Fermeture de Ford-Blanquefort et politique de classe

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mai 2019

La fermeture de l’usine Ford de Blanquefort, près de Bordeaux, qui fabrique des boîtes de vitesses pour le groupe, devrait être effective courant 2019. Elle a eu un certain retentissement dans le pays. Les médias en ont relayé les péripéties, tant chez Ford qu’au niveau du gouvernement. Dans ce contexte, les responsables CGT, dont Philippe Poutou, ont pu développer la politique que le syndicat CGT a défendue à cette occasion pendant des mois. Quant au Nouveau parti anticapitaliste (NPA), quelles que soient les réserves que puissent avoir émis certains de ses militants, il s’est fait le relais, dans sa presse et sur son site, de la politique de son ex-candidat à la présidentielle. Et c’est de cette politique que nous souhaitons discuter ici.

Ce n’est pas le fait que la fermeture de l’usine n’ait pu être empêchée que nous discutons. Cela n’était pas à la portée des travailleurs et des militants.

Nous discutons de la démarche des camarades du NPA et des objectifs qu’ils ont proposés aux travailleurs dans le combat contre Ford car ils sont significatifs du fond des divergences entre nos organisations respectives.

Lutte ouvrière n’a aucun militant dans cette usine. Nous n’étions donc pas en situation de confronter nos politiques respectives sur le terrain, en les défendant devant l’ensemble des travailleurs. Ce qui a été mis en avant publiquement dessine cependant deux stratégies différentes, qu’il est nécessaire, pour les militants ouvriers, de comprendre.

Ce sont ces deux stratégies que nous souhaitons confronter, non pas dans un esprit polémique, mais pour armer les militants ouvriers pour les luttes futures.

Les travailleurs de Ford face à la décision de fermeture

Les combats contre les fermetures d’usines et les licenciements sont des combats difficiles. Tant qu’ils restent limités à une entreprise, ils se mènent dans le cadre d’un rapport de force défavorable pour les travailleurs, sur un terrain et selon un calendrier choisis par les patrons de cette entreprise. Les travailleurs le savent ; c’est ce qui peut les faire hésiter à s’engager dans un combat dans lequel ils ne pourront pas remporter une victoire complète, c’est-à-dire faire annuler la fermeture.

Le contexte de la fermeture de l’usine de Blanquefort était particulièrement difficile pour les travailleurs. Il s’agissait, à quelques centaines, de remettre en cause la politique d’un trust, regroupant des dizaines de milliers de salariés. Le centre des décisions de Ford se trouvait à des milliers de kilomètres, à Detroit, aux États-Unis. Et par ailleurs, cela permettait un jeu trouble de la part de l’État français car Ford ne fait pas partie de ses protégés qu’il aide naturellement.

En 2011, Ford avait déjà voulu se débarrasser de son usine de Blanquefort. Un prétendu repreneur, HZ Holding, et son partenaire, Johann Hay, s’était présenté et avait touché les subventions que gouvernement et élus régionaux lui avaient gracieusement offertes. Le repreneur avait déguerpi avec l’argent, obligeant Ford à reprendre toute l’usine.

En février 2018, Ford a annoncé qu’il entendait se désengager du site et qu’il se mettait à la recherche d’un repreneur. Huit cent cinquante licenciements étaient programmés, sans parler de la suppression des emplois induits que la fermeture de l’usine allait entraîner. C’est alors, dans l’urgence, que se posait le problème pour les travailleurs et les militants : Quoi faire ? Comment réagir ? Que réclamer ? Sur quoi tenter de se mobiliser ? Pour quels buts ? En s’appuyant sur quels principes ?

C’est alors que la CGT s’est engagée sur le mot d’ordre « Ford doit rester » et a organisé des manifestations sur ce mot d’ordre, qui a reçu un accueil très mitigé chez les salariés de l’usine.

