Le 10 février, faute de trouver un candidat qui fasse consensus entre les différents clans au pouvoir, Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir depuis vingt ans, muet et invalide depuis 2013, annonçait qu’il se représentait pour un cinquième mandat. Mardi 2 avril, il présentait sa démission. C’était le résultat de l’énorme pression exercée par le peuple algérien durant six semaines. Vécu comme l’humiliation de trop, le cinquième mandat a déclenché un puissant mouvement populaire, d’une ampleur inédite en Algérie. Semaine après semaine, répondant à toutes les manœuvres du pouvoir, le mouvement s’est transformé en une contestation de tout le système politique et aussi, par bien des aspects, social.
Le 11 mars, Bouteflika renonçait à un cinquième mandat et annonçait le report des élections. Les manifestants, toujours plus nombreux, refusaient en bloc ce prolongement du quatrième mandat. Ouyahia, le Premier ministre détesté, était remplacé par Bedoui, l’ex-ministre de l’Intérieur, lui aussi immédiatement rejeté en tant qu’homme du « système », selon le mot des manifestants.
Face à la contestation, les partis au pouvoir se fissuraient et s’entredéchiraient les uns après les autres, des dirigeants du FLN et du RND lâchant Bouteflika. Le 26 mars, pour trouver une issue à la crise politique, c’était au tour de Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée, de lui retirer son soutien. Il proposait d’activer l’article 102 de la Constitution permettant la destitution du président en cas d’empêchement. C’était déclarer Bouteflika inapte... six ans après qu’un AVC l’a rendu incapable de parler. La manœuvre était dénoncée massivement par des millions d’Algériens dans les manifestations du 29 mars.
Maintenant sont aussi rejetés les « 3 B », les trois hommes choisis pour organiser la transition sous l’égide de Gaïd Salah : Bensalah, le président par intérim, à la tête du Sénat depuis vingt-deux ans, Bedoui, Premier ministre, et Belaïz, président du Conseil constitutionnel. Ce sont tous d’anciens et fidèles serviteurs du système. Après « Système dégage ! », le slogan le plus repris devenait « Qu’ils partent tous ! »
Une mobilisation massive et populaire
Depuis plus d’un an, une partie de la jeunesse des quartiers populaires réunie dans les stades, organisée dans les clubs de supporters, dénonçait le mépris du pouvoir et l’absence d’avenir qui s’offre à elle. Comme le disait l’un d’entre eux : « On a voulu nous éloigner de la politique en nous enfermant dans les stades, et c’est là qu’on s’est politisés. » Leur chant, La casa del Mouradia, est devenu un des hymnes de la révolte. Défiant l’interdiction de manifester à Alger, cette jeunesse a été aux avant-postes de la contestation dès le vendredi 22 février. Elle a su, avec ses manifestations pacifiques, sa détermination et son enthousiasme, gagner le respect des plus anciens et les entraîner, alors que beaucoup hésitaient et étaient sensibles aux menaces de guerre civile agitées par le pouvoir.
Les manifestations du vendredi sont devenues un point fort où, de plus en plus rodés et organisés, les manifestants préparent des pancartes et des banderoles dont les slogans suivent l’actualité et répondent aux manœuvres du pouvoir. Si l’ironie et l’humour sont au rendez-vous, les manifestants sont avant tout soucieux de préserver l’unité et la force de leur mouvement en veillant au respect des uns et des autres. Ils veulent avant tout se faire entendre. Ainsi, lorsque le 22 mars des vuvuzuelas ont fleuri dans les cortèges, couvrant les slogans des manifestants, dans la semaine qui a suivi des commentaires sur les réseaux sociaux ont invité les marcheurs à les laisser chez eux et, le 29 mars à Alger, il n’y en avait déjà quasiment plus.
La présence des femmes dans les cortèges constitue un renfort inestimable pour le mouvement. Elles, qui au quotidien subissent le harcèlement, découvrent dans les manifestations une fraternité entre hommes et femmes inimaginable jusqu’à présent. Malgré la foule et la promiscuité, les mains baladeuses et les paroles déplacées sont restées marginales. Les femmes s’affirment, même si ni le conservatisme, ni ceux qui voudraient les cloîtrer et les faire taire n’ont disparu.
