En annonçant le 10 février la candidature du président Abdelaziz Bouteflika pour un cinquième mandat, alors qu’il est malade, invalide et muet, le pouvoir algérien a déclenché dans tout le pays une contestation populaire qui l’a pris de court. Cette candidature, confirmée malgré les manifestations qu’elle a provoquées, est vécue comme une humiliation, la marque de mépris de trop du régime à l’égard de la population.
Les images de l’immense salle la Coupole, où était mise en scène l’annonce de la candidature, ont suscité écœurement et révolte. On y voyait des milliers de partisans du FLN, le parti au pouvoir, s’incliner devant un immense cadre où figurait le portrait de Bouteflika que la population appelle désormais « le cadre » ou même « la momie ». Répondant aux appels à manifester lancés sur les réseaux sociaux, des manifestations d’ampleur ont eu lieu vendredi 22 février, suivies les jours suivants par des manifestations massives de la jeunesse étudiante, par celle des avocats ou des journalistes exigeant que les médias sortent de leur silence et couvrent les manifestations populaires. Vendredi 1er mars, des manifestations plus importantes encore ont eu lieu d’un bout à l’autre du pays, avec partout les mêmes mots d’ordre « Non au cinquième mandat ! », « Bouteflika dégage ! » ou « 20 ans ça suffit », « Système dégage ». Partout, la même colère s’exprimait face à ce simulacre de démocratie.
Une révolte inattendue
Les manifestants ont engagé un bras de fer contre le cinquième mandat. Ce n’est pas la personne de Bouteflika en tant que telle qui est visée. Beaucoup voudraient qu’on le laisse en paix, tandis que d’autres le considèrent comme déjà mort. L’annonce de sa candidature a cependant été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres d’une colère accumulée depuis des années. Cette contestation reflète un profond mécontentement face à des inégalités sociales grandissantes, et aussi un sentiment d’injustice face à la corruption généralisée qui profite à tous les privilégiés du régime. En criant, « FLN dégage ! » « Système dégage ! », les manifestants ont exprimé leur rejet de ces clans au pouvoir qui s’approprient les richesses du pays.
Pour tenter de juguler la contestation, le gouvernement a brandi la menace du chaos qui sévit en Syrie et en Libye, chaos qu’il présente comme étant la conséquence des printemps arabes. Mais le climat d’inquiétude créé par cette propagande est resté sans effet. Les manifestants ont répondu en criant « pacifique », certains offrant des roses aux policiers et les invitant à fraterniser. En fin de journée, après leur passage, les manifestants ont même nettoyé les rues.
Le choix du cinquième mandat
Les différentes factions du régime pensaient faire avec la reconduite de Bouteflika, au pouvoir depuis vingt ans, le choix de la continuité et de la stabilité. Aucun autre candidat faisant consensus auprès des différents clans du régime n’ayant émergé, ses partisans mettent en avant sa légitimité historique en tant qu’ancien combattant de la guerre d’indépendance. Ils glorifient son rôle de sauveur qui a ramené la paix et la stabilité, après les dix ans de guerre civile où la population était prise en tenaille entre l’armée et les islamistes, qui firent au moins 100 000 morts.
En 2011, lors de la vague de contestation dans les pays arabes, Bouteflika jouissait d’une image paternaliste, loin de celle des dictateurs Benali en Tunisie ou Moubarak en Égypte. La contestation sociale gagna néanmoins le pays à travers des grèves ouvrières, des émeutes pour le logement ou l’accès à l’eau et au gaz. La relative aisance financière, consécutive au cours élevé des prix du pétrole, permit au régime de faire face. Les travailleurs réussirent à arracher des augmentations des salaires et des retraites. Des dispositifs d’aide à l’emploi des jeunes offrirent des débouchés aux chômeurs. Un plan de construction de logements permit de réduire les bidonvilles.
Finalement, le régime, apparaissant comme capable d’assurer la stabilité, put continuer à bénéficier du soutien de la bourgeoisie locale et internationale dont les affaires prospéraient en Algérie. Mais les ressorts qui assuraient cette stabilité ont aujourd’hui disparu. Les prix du pétrole se sont effondrés depuis 2014. Enfin, le chantage à la guerre civile, constamment utilisé par le pouvoir, n’a plus d’effet.
Une jeunesse qui n’a plus peur
Dans ce pays de 42 millions d’habitants où 55 % de la population est âgée de moins de 30 ans, les discours de résignation au nom du maintien de la paix et de la stabilité n’ont plus d’effet sur la jeunesse. Celle-ci n’a pas vécu la violence de la décennie noire et n’a connu que le régime actuel et sa violence sociale. Bien qu’une grande partie d’entre elle soit de plus en plus diplômée, un tiers est au chômage. Celle qui travaille se heurte à la précarité et aux bas salaires.