Et sur cette base, les choix des objectifs défendus par Philippe Poutou et le NPA, et les moyens de les défendre, nous paraissent contestables. La justesse d’une politique ne s’apprécie pas aux résultats obtenus. Ceux-ci dépendent aussi des conditions objectives et des choix des adversaires des travailleurs, qui peuvent décider de ne rien lâcher, même face à une lutte large et déterminée, menée de la façon la plus démocratique qui soit, sur les objectifs les plus justes.

Les choix du combat à mener

Il y a deux façons d’aborder l’échéance d’une fermeture d’usine avec des licenciements massifs.

Il y a celle des dirigeants des confédérations syndicales, totalement intégrées au système capitaliste, qui lèvent le drapeau de la défense de « notre industrie », qui se désolent plus « de la perte des savoir-faire » que des emplois, qui se lamentent sur la disparition de « notre tissu industriel », bref qui raisonnent comme les meilleurs défenseurs de l’exploitation capitaliste telle quelle est. Cela les amène à dire aux travailleurs : « Il faut prouver que cette usine est rentable ». Au lieu de faire le procès d’un système qui rejette ceux qu’il a exploités sans retenue pour les pousser du jour au lendemain vers la misère, et donner ainsi aux travailleurs la justification morale de se battre pour sauver leur peau. Ces dirigeants confédéraux attachent les travailleurs aux choix de leurs patrons présents ou à venir. Et ils démolissent ainsi la conscience d’appartenir à une classe dont les intérêts sont à l’opposé de ceux des capitalistes. Le pire, si l’on peut dire, c’est que cette politique de capitulation se targue d’« efficacité », alors que le patronat n’a que faire des conseils. Mais cela, ceux qui les donnent le savent mieux que quiconque.

Et puis, il y a le choix de rester sur le terrain de classe, c’est-à-dire faire l’état des lieux sans fioriture, mettre à nu la soif insatiable de profit de ces grands groupes capitalistes, la complicité des États. Et dire à ses camarades de travail que la seule chose qui compte c’est de se battre pour sauver au mieux notre peau, et que nous n’aurons que ce que nous arracherons. Mais nous le ferons ensemble en restant unis dans la lutte jusqu’au bout, même si cela amène à s’isoler de tout un monde politico-syndical, qui n’est pas de nos amis. Nos alliés doivent être les autres travailleurs. Certes, le chemin peut être difficile. Mais rendre les travailleurs maîtres de leur destin est le seul moyen pour qu’ils puissent sortir renforcés du conflit.

Les premiers mots d’ordre de la CGT

Tout d’abord, pendant des mois et jusqu’à la fin de l’été 2018, la CGT de Ford a mis en avant comme mot d’ordre : « Il faut que Ford garde l’usine ! » Certes ! Mais comment convaincre Ford d’inverser ses choix, alors que la fermeture de l’usine se plaçait dans un plan de restructuration à l’échelle européenne ? Ce premier objectif a soulevé bien des objections parmi les travailleurs. Ils restaient perplexes, car quel moyen d’action indépendant, pour leur propre compte, pouvaient-ils initier pour persuader Ford de garder ouverte cette usine dont le groupe automobile manifestait l’envie de se débarrasser depuis des années ? Dans un tract du 11 juin 2018, la CGT écrivait :

« Pour nous, c’est certain, nous n’allons pas lâcher l’affaire. Rien ne remplacera nos emplois. Aucune prime de départ ne sera suffisante. Et surtout n’allons pas croire Ford qui annonce un « bon » plan de licenciements ; cela ne veut rien dire, surtout venant de dirigeants qui n’ont cessé de mentir, qui n’ont jamais respecté leurs engagements. Nous en avons fait l’expérience, la meilleure façon d’être trompés c’est de laisser faire les choses. Alors nous disons clairement que, même maintenant, l’heure est à la résistance, à la contestation des choix de Ford, au refus de la perspective de licenciements et de fermeture. […] Rien ne vaut les emplois que nous avons, il nous faut les défendre mordicus. Il vaut mieux s’en rendre compte maintenant avant que ce ne soit trop tard. Ceux qui nous affirment qu’il faut passer à autre chose, qu’on peut avoir de grosses primes de départ, se moquent de nous. Nous sommes bien conscients que beaucoup n’y croient plus. Nous pouvons même apparaître comme utopiques et pourtant nous sommes réalistes. Si nous étions des centaines à mener la bataille, Ford ne serait pas aussi tranquille, le gouvernement serait obligé de se secouer. Les choses ne se passeraient pas ainsi. »[1]

