Il y a un peu plus d’un siècle, deux journalistes militants, Léon Bonneff (1882-1914) et son frère Maurice (1884-1914) publient des articles et des ouvrages sur le monde du travail. En lien avec des militants ouvriers, souvent à l’occasion de grèves ou de mobilisations, ils parcourent le pays et décrivent la condition ouvrière. Outre Les métiers qui tuent (1905), La vie tragique des travailleurs (1908), et le roman Aubervilliers (rédigé en 1912-1913), ils publient des centaines d’articles dans la presse, notamment dans L’Humanité, entre 1908 et 1914. Les éditions Garnier en ont récemment réédité une centaine. Les lecteurs d’Henry Poulaille reconnaîtront dans leurs textes le monde ouvrier évoqué dans Le pain quotidien et Les damnés de la terre, qui évoquent le milieu des ouvriers du bâtiment à Paris à la même époque.
La classe ouvrière est alors en pleine transformation : la mécanisation engagée au 19e siècle se poursuit dans de nombreux secteurs, et des usines de plus en plus grandes se multiplient. Des centaines de milliers de ruraux migrent vers les villes et le monde artisanal est en crise. Le mouvement ouvrier est encore jeune, mais il compte dans ses rangs, en particulier dans la CGT, forte de 400 000 membres, de nombreux militants en guerre contre la classe capitaliste. Les grèves se multiplient. C’est une période où une mobilisation se solde souvent par des morts : cinq parmi les vignerons du Languedoc en 1907 ; deux grévistes tués à Raon-l’Étape (Vosges) en 1907 ; six morts parmi les ouvriers des carrières et sablières de Draveil et Villeneuve-Saint-Georges, au sud de Paris, en 1908, etc. Georges Clemenceau, « premier flic de France », a la gâchette facile.
Les frères Bonneff s’intéressent à tous les aspects du travail ouvrier : les horaires, les salaires, les conditions de travail, les accidents et les maladies professionnelles, etc. À les lire, on mesure la férocité de l’exploitation patronale. On travaille alors dix heures par jour au bas mot, six jours par semaine, 52 semaines par an. Comme le souligne l’historien Nicolas Hatzfeld, qui présente ces textes, ils évoquent les différents secteurs de la classe ouvrière.
Dans le bâtiment, les couvreurs et les plombiers risquent leur vie au quotidien. Les poussières des pierres, des ciments et des plâtres causent des affections respiratoires mortelles, alors qu’aucune maladie professionnelle n’est indemnisée. En juillet 1911, c’est la grève du bâtiment. On réclame la journée de neuf heures. Dans les tunnels de construction du métro, des effondrements se produisent à cause des économies faites sur la sécurité, comme aux Invalides, où un accident fait quatre morts en janvier 1914, faute d’un blindage suffisant. Les marbriers et les carriers travaillent douze heures par jour, souvent suspendus à 40 mètres au-dessus du vide, accrochés à des cordes usées. Les briquetiers travaillent à plus de 60 °C, constamment courbés, dans un caveau à l’air raréfié ; eux aussi font grève, à Villejuif, en 1910.
Dans les trains, les mécaniciens et les chauffeurs de locomotive manipulent des tonnes de charbon à chaque voyage. Chez les dockers, l’essentiel du travail se fait à dos d’homme. Les équipages des remorqueurs fluviaux font quant à eux des journées de 16 à 18 heures, dans des conditions souvent terribles.
Les balayeuses commencent le travail à 4 heures du matin. Dans les égouts, la mortalité annuelle est de 44 ‰, notamment à cause de la tuberculose. Les gaz causent des incendies et des explosions. Dans les fabriques d’engrais et les boyauderies d’Aubervilliers, c’est le « cercle de l’enfer » ; les conditions sont harassantes, et on commence fréquemment à 13 ans.