Faute d’issue, certains en viennent à traverser la Méditerranée, au péril de leur vie, dans l’espoir d’une vie meilleure. On les appelle les « harragas ». Ce phénomène qui avait connu une accalmie entre 2013 et 2017 repart de plus belle. Régulièrement des corps sont repêchés au large des côtes, des dizaines d’autres sont portés disparus. Dernièrement à Alger, lors des rassemblements spontanés, les familles et amis de dix jeunes qui ont péri en mer ont exprimé leur colère et dénoncé les conditions qui les ont poussés à emprunter des embarcations de fortune. Les mêmes scènes se répètent de l’est à l’ouest du pays.
Face à ce problème, la seule réponse du gouvernement a été la répression. Si le pouvoir algérien fait la chasse aux migrants subsahariens et les refoule dans leur pays d’origine, il est également intraitable avec les « harragas ». Beaucoup de ceux qui ont été interceptés ont été traduits devant les tribunaux. Ils risquent deux à six mois de prison et des amendes dont le montant représente un à six mois de salaire. Le premier ministre Ouyahia n’a pas hésité à les insulter et à les traiter de « traîtres à la nation », ce qui n’a fait qu’accroître le sentiment d’injustice. Ces jeunes fuient la pauvreté, mais aussi une société sans liberté où règnent toutes formes d’interdits. Depuis le 22 février, la jeunesse tente de faire sauter ce carcan.
Les scandales et la corruption alimentent la colère
Les classes populaires acceptent mal leurs conditions d’existence au regard des ressources pétrolières et gazières dont dispose le pays. Elles connaissent le chiffre de 1 000 milliards de dollars générés par les hydrocarbures durant la période faste. Les nombreux scandales de corruption qui ont éclaté ces dernières années révèlent l’enrichissement rapide de certains cadres du régime grâce à leur position au sein de l’appareil d’État, du FLN ou de l’armée. La population reproche à ces dignitaires d’avoir volé l’argent du pétrole. Des révélations publiques surgissent à la faveur de conflits entre clans rivaux, mais débouchent rarement sur des sanctions pour les plus corrompus, qui au mieux sont limogés.
Le dernier scandale en date, dit de la cocaïne, a semble-t-il opposé des généraux au chef de la police et il a eu plus de conséquences. 700 kg de cette substance ont été saisis sur un bateau de Kamel dit le Boucher, un homme d’affaires lié aux islamistes ayant fait fortune dans l’importation de viande et dans l’immobilier. Il aurait bénéficié de passe-droits impliquant des conservateurs fonciers, des responsables de directions de l’urbanisme, des notaires, et même une trentaine de magistrats dont trois procureurs généraux, et de la complicité du directeur général de la sûreté nationale Abdelghani Hamel, qui depuis a été limogé. Plusieurs généraux ont été arrêtés, puis relâchés.
L’ancien ministre de l’Énergie et ex-président de la Sonatrach – la société nationale des hydrocarbures –, Chakib Khelil, impliqué dans plusieurs affaires, échappe toujours à la justice. Il en est de même d’Amar Ghoul, ex-ministre des Transports, accusé d’avoir empoché un quart des pots-de-vin autour d’un gigantesque chantier d’autoroute. L’impunité dont bénéficient tous ces hommes a de quoi nourrir un sentiment de révolte contre ce « système ».
Les classes populaires payent la note de la crise pétrolière
L’Algérie est parmi les dix pays les plus dépendants de la vente des hydrocarbures. Ils représentent 30 % du PIB, 70 % des recettes fiscales de l’État et 98 % des exportations du pays. L’État n’est pas endetté et dispose d’une réserve de change estimée à 70 milliards de dollars, mais les déficits se creusent. Répondant aux exigences du patronat algérien et du FMI, et prétextant la chute des cours du pétrole, le gouvernement mène donc maintenant une politique d’austérité qui pèse sur l’ensemble des classes populaires et explique leur colère.