La bataille pour le repreneur Punch, et ses conséquences

À la fin de l’été 2018, changement radical d’objectif de la part des responsables syndicaux de Blanquefort. Enterré le mot d’ordre de continuation d’activité de l’usine par Ford. Malgré l’épisode catastrophique du repreneur de 2011, ce qu’il fallait, selon ces responsables syndicaux, c’était un repreneur, en l’occurrence Punch. Et voilà donc ce nouveau repreneur présenté par les responsables syndicaux comme la seule solution pour sauver l’usine. « Solution » en tout cas soutenue avec enthousiasme par le gouvernement et les élus locaux. Quinze millions d’aides gouvernementales et régionales devaient tomber dans l’escarcelle de Punch, mais l’essentiel de l’activité devait être assuré par les commandes de Ford qui offrait ainsi à ce patron l’occasion de s’enrichir très vite sans mettre un sou. Du coup les travailleurs se trouvaient ramenés à être des spectateurs, dont le salut ne pouvait venir que d’un autre patron, mais pas d’eux-mêmes.

Certes il n’y a pas, dans ces circonstances de fermeture et de licenciements massifs, et encore moins que dans d’autres combats ouvriers, de mot d’ordre ou de revendication magique ou « opératoire » (pour reprendre un vieux langage de la LCR, ancêtre du NPA) qui permette de répondre aux attentes et aspirations des travailleurs. Mais la chose la plus importante, c’est que, face à une telle situation, les difficultés, les incertitudes, les problèmes soient soumis au débat franc et direct avec les travailleurs et que ce soient eux et eux seuls qui choisissent les revendications et les actions. La chose la plus importante est que les travailleurs puissent se sentir maîtres absolus des décisions. Le choix des revendications, le choix des modes de lutte, ce sera à eux et à eux seuls d’en décider. Cela peut nécessiter des temps de discussion très variables, parfois un débat très bref ou alors qui s’étale sur des mois. Et c’est quand ce débat est mûr, et seulement à ce moment-là, qu’il sera sanctionné démocratiquement par des assemblées du personnel et que la décision sera ensuite mise en application. C’est la seule voie qui permette aux travailleurs de surmonter les épreuves auxquelles ils seront soumis dans leur combat, en faisant bloc à chaque fois et en restant unis, au coude à coude. C’est ainsi qu’ils apprennent de leur propre lutte.

Il peut arriver que les travailleurs se battent seulement pour dire non aux licenciements, pour exprimer leur colère, sans vouloir s’arrêter sur des revendications précises.

Or, après avoir abandonné la revendication envers Ford (quoi qu’on puisse en penser), le fait de s’être rabattu sur le seul objectif d’obtenir un repreneur miracle avait des conséquences. Non seulement cela stérilisait par avance toute intervention indépendante des travailleurs de Blanquefort, mais cela menait ces derniers dans une impasse. Surtout, cela confortait l’idée que le sort des travailleurs dépend du bon vouloir des patrons et du gouvernement ; c’était un message de résignation pour tous les travailleurs qui suivaient ce conflit.

Voici ce qu’écrivait Philippe Poutou pour justifier ce nouveau choix :

« Un repreneur pour sauver l’usine ? Ce fut d’autant plus compliqué que la faible chance de sauver l’usine passait par un processus de reprise peu fiable, les exemples de réussite étant rares. Et Punch, le seul candidat à la reprise, n’a pas suscité beaucoup de confiance. Il s’est montré peu scrupuleux envers nos droits sociaux, exigeant des remises en cause de nos salaires et du temps de travail comme conditions au rachat.