Les femmes doivent ainsi faire face à ceux qui leur disent : « On est là contre le système, mais pour les femmes on verra plus tard. » Mais si les femmes veulent, comme les hommes, combattre ce système, elles refusent à juste titre de se taire au nom de l’unité pour l’Algérie future. Beaucoup le disent : elles ne veulent pas revivre le sort de leurs aînées, qui avaient combattu le colonialisme français durant la guerre d’indépendance et qui par la suite, en 1962, s’étaient retrouvées reléguées dans leur cuisine. Sans parler de la pression des courants islamistes qui les ont prises pour cible durant la décennie noire.
Une revendication de liberté qui embrasse toutes les couches sociales
Le cinquième mandat de Bouteflika a fait l’unanimité contre lui, fédérant dans toutes les régions du pays, les générations, les hommes et les femmes, la jeunesse scolarisée, les étudiants. Toutes les catégories sociales se sont exprimées pour une « Algérie libre et démocratique ». Chacune a ses raisons de se dresser contre le système.
Ainsi, magistrats et avocats estiment ne pas vivre dans un État de droit. Ils voudraient pouvoir rendre la justice en ayant plus de marge de manœuvre et sans subir de pressions de la part d’officiers ou de hauts dignitaires qui font leur loi sur un simple coup de téléphone. C’est ce qu’illustre le scandale qui a éclaté début mars à Tipaza. Un juge d’instruction a alors révélé et dénoncé les pressions subies de la part d’un général de gendarmerie et de sa femme, présidente de la cour d’appel de Tipaza, afin qu’il accorde la liberté provisoire à un importateur véreux de pièces électriques. De même, nombre de journalistes voudraient pouvoir exercer leur métier sans subir la censure ou des menaces d’arrestation. Ceux de la télévision et de la radio publiques se sont dressés contre leur direction, qui ne diffusait aucune information, aucune image sur le mouvement alors que des millions de personnes étaient dans la rue !
De leur côté des hommes d’affaires, des patrons petits et grands veulent plus de liberté dans leurs activités, certains estimant avoir été lésés au bénéfice de ceux qui avaient la faveur du régime, tel Ali Haddad, l’ex-dirigeant du FCE, la fédération patronale, que Gaïd Salah a finalement sacrifié à la vindicte populaire en le faisant arrêter à la frontière tunisienne alors qu’il voulait quitter l’Algérie. Le milliardaire Issad Rebrab est le symbole de cette opposition libérale. Ex-professeur de comptabilité à Tizi-Ouzou, il a fait fortune grâce au monopole obtenu pour l’import-export du sucre et de l’huile durant les années Bouteflika. Par la suite, il a étendu ses activités à l’industrie, la construction, la presse et l’électroménager. Après avoir profité des faveurs du régime, il affirme avoir été lésé par ce dernier, qu’il accuse de bloquer ses projets, affirmant avec aplomb qu’on l’empêche ainsi de créer 100 000 emplois à Bejaïa. Depuis bientôt deux ans, chaque jour, les quotidiens El Watan et Liberté affichent à leur une un encart où figure le nombre de jours de blocage des projets de Rebrab. L’opposition libérale que celui-ci incarne a aussi pu séduire un certain nombre de travailleurs, qui le pensent sincère dans sa volonté de développer le pays et créer des emplois.
Un Rebrab ne s’oppose au système que parce qu’il voudrait avoir un meilleur accès à la mangeoire de l’État et à ses décisions. Il prône la liberté pour ses affaires mais, dans ses usines, les travailleurs ne disposent d’aucun droit. Il s’est montré intraitable avec ceux qui ont fait grève et tenté de créer un syndicat. Le 10 mars, au nom de la désobéissance civile contre le cinquième mandat, il a permis à ses salariés d’arrêter le travail mais, dès que Bouteflika a annoncé son renoncement, il a menacé ceux qui voulaient continuer le mouvement. C’est par une exploitation féroce de ses travailleurs et déjà, en fait, par le pillage des caisses publiques que ce milliardaire, qui se targue d’être un démocrate, a accumulé une fortune de 3,7 milliards de dollars.