Ainsi, pour réduire le déficit commercial, le gouvernement avait, en 2018, interdit l’importation de près de 9 000 produits. Le déficit n’a pas été réduit. Par contre, les prix des produits importés de large consommation comme les céréales, les viandes, les légumes secs, le lait et les produits laitiers, ont connu des augmentations très sensibles. Face à la colère suscitée par ces hausses de prix, Ouyahia avait eu le cynisme de dire : « Le peuple n’est pas obligé de manger des yaourts. » Le gouvernement vient de lever ces interdictions. À la place, 1 095 produits importés sont soumis à une taxe DAPS, (droit additionnel provisoire de sauvegarde), d’un taux allant de 30 à 200 %. Des produits électroménagers ont augmenté de 20 à 50 %, certains cosmétiques de plus de 100 %, les meubles de plus de 50 %. Pour les classes populaires, de multiples produits sont désormais inaccessibles. Acheter « algérien » n’est guère plus économique puisque les prix des produits locaux ont eux-mêmes flambé. Sans parler de la pénurie qui sévit sur nombre d’articles et qui se révèle dramatique quand il s’agit de médicaments, dont plusieurs ne sont actuellement plus disponibles, ni dans les pharmacies ni dans les hôpitaux.
Au final, depuis 2013, les prix auraient doublé, alors que les salaires, eux, sont gelés. Le SNMG, salaire minimum de 18 000 dinars, soit 130 euros, maintient les travailleurs dans la misère, et encore nombre d’employés de commerce, de femmes de ménage sont payés souvent beaucoup moins. Les 4,30 euros par jour du SNMG permettent tout juste d’acheter 500 grammes de viande. L’inflation touche les produits alimentaires, entre 12 et 15 % pour les fruits et légumes, 17 % pour les œufs et le poulet. Les produits comme la tomate à plus de 1 euro ou la pomme de terre à 0,60 euro le kg sont devenus un luxe pour bien des familles populaires.
L’agriculture industrielle s’est imposée dans de nombreuses cultures. Quelques dizaines de producteurs et grossistes qui disposent de chambres froides imposent leur monopole sur le marché et dictent leurs prix. Pour favoriser l’entrée des devises, le gouvernement a préféré orienter l’agriculture vers l’exportation, créant une pénurie qui aggrave encore la hausse des prix.
Les classes populaires dénoncent la « mal-vie »
Les Algériens dénoncent aujourd’hui ce qu’ils appellent la « mal-vie », nourrie par une dégradation des services publics qu’ils constatent quotidiennement. Au nom de la réduction du déficit budgétaire, le gouvernement a réduit le nombre de travailleurs dans les services publics, alors même que la population a augmenté de quatre millions en cinq ans. Les écoles sont surchargées, les hôpitaux sont à l’abandon. Les services de ramassage des ordures sont dépassés. Partout, les recrutements ont été gelés, les départs à la retraite ne sont pas remplacés. Plus de 300 000 postes auraient ainsi été supprimés depuis 2016.
Les classes populaires ont de plus en plus de mal à se soigner. Les malades doivent aller dans le privé et payer, s’ils le peuvent, pour des examens. Ce n’est pas un souci pour les gens aisés, les hauts fonctionnaires, les ministres qui ont accès aux soins dans les hôpitaux européens, à l’image de Bouteflika qui se fait soigner en Suisse et en France, à Grenoble. La pénurie de médecins est aggravée par leur départ massif pour l’Europe ou le Canada. Ils fuient des conditions de travail pénibles, des salaires sans rapport avec ce qu’ils peuvent gagner à deux heures d’avion de distance.
Malgré le sentiment religieux très répandu, la population est indignée par les trois milliards de dollars dépensés par Bouteflika pour la construction de la Grande Mosquée d’Alger. Elle pourra accueillir 120 000 fidèles, il y aura des faïences, des marbres, des stucs, un tapis persan d’un hectare de surface tissé à la main ! C’est pour elle un gâchis, à comparer au manque cruel de moyens existant dans les hôpitaux. Elle a été choquée par l’épidémie de choléra qui a sévi durant l’été 2018, une maladie de la pauvreté qui avait disparu en 1996.
Les travailleurs tentent de résister aux attaques
Après s’être attaqué aux retraites des travailleurs, le gouvernement tente de remettre en cause le droit de grève dans le secteur public, où les syndicats existent et où il est plus facile de se défendre. C’est dans un secteur réputé combatif, celui de l’éducation où la condition des enseignants s’est considérablement dégradée, que le gouvernement a engagé un bras de fer lors de la grève du printemps 2018. Un enseignant débutant touche entre 200 à 260 euros, et beaucoup doivent trouver un deuxième emploi pour s’en sortir. La colère des enseignants contractuels qui n’avaient pas perçu leur salaire depuis des mois a débouché sur cette grève qui s’étendit à tout le pays et fut déclarée illégale. Les grévistes furent accusés de vouloir déstabiliser l’Algérie pour le compte des islamistes ! 19 000 enseignants grévistes reçurent des mises en demeure et furent menacés de radiation. Après un mois de grève, et face à son élargissement, le gouvernement fut contraint de reculer et de réintégrer les enseignants radiés.