Cela va aider Ford à dénigrer l’hypothèse d’une reprise, à provoquer encore plus la méfiance chez les collègues et donc à renforcer l’idée qu’il vaut mieux fermer l’usine pour prendre la prime de licenciement. La direction de Ford va d’ailleurs en faire beaucoup pour opposer les salariéEs les unEs aux autres, entre les anciens et les plus jeunes, entre ceux qui veulent absolument partir ailleurs et ceux qui veulent sauver leur emploi. Et pour favoriser les tensions, cette direction va œuvrer pour diviser les collègues entre ceux qui ne souhaitent plus produire et les autres. Le moindre conflit jouant en faveur de Ford car il affaiblit toujours plus le collectif et les liens de solidarité. » [2]

Le plan de fermeture de Ford-Blanquefort fait partie d’un plan de 5 000 suppressions d’emplois du groupe en Europe afin d’augmenter sa « compétitivité ».

Avec le choix des  syndicalistes de rechercher un repreneur, les travailleurs de Ford, sans parler des autres travailleurs, se retrouvaient exclus des enjeux du combat. Leur sort n’a jamais été mis en avant en tant que tel, mais uniquement comme résultant, de façon indirecte, d’autres choix : ceux des patrons, ceux de Ford, ceux du prétendu repreneur Punch et ceux du gouvernement. Il était d’ailleurs acquis, et accepté par les négociateurs syndicaux, que ce plan de reprise par Punch ne concerne qu’une partie des salariés de l’usine, plus de la moitié devant être licenciés par Ford (bien sûr pour l’essentiel dans le cadre d’un système de préretraites proposées par Ford). Et cela divisait ainsi les travailleurs en deux catégories. Pire, les responsables syndicaux admettaient d’avance que le repreneur pourrait remettre en cause les RTT, bloquer les salaires et instaurer une flexibilité accrue. Les responsables syndicaux trouvaient donc acceptable que les travailleurs fassent des sacrifices pour permettre à cet éventuel patron de prospérer. Ce n’est pas le sort des travailleurs licenciés qui a été le point central mis en avant, c’est « la poursuite de l’activité ».

Ce paramètre a changé au cours du temps, au fur et à mesure qu’il apparaissait que Ford ne voulait pas de ce deuxième plan de reprise. Pour aboutir, après l’échec du plan de reprise, à la demande auprès des pouvoirs publics d’une reprise d’activité même très partielle, accompagnée là encore du licenciement de la grande majorité des travailleurs de l’usine, selon les déclarations répétées de Philippe Poutou.

Le choix de cette stratégie non seulement ne condamnait pas le fonctionnement du capitalisme, mais tendait à dire qu’en dehors de lui point de salut. Et même si la lutte ne permet pas d’inverser le rapport de force, il est important que les travailleurs comprennent ce qui leur arrive et renforcent leur conscience de classe.

Une alternative existait-elle ?

Ce sont les grands groupes capitalistes et leur poignée d’actionnaires qui mènent le monde et qui décident de rayer d’un trait de plume l’activité d’une ville, d’une région... Et pour ce qui concerne Ford, l’attaque contre les travailleurs de Blanquefort est un des éléments d’un plan qui touche toute l’Europe.

