, que la bourgeoisie se contente de la simple pression du chômage pour peser sur la classe ouvrière, ni même de lois "démocratiquement" votées c'est-à-dire votées par un Parlement dominé par l'extrême droite pour limiter les droits et les libertés du monde du travail.
Le renforcement de l'extrême droite offre au grand patronat la possibilité de compléter les mesures légales par la pression physique contre les travailleurs. Et même si la situation n'en arrive pas au degré extrême qui a porté au pouvoir, en leur temps, Mussolini en Italie ou Hitler en Allemagne, on pourrait voir des bandes de nervis financées par la bourgeoisie peser sur la classe ouvrière. Elles pourraient agir avec d'autant plus de facilité qu'elles seraient encouragées par un consensus "populaire", venant de tous ceux qui, aujourd'hui déjà, traitent les fonctionnaires de parasites, les ouvriers qui ont du travail de privilégiés et ceux qui n'en ont pas de fainéants. Cela s'est vu dans les très démocratiques Etats-Unis au même moment où Mussolini et Hitler ont écrasé leur classe ouvrière sous les coups de la dictature.
Voilà pourquoi il est vital d'affirmer une politique radicale contre la bourgeoisie.
La nécessité d'une politique rompant avec celle qui a été menée dans le passé par tous les partis traditionnels est inscrite dans la marche des choses et dans l'air du temps. C'est cette nécessité que le Front National essaie de canaliser à son profit, avec son faux radicalisme, avec sa démagogie primitive. Bien sûr que ce radicalisme-là n'en est pas un et que le Front National gérera loyalement, comme les partis traditionnels de la bourgeoisie, les affaires de la bourgeoisie. Bien sûr qu'il n'est ni dans ses intentions ni dans ses possibilités de guérir le mal fondamental de l'économie et de la société mais de l'imposer, de façon plus autoritaire, à la classe ouvrière. Mais c'est maintenant, tant qu'il est temps, qu'il faut opposer à ce faux radicalisme, le radicalisme de classe correspondant aux intérêts des travailleurs. Les discours réformistes, les appels au sens de la démocratie, aux valeurs républicaines ou à l'union des antifascistes ne sont que poudre aux yeux qui ne mobilisent pas et qui ne peuvent pas mobiliser la classe ouvrière, mais qui la désarment. Si on n'a pas d'autres perspectives à offrir au monde du travail que de maintenir en l'état ce régime économique et social précisément qui les condamne à la misère alors que l'argent coule à flots, alors, l'avenir de l'extrémisme de droite, de l'extrémisme anti-ouvrier est assuré.
Plus il apparaît aux yeux d'une fraction croissante de la population laborieuse que le fonctionnement actuel de l'économie ne lui réserve qu'un avenir de misère, plus il est nécessaire d'affirmer que seule une politique s'en prenant au "droit" de la bourgeoisie de gérer la société en fonction de ses seuls profits peut ouvrir une issue à la société.
C'est cette conviction qui nous oppose fondamentalement aux dirigeants des organisations réformistes qui ont de l'influence sur la classe ouvrière. Et c'est aussi cela qui nous sépare de tous ceux qui, à l'extrême gauche, partagent sans doute nos convictions fondamentales mais qui, par recherche d'alliances, par souci d'élargir leur audience, ou simplement par pusillanimité, ménagent des ponts avec les partis de la gauche traditionnelle dont la politique a fait faillite et renoncent à défendre la politique nécessaire à la classe ouvrière.