Les blanchisseuses débutent également à 13 ans, avant d’être elles aussi décimées par la tuberculose, ou d’avoir les mains brûlées. Dans les scieries mécaniques de Charonne et de Ménilmontant, on peut perdre une main ou un bras, ce qui donne droit à une pension de 50 francs. Les artificiers sont victimes d’accidents mortels. Les « cafus », qui déchargent le charbon à partir de 13 ans, meurent souvent avant 30 ans. Les ouvriers qui travaillent avec le plomb souffrent de saturnisme, avant de mourir. Ceux qui découpent l’amiante, déjà utilisé car il est incombustible et isolant, tiennent au plus cinq ans avant de mourir : leurs usines sont appelées « abattoirs » ou « cimetières ». Ceux qui fabriquent des allumettes à Aubervilliers, les « bouts de bois », sont longtemps décimés par le phosphore blanc, qui provoque la nécrose des dents et des os, avant qu’un substitut à ce poison soit mis au point.
Les agents des postes font des tournées de 28 à 32 kilomètres par jour, qu’il pleuve, neige, vente ou qu’on suffoque, à partir de 5 h 30, neuf heures par jour, sans repos hebdomadaire. Les camelots qui vendent les journaux le soir cumulent souvent cela avec un autre emploi.
Les frères Bonneff s’intéressent aussi au travail à domicile qui mobilise de nombreuses femmes seules, et des immigrés. C’est le sweating system : brodeuses des Vosges travaillant quinze heures par jour pour les grands magasins parisiens ; ouvrières des fleurs artificielles ; lingères ; passementiers de Saint-Étienne, etc.
Depuis 1892, le travail des enfants est interdit en dessous de 13 ans, mais il demeure la règle. Les verreries emploient en grand nombre femmes et enfants, parfois très jeunes, à l’instar de celle de Laignelet, près de Fougères, où les enfants sont recrutés à travers toute la Bretagne dès 11 ou 12 ans, et postés près des fours. À partir de 9 ou 10 ans, les danseuses s’échinent à l’Opéra. À Paris, les « petites crémières », souvent recrutées en Normandie, sont surmenées : à 15 ans, elles travaillent jusqu’à 22 heures. Les patrons se plaignent d’une crise de l’apprentissage : en réalité, la plupart du temps, les apprentis n’apprennent rien, ce sont de petits valets à tout faire. Les jeunes détenus, les orphelins et les enfants de l’Assistance font aussi l’objet d’un trafic qui en fait également des sources de profit. Dans le Nord, un commissaire de police recrute des enfants pour les travaux de nuit dans les verreries. Le recrutement s’étend aux Landes, au Pays basque et à l’Espagne, où les verreries, les tréfileries et les mines vont chaque année chercher des enfants en septembre.
L’essor industriel de cette période (mines, acier, chimie) est alimenté par toute une main-d’œuvre immigrée : Belges, Allemands, Italiens ; mineurs marocains en Lorraine ou à Pontigny dans le Calvados ; ouvriers chinois dans une usine de viscose (soie artificielle) à Arques-la-Bataille près de Dieppe, etc. En France, la classe ouvrière est déjà d’origine internationale.
Les frères Bonneff ne se contentent pas d’écrire un réquisitoire sur la condition ouvrière. Ils soulignent le rôle joué par les luttes, cherchent à les faire connaître, appellent à aider les « soupes communistes » mises en place pour nourrir les grévistes. Ils ne prennent pas position dans certains débats de leur temps, par exemple entre le syndicalisme révolutionnaire de la CGT et le socialisme parlementaire de la SFIO. Mais, par leur plume alerte au service de la cause ouvrière, ils combattent la classe capitaliste et célèbrent le mouvement ouvrier naissant. Mobilisés en août 1914, ils meurent au front quelques semaines après le début de la guerre.
Les frères Bonneff, reporters du travail. Articles publiés dans L’Humanité de 1908 à 1914, présentés par Nicolas Hatzfeld, Garnier, 2021.
10 septembre 2023