Pour être compris des autres travailleurs, et ceux de Ford en tout premier, il faut leur dire que les intérêts des travailleurs de Ford (et des autres) sont liés, car c’est la politique d’agression patronale contre les travailleurs qui est en jeu, et c’est contre elle que nous essayons de nous dresser. Que chaque recul imposé à Ford et autres patrons potentiels sera un point marqué pour tous les travailleurs. Mais comment faire comprendre cette idée si, en même temps, on se bat pour trouver un repreneur, c’est-à-dire un autre patron ? On en revient, qu’on le veuille ou non, à rejoindre la politique des centrales syndicales, lesquelles ne s’embarrassent pas pour déclarer que « cette usine est autant et plus rentable que les autres », en se plaçant sur le terrain voulu par les capitalistes, celui de la concurrence entre les travailleurs. Sans, bien sûr, avoir la moindre des chances d’inverser en quoi que ce soit les choix des dirigeants, qui savent, mieux que quiconque, ce qui est bon pour eux.

Un front commun hors normes avec… les ennemis déclarés des travailleurs

Tout mettre entre les mains d’un repreneur, Punch en l’occurrence, cela revient à continuer la même politique avec un autre maître d’œuvre. De fait, cela revenait à reprendre à son compte ce que la CGT de Ford condamnait elle-même, à la suite de la désastreuse expérience de 2011,… jusqu’à l’été 2018.

Cette stratégie, choisie par Philippe Poutou et ses camarades, consistait à dire et répéter pendant des mois que le sort des travailleurs de Ford n’était pas entre leurs mains, mais dans celles du gouvernement et d’un patron qui accepterait de reprendre ne serait-ce qu’une partie des salariés. Il ne s’agit pas de travailleurs le dos au mur, au terme d’une lutte perdue. Il s’est agi de ce que Philippe Poutou a défendu comme seul objectif jusqu’à l’effondrement de cette alternative. Le travail des responsables syndicaux a consisté à défendre jusqu’au bout, coude à coude avec le gouvernement, l’offre de reprise proposée par les patrons de Punch.

Cette affaire fut donc l’affaire de « spécialistes syndicaux » qui se sont retrouvés avec le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, et des élus régionaux, défenseurs acharnés et revendiqués du système capitaliste. Le conflit échappait désormais totalement aux travailleurs dont le rôle se ramenait à apporter leur soutien à un patron ou à un autre.

Dans une interview sur France Inter le 28 février dernier, la journaliste Léa Salamé faisait remarquer à Philippe Poutou ce front commun, cette convergence entre le ministre et lui. Celui-ci non seulement ne s’en est pas offusqué mais l’a confirmé, réclamant seulement de son partenaire plus de fermeté.

Après l’échec de la reprise, quelle voie suivre ?

Une fois l’offre du repreneur tant espérée mise au panier, Philippe Poutou, dont les déclarations sont reprises sur le site du NPA, a affirmé encore : « Il faut sauver cette usine, pour préserver les emplois concernés dans toute la région. » Le leitmotiv de Philippe Poutou était toujours : « Il faut qu’il y ait une activité. » Pour lui une seule chose importait : « Les pouvoirs publics doivent prendre le contrôle pour que derrière [la fermeture] il y ait une activité .» Toutes ces déclarations pourraient être reprises à leur compte par n’importe quel politicien de gauche ou de droite, ce que ces politiciens font à l’occasion de chaque fermeture d’usine ou de licenciements massifs.

D’ailleurs voici comment, d’après le journal La Tribune, Philippe Poutou concluait les entretiens du 20 mars 2019, entre les responsables syndicaux de Ford-Blanquefort, le ministère de l’Économie et les élus régionaux :

« Nous avons obtenu le minimum de ce que nous espérions puisque l’idée est de travailler sur la réindustrialisation du site et non sur sa revitalisation. Nous avions les élus qu’il faut pour lancer ce groupe de travail et pour aller au bout de la démarche. Nous avons été plutôt surpris, dans le bon sens, par les positions exprimées par Nicolas Florian [le nouveau maire de Bordeaux] et Patrick Bobet [le président de Bordeaux Métropole], favorables à un accord bien plus contraignant avec Ford que ce qui avait été jusqu’ici proposé. Ils ont manifesté de la fermeté, et il en faudra pour que les 20 millions d’euros annoncés par le constructeur automobile soient vraiment utiles. »

Vingt millions d’euros, cela représente à peine plus de six mois de salaires pour les 850 salariés de Ford-Blanquefort !