L’Algérie libre et démocratique à laquelle aspirent les travailleurs et les classes populaires n’est pas celle à laquelle aspire un Rebrab. Les classes populaires dénoncent un système qui les condamne à la précarité, à la mal-vie, et qui n’offre que bien peu de perspectives à une jeunesse pourtant formée et diplômée. Elles crient entre autres slogans « Libérez l’Algérie ! » et dénient toute légitimité historique aux dirigeants du FLN, qu’elles qualifient de bandes de voleurs ayant bradé les richesses du pays aux affairistes et aux multinationales.
Alors que les privilégiés ont leurs comptes en banque bien garnis en devises en France ou en Suisse, les classes populaires n’acceptent plus d’être pauvres dans un pays riche. Elles n’acceptent plus que leurs langues populaires, celles qu’elles parlent, comme le kabyle, l’arabe dialectal, le darija, soient méprisées. Elles n’acceptent plus les divisions que le pouvoir a attisées entre les populations arabophone et berbérophone, comme en témoigne le mélange des drapeaux, amazigh et nationaux, auquel on assiste dans les manifestations en Kabylie et à Alger.
Depuis le 22 février, les millions d’Algériens qui ont participé aux marches du vendredi ont conquis le droit de s’exprimer dans l’espace public, le droit de discuter, de s’affronter et d’échanger sur toutes les questions. Toutes les colères ressortent et s’expriment. Ce sont celles des personnes handicapées, des architectes qui se retrouvent au chômage avec l’arrêt des grands chantiers, ou même celle des défenseurs des animaux présents pour dénoncer le sort réservé aux chiens et chats errants. Ce sont aussi celles des chercheurs, des employés communaux, des étudiants, des enseignants, des retraités de l’armée mal traités par le pouvoir, des avocats, des huissiers, des agriculteurs et ouvriers agricoles, des familles des victimes de la guerre civile qui veulent que les bourreaux soient jugés. Comme dans tout grand mouvement populaire, c’est tout ce qui était enfoui qui ressurgit.
Les travailleurs dans la mobilisation
Quelle a été la participation de la classe ouvrière en tant que telle au mouvement ? Dans quelle mesure par exemple a-t-elle répondu aux appels à la grève lancés sur les réseaux sociaux ? Il est très difficile d’en avoir une vue d’ensemble, tant les organes de presse ignorent et censurent ces informations. En tout cas il est certain que les travailleurs ont massivement participé aux manifestations. Il s’agit pour eux de dire leur opposition à un système qui les a privés pendant des années d’une vie décente, qui a conduit des plans d’austérité et leur a imposé la précarité en même temps qu’il faisait de nombreux cadeaux aux patrons du secteur privé. Quant au secteur public, le système se concrétise aussi par ces directeurs qui obtiennent leur poste par leurs relations avec quelque wali (préfet) ou la protection de quelqu’un de haut placé.
Cependant les revendications contre l’injustice sociale, la pauvreté, la mal-vie sont restées pour l’instant à l’arrière-plan dans le mouvement. Bien des travailleurs acceptent l’idée que changer le système politique est un préalable et que les revendications sociales seront à poser plus tard. Mais en même temps, dans un certain nombre d’entreprises, le climat de contestation et le succès des manifestations du vendredi redonnent le moral et encouragent les travailleurs à mettre en avant à ce niveau local leurs revendications en matière de salaires, d’emploi et de conditions de travail. En tout cas ces revendications sont au cœur des discussions de bien de manifestations ouvrières.
Ainsi, à Oran, les travailleurs de l’entreprise privée sidérurgique algéro-turque Tosyali, qui emploie 3 500 travailleurs dont 800 Turcs, se sont mis en grève pour leur « permanisation », autrement dit pour avoir un contrat à temps indéterminé. Ils ont peut-être été encouragés par la victoire des 1 100 agents communaux de la ville qui, après un mois de grève, ont obtenu une promesse de CDI.
Les conditions de travail sont bien différentes, dans le secteur public et dans le secteur privé. Le secteur public regroupe les fonctionnaires des différentes administrations, enseignants, employés des chemins de fer (SNTF), des transports urbains, des entreprises nationales d’hydrocarbures, de travaux publics, où existent des syndicats autonomes qui ont relayé les appels à la grève. À des degrés divers, enseignants, postiers, employés du gaz, travailleurs des ports, employés des diverses administrations ont répondu à un moment ou un autre à ces appels, manifestant parfois dans des cortèges massifs comme cela a été le cas jeudi 11 avril à Bejaïa, où des milliers de travailleurs du public ont manifesté contre Bensalah.