Dans toutes les entreprises publiques, les directions sont à l’offensive et tentent de criminaliser les travailleurs combatifs. Douze dirigeants de la grève des techniciens d’Air Algérie ont été licenciés en février et se battent toujours pour leur réintégration. À Tiaret, ville située au sud-ouest d’Alger, les employés de l’hôpital et de la clinique de dialyse ont observé, début janvier, un mouvement de grève pour dénoncer le manque de matériel et de personnel. Vingt et un travailleurs ont été convoqués par la police pour « grève illégale, incitation à attroupement et sabotage ». Une autre plainte pour « non-assistance à malades en danger » a été déposée par le wali (préfet) à l’encontre des travailleurs grévistes. Mais grâce au soutien des malades et de leur famille, les plaintes ont été retirées.
Avec la généralisation de la précarité, la colère éclate régulièrement pour la « permanisation » de l’emploi. Dans nombre d’entreprises publiques et privées, des travailleurs ont été recrutés sur des postes précaires dans le cadre du « pré-emploi », un dispositif de contrats aidés. Au complexe sidérurgique Sider El Hadjar d’Annaba, qui emploie plus de 4 000 travailleurs, plus de 1 500 jeunes embauchés en contrats aidés ont mené, en décembre dernier, une grève de quinze jours qui a obligé la direction à transformer leur contrat aidé en CDD d’un an, avec la promesse d’une permanisation.
Dans les entreprises privées, les patrons ne s’embarrassent pas du respect du Code du travail et des règles de sécurité. La précarité y est quasiment la règle, nombre de travailleurs ne sont pas déclarés. Des grèves éclatent pour obtenir des augmentations, et assez souvent parce que les patrons refusent de payer les salaires en temps et en heure. Les travailleurs doivent lutter quotidiennement pour imposer leur dû face à des patrons qui se croient tout permis.
L’État vache à lait du patronat algérien et des multinationales
Si les travailleurs et les classes populaires payent durement la crise, la bourgeoisie, elle, a continué à prospérer. Ali Haddad, le chef de l’organisation patronale FCE, (Forum des chefs d’entreprise) a apporté son soutien au cinquième mandat de Bouteflika. La politique antiouvrière menée par Ouyahia a largement profité au patronat, qui apprécie de disposer d’une main-d’œuvre peu chère.
Le patronat figure parmi les premiers bénéficiaires de la manne pétrolière et gazière. Il bénéficie de subventions, de crédits à taux bonifiés, d’avantages fiscaux. En 2016, l’ensemble des exonérations d’impôts avoisinait les quatorze milliards de dollars. Au nom de la lutte contre le chômage, les patrons bénéficient d’une main-d’œuvre rendue presque gratuite par les différents dispositifs de contrats aidés. Mais ils en veulent plus, et ils réclament que le gouvernement en finisse avec le Code du travail qu’ils ne respectent même pas. À l’unisson avec les observations du FMI, ils convoitent l’argent que l’État dépense pour les subventions sur les produits de première nécessité qui, selon eux, ruinent l’économie du pays et rendraient les travailleurs fainéants. Ils voudraient que cessent les subventions à des produits de large consommation comme le pain, la farine, le lait, l’huile et le sucre, ou encore que l’État cesse la construction et la distribution de logements sociaux. Le gouvernement a annoncé qu’il comptait en finir avec ces subventions pour cibler les plus démunis. Mais c’est tous les travailleurs qui se sentent appauvris et démunis.
Les grands groupes internationaux ont eux aussi profité de la stabilité politique et des cadeaux du régime. Dans le secteur des hydrocarbures, Total, ENI, BP et Shell ont des vues sur les gisements de gaz de schiste, parmi les plus importants du monde. La construction de logements a profité aux groupes chinois mais aussi au groupe Lafarge. Sanofi vient d’implanter dans la banlieue d’Alger sa plus grande usine d’Afrique. Avec un carburant relativement bon marché, l’Algérie est un des principaux marchés automobiles du continent, et tous les grands groupes comme Nissan, Renault, Hyundai, Kya, s’y sont implantés. L’ambition du gouvernement de créer des emplois industriels en incitant ces constructeurs à faire du montage sur place s’est révélée en fait un fiasco. Les véhicules arrivent partiellement assemblés et en définitive le nombre d’emplois créés a été ridicule.
Le règne de Bouteflika a coïncidé avec un enrichissement rapide