Voilà où mènent les choix stratégiques des responsables syndicaux : à se placer sur le terrain des grandes organisations syndicales, qui prétendent jouer le rôle de conseilleurs, mais qui seront, en cas de crise sociale ou politique, les ultimes défenseurs du système capitaliste.

Abattre le capitalisme ou l’aménager

Pour illustrer les dérives auxquelles conduisent ces choix politiques, le mieux est encore de laisser la parole à Philippe Poutou. Voici celles tirées de son article intitulé « Ford-Blanquefort : Une guerre perdue, reste encore des batailles à mener », paru dans l’hebdomadaire du NPA, L’Anticapitaliste, du 28 mars 2019 :

« Enfin nous n’abandonnons pas tout espoir d’éviter la disparition de l’usine. Nous tentons de pousser l’État et les collectivités territoriales à reprendre Ford, d’une manière ou d’une autre, terrain, bâtiment et machines, pour y réimplanter une activité, sauvant ainsi quelques centaines d’emplois.

La défense des emplois, c’est politique

Car le problème de défense des emplois, directs et induits, est un problème politique, celui d’une intervention des pouvoirs publics contre les logiques destructrices du privé. Il s’agit d’avoir une stratégie industrielle, de prendre en main des outils de production pour lancer des activités socialement utiles, répondant aux urgences environnementales. Cela suppose une confrontation avec les multinationales, de dire stop à leur plein pouvoir, à leur impunité, cela oblige à changer les lois pour réquisitionner, reprendre l’argent public détourné au minimum.

Il y a du chemin à parcourir car lors des premières réunions du groupe de travail pour la réindustrialisation de l’usine, les collectivités territoriales comme le ministère restent encore bien timorés face à Ford qui décide encore de tout. Mais c’est pas fini. »

En quoi de telles déclarations peuvent-elles permettre de renforcer la conscience de classe des travailleurs ? Elles renforcent au contraire l’illusion, largement partagée par nombre de travailleurs eux-mêmes acculés, que la solution ne peut venir que de l’État des bourgeois et d’un « bon » patron capitaliste.

Défendre encore et toujours les idées de la lutte de classe

Si, dans chaque lutte contre les licenciements, il importe de démontrer aux travailleurs que faire face aux mauvais coups du patronat ou du gouvernement est toujours mieux que se soumettre sans combat, encore faut-il que les travailleurs sentent que ce combat est le leur. Chaque point, aussi limité soit-il, gagné par les travailleurs eux-mêmes est un point marqué pour tous les travailleurs. Et c’est ainsi que les travailleurs peuvent sortir renforcés d’un combat que des bureaucrates qualifieront de perdu.

Aussi dures que puissent avoir été, par exemple, les luttes des travailleurs de PSA à Aulnay-sous-Bois en 2012-2013, de Continental à Clairoix en 2009, ou encore de Chausson à Creil de 1992 à 1996, les travailleurs n’ont pu mettre en échec les choix fondamentaux des géants industriels. Mais il n’empêche que, non seulement les travailleurs de ces entreprises sont sortis renforcés à l’issue de leur lutte, mais, bien au-delà, ces combats, chacun à sa façon, ont renforcé le moral d’au moins une partie de la classe ouvrière. Cela, bien sûr, grâce à leur radicalité, et pas en fonction des résultats obtenus, mais aussi et tout autant, par la façon dont ces luttes ont été dirigées : elles l’ont été par les travailleurs eux-mêmes.

Dans chaque conflit, il s’agit de défendre les idées de base du mouvement ouvrier, les valeurs que des générations ont défendues : d’abord rappeler aux travailleurs qu’ils sont victimes de l’appétit de profits d’une classe, la classe capitaliste, que ces capitalistes s’appellent Ford, Renault, Peugeot, Mercedes ou Toyota.