Les entreprises publiques de production dans le textile, l’automobile, l’électroménager, la céramique sont encore nombreuses malgré les privatisations. Les salaires y sont assez faibles, mais les anciens travailleurs sont en CDI tandis que les plus récents sont en CDD. Seul le syndicat UGTA y est présent et les délégués sont bien plus des gestionnaires occupés à gérer les œuvres sociales qu’à organiser la lutte. Ainsi, lors d’un appel à trois jours de grève dans le secteur public, lancé sur les réseaux sociaux, les ouvrières d’une entreprise textile de la région de Béjaïa ont fait grève sans que les délégués UGTA y appellent. Le lendemain, le directeur a appelé toutes les travailleuses à reprendre leur poste, sous menace de sanction. Une majorité l’a fait, et c’est lorsque les travailleuses ont fait pression qu’elles ont obtenu le droit de faire deux jours de grève non consécutifs.
En faisant grève au cours du mouvement, les travailleurs des ports d’Alger et de Bejaia ont aussi obtenu 26 % d’augmentation lors d’une grève récente. Naftal, l’unique distributeur de carburant, a dû lui aussi concéder des augmentations à ses salariés. Dans une autre entreprise textile, les travailleuses qui réclamaient une prime ont été reçues de manière odieuse par le directeur. Leur réponse a été : « Tu ne veux pas nous donner la prime, très bien. Maintenant, ce que nous voulons, c’est ta tête ! Directeur dégage ! » Elles ont eu gain de cause, le directeur a dû effectivement dégager.
Dans le secteur privé, en l’absence de traditions de lutte, les réactions ont été moins nombreuses. Mais par exemple dans la zone industrielle de Rouiba, près d’Alger, les travailleurs de plusieurs entreprises de l’agroalimentaire telles que Ramy, Pepsi-Cola, Coca-Cola ou LU ont répondu à la grève générale, malgré les pressions patronales. Dans ces entreprises privées, nationales ou internationales, la précarité est générale et les travailleurs n’ont aucun droit. Au nom du développement national, l’UGTA, pour ne pas gêner les patrons, a toujours refusé de créer des syndicats. Un certain nombre de ces entreprises privées sont d’ailleurs d’ex-entreprises publiques rachetées par des proches du pouvoir, dignitaires du FLN, officiers, ou bien sont des entreprises dépendant d’une multinationale, mais gérées aussi par de tels personnages. C’est le cas de Ali Haddad, l’ex-chef du FCE entré récemment en disgrâce, revendeur de véhicules Astra, et de Tahkout, dont les usines de Tiaret font le montage des véhicules Hyundai. Ayant bâti très rapidement leur fortune sous la protection du pouvoir, ils sont détestés et ont été conspués dans les manifestations. Gaïd Salah, pour s’attirer les faveurs des travailleurs n’a pas hésité à les sacrifier, notamment en empêchant Haddad de quitter le territoire. Il n’a cependant pas été inquiété pour détournement de fonds ou enrichissement suspect, mais parce qu’il était en possession d’un passeport britannique et avait sur lui 5 000 euros !
Les travailleurs de la SNVI, entreprise publique qui fabrique des engins et des camions dans le cadre de la société Sonacom, reprochent au pouvoir d’avoir fait péricliter le secteur public industriel au profit des multinationales et de riches hommes d’affaires algériens comme Haddad ou Tahkout. Ils reprochent au dirigeant de l’UGTA Sidi Saïd et aux pontes syndicaux locaux d’avoir été complices de ce bradage.
La SNVI est une entreprise phare que tous les travailleurs de la grande zone industrielle de Rouïba regardent avec intérêt, bien que ses effectifs aient fondu. Le gouvernement a essayé à plusieurs reprises de s’en débarrasser, mais les travailleurs ont résisté et ont mené des grèves répétées. Ils ont été les plus mobilisés dans la contestation populaire et veulent chasser Sidi Saïd.
Ce souhait est aujourd’hui partagé par les travailleurs de nombreuses entreprises. Sidi Saïd a sans vergogne annoncé qu’il soutenait le mouvement populaire. Pour calmer la contestation qui le prend pour cible, il a maintenant annoncé qu’il ne se représentera pas à la tête de l’UGTA lors du prochain congrès.
Le système, défenseur de l’ordre social bourgeois
Dans quelle mesure l’aspiration qui s’exprime dans le slogan « Système dégage » peut-elle être satisfaite ? Ce slogan résume confusément le désir de vivre librement, de jouir de véritables droits démocratiques, et le mécontentement social reste à l’arrière-plan. Pour l’immense majorité des travailleurs, il semble que dégager le système soit un préalable, ensuite disent-ils « on s’occupera des conditions de vie et des salaires ». Ils tendent à attribuer à une bande de politiciens la seule responsabilité du gaspillage et de la mal-vie.
Face à cette mobilisation, le pouvoir continue d’élaborer une série de manœuvres. La dernière en date, la convocation d’une élection présidentielle le 4 juillet, réussira-t-elle ? L’ampleur des manifestations du vendredi 12 avril a encore témoigné du rejet sans appel de Bensalah, de Gaïd Salah et du ravalement démocratique de façade que voudraient effectuer des fidèles du clan Bouteflika.
Cette élection aura-t-elle lieu ? Si la mobilisation se poursuit, l’armée tentera-t-elle un coup de force pour faire taire la contestation ? Cela n’a pas été son choix jusqu’à présent, face à un mouvement de cette ampleur. Mais cela n’est pas à exclure.
Depuis la nomination de Bensalah comme président par intérim, le Premier ministre Bedoui a interdit les manifestations en semaine, fait procéder à des arrestations et utiliser les canons à eau et les gaz lacrymogènes contre les étudiants mardi 9 ainsi que vendredi 12 avril, uniquement à Alger. Il tente de reprendre le terrain perdu depuis le 22 février, afin d’imposer son processus électoral pour lequel les candidats ont commencé à se faire connaître. C’est le cas de l’ex-officier Ali Ghédiri, et de l’ex-Premier ministre, mais ce ne sont pas des candidats crédibles pour tous ceux qui aspirent au changement. Y en aura-t-il d’autres ? Pour l’instant, l’état-major de l’armée, discrédité notamment par des scandales de corruption, n’a pas dans ses rangs d’hommes en mesure de donner l’illusion d’une transition démocratique. Il n’est certes pas exclu que d’autres hommes de l’armée, moins compromis, finissent par surgir d’ici quelque temps en réponse à un des slogans les plus repris des manifestants « Armée, peuple, frères, frères ». Mais on n’en est pas encore là.
De son côté, l’avocat Bouchachi ex-porte-parole de la Ligue des droits de l’homme, après avoir salué le rôle de Gaïd Salah dans la démission de Bouteflika, s’oppose à des élections le 4 juillet. Son nom circule comme pouvant être le garant d’une transition démocratique intègre. Il dispose d’une certaine popularité dans la petite bourgeoisie et la jeunesse étudiante et pourrait vouloir s’en servir. Un autre homme, Karim Tabbou, ex-membre du FFS (Front des forces socialistes), qui se présente comme un homme neuf et jeune, se verrait bien jouer ce rôle. Les courants islamistes pourraient aussi tenter leur chance, mais pour l’instant le mouvement ne pousse pas du tout dans leur sens, malgré la religiosité toujours très répandue. Mais ils sont une force organisée qui peut toujours redevenir menaçante.
En tout cas, les hommes aux ambitions personnelles et politiques qui voudraient profiter d’une telle mobilisation ne manqueront certainement pas, que ce soit ceux-là ou d’autres. La clique du clan Bouteflika sera peut-être finalement remplacée par de nouvelles personnalités, plus jeunes, non usées par le pouvoir. Mais cette équipe remplaçante cherchera évidemment à pérenniser le système économique qui permet à la bourgeoisie algérienne, et au-delà au capital impérialiste, d’exploiter les travailleurs par le biais des bas salaires et en les privant de droits élémentaires, comme celui de créer et de choisir leur propre syndicat, dans les entreprises publiques ou privées.
Ces solutions politiques, qu’elles soient issues de l’opposition libérale, démocratique, islamiste ou éventuellement de l’armée, ne pourront être que des solutions pour la bourgeoisie. L’enjeu est de préserver un ordre social injuste qui fait la part belle aux multinationales, françaises comme Total, Lafarge, ou bien américaines, qui ont en ligne de mire l’exploitation des gisements de gaz de schiste parmi les plus importants du monde. On peut affirmer que ces solutions politiques, si elles émergent, ne répondront en rien aux aspirations démocratiques et sociales des classes populaires.
Seuls les travailleurs peuvent offrir une perspective
La population accuse les dignitaires du régime, les hommes du système et en particulier ceux du FLN, d’avoir volé l’indépendance acquise au prix de lourds sacrifices en 1962. Elle les accuse d’avoir bradé le pays, de l’avoir vendu aux puissances impérialistes, la France et les États-Unis. Ce sentiment national est fortement présent dans la mobilisation populaire: le sentiment que les aspirations à vivre dans un pays libre et sans oppression, qui étaient celles du peuple algérien en 1962, ont été trahies.
Cependant, répondre vraiment à ces aspirations impliquerait, pour les travailleurs et les classes populaires en général, de s’attaquer aux racines mêmes de ce pouvoir qu’ils contestent, à la domination des classes dominantes, et de leur demander des comptes. Où sont allées toutes les richesses du pays ? Où sont passés les 1 000 milliards de dollars générés par l’exploitation des hydrocarbures ces dernières années ? Où sont passés les 200 milliards de la réserve de change dont disposait l’État ? Comment des patrons comme Haddad, Rebrab, Tahkout et d’autres ont-ils pu devenir richissimes en à peine une génération, alors que dans le pays chacun a bien du mal à faire vivre sa famille ?
Alors, face à toutes les manœuvres politiques prévisibles, dans quelle mesure la classe ouvrière sera-t-elle en mesure de s’organiser, de prendre conscience de ses capacités en tant que classe et d’avancer ses propres solutions ? Face à la crise du capitalisme, la classe ouvrière d’Algérie a besoin de prendre conscience de ses objectifs politiques. Elle est jeune, nombreuse et éduquée et, dans le contexte d’un tel mouvement de masse, les évolutions politiques peuvent se faire très vite.
Le pouvoir a jusqu’à présent tenté de gagner du temps, en espérant sans doute que le mouvement s’essouffle. Cela n’a pas été le cas et il ne s’éteindra sans doute pas de sitôt. Une situation où toutes les classes sociales sont mobilisées peut laisser à la classe ouvrière le temps de faire un bond en avant du point de vue de sa conscience de classe, de son organisation. Cela serait déterminant pour qu’elle puisse aller de l’avant, traverser de manière soudée les nouvelles épreuves qui s’annoncent et devenir capable d’offrir une perspective à toutes les classes populaires.
Les classes dominantes disposent d’une multitude d’hommes et de partis pour défendre au mieux leurs intérêts. Elles ont à leur service l’appareil d’État, avec ses institutions, ses forces de sécurité et son armée. La classe ouvrière a besoin d’organisations qui représentent ses intérêts. Et les épreuves auxquelles elle sera confrontée nécessitent qu’émerge en Algérie un parti qui propose aux travailleurs des objectifs à chaque étape de la mobilisation, qui apporte une réponse à chaque attaque du pouvoir, un parti communiste révolutionnaire. Ce parti n’existe pas mais, dans le contexte d’une telle mobilisation populaire, les militants peuvent surgir pour le constituer.
Ce qui se déroule parallèlement au Soudan, où une mobilisation populaire a obligé à la démission le dictateur Omar al-Bachir, puis le militaire qui voulait prendre sa place, montre que la révolte qui s’est fait jour en 2011 dans le monde arabe est bien loin d’être éteinte. La révolte des masses algériennes peut redonner espoir à bien d’autres parmi les travailleurs des autres pays, à commencer par ceux du Maghreb et du monde arabe, avec lesquels elles partagent la langue, la culture, le passé de combats contre le colonialisme. Les travailleurs d’Algérie peuvent trouver des alliés naturels dans tous ces pays, mais aussi en Europe et notamment en France, où une fraction importante de la classe ouvrière est originaire du Maghreb. Car la question qui se pose à tous aujourd’hui est de trouver la voie pour en finir avec un système capitaliste mondial dont la crise ne peut que continuer à susciter une série d’explosions sociales.
16 avril 2019