Nous devons affirmer :

« Eux défendent leurs profits, alors nous, travailleurs, nous avons tous les droits, après avoir été exploités : celui d’exiger de voir garanti notre droit à la vie, nos salaires, le temps qu’il faudra, et cela travail ou pas ! Dans ce combat, nous sommes tous unis face à notre patron, à tous les patrons et au gouvernement qui les sert.

Ce que nous obtiendrons ce ne sera pas autour du tapis vert mais ce sera notre bien commun que nous ne pourrons gagner que par nos luttes. Nous prenons l’engagement solennel de nous battre pour tous, c’est-à-dire pour chacun d’entre nous, pour assurer à chacun le maintien de ses ressources, car nous n’avons que ça pour vivre.

Quant aux revendications et aux moyens de lutte, c’est vous et vous seuls qui en déciderez ».

Il s’agit de faire tout l’effort nécessaire pour convaincre de ces idées les travailleurs acculés à la lutte et qui, au départ, ne sont peut-être pas prêts à les partager. Mais il faut en débattre sans complexe afin qu’ils aient ce choix-là. Et l’expérience montre que cela peut même les enthousiasmer. Et même si la lutte était difficile à entamer chez Ford, il était possible de tenir ce langage pour placer la lutte sur un terrain à l’exact opposé de celui qui a été choisi par ceux qui l’ont animée. C’est ce langage qui peut tout naturellement conduire les travailleurs non seulement à prendre leurs décisions collectivement, en assemblée générale, mais aussi à se donner un organisme de direction, un comité de grève démocratiquement élu, qui incarne concrètement leur volonté.

C’est avec ce langage et surtout en se battant pour cette perspective qu’un militant ouvrier communiste révolutionnaire peut, même dans une bataille défensive, limitée à une seule idée, œuvrer pour le renforcement de la conscience de classe des travailleurs, en montrant qu’ils ne sont pas seuls.

On pourrait encore ajouter :

« Nous ne sommes pas seuls. Nos ennemis sont riches et puissants, le grand patronat, ces trusts internationaux et leurs larbins gouvernementaux ; mais nous, nous avons des millions, des centaines de millions d’alliés potentiels, nos frères d’exploitation, les travailleurs de Ford en Allemagne et aux USA qui souffrent des mêmes maux que nous et à qui nous allons nous adresser pour leur dire bien haut que nous ne sommes pas en compétition avec eux, mais engagés dans le même combat contre le même patron. Et puis, au-delà, tous les travailleurs sont nos frères de combat, toute notre classe qui enrage de subir la dictature capitaliste et des gouvernements, quelle qu’en soit la couleur. Et, aujourd’hui ou demain, ce combat nous liera et nous offrira la véritable issue à nos malheurs. En attendant, nous allons nous battre pour sauver la peau de chacun, sans exception. Et cette lutte nous sommes prêts à la poursuivre aussi loin que vous serez prêts à la mener : c’est vous qui en déciderez, ce sera notre lutte à tous, conduite par nous tous. »

Par-delà les circonstances concrètes de chaque lutte, la préoccupation essentielle d’un militant ouvrier révolutionnaire est d’être attentif à tous les pas en avant possibles, aussi modestes soient-ils. Mais il faut garder le cap et les principes. Ils restent le gage de vrais succès dans la remontée de la conscience de notre classe. Il ne faut pas les abandonner par suivisme à l’égard des appareils réformistes ni pour quelque raison que ce soit. Car cela revient à subordonner les travailleurs aux illusions inspirées par la bourgeoisie, précisément au moment où, en s’engageant dans la lutte, ils ont besoin de perspectives.

18 avril 2019

 

[1]     Tract CGT, 11 juin 2018, en ligne sur le site de la CGT Ford.

 

[2]     Philippe Poutou, « Ford Blanquefort : C’est pas fini ! », L’Anticapitaliste, n° 457, 5 janvier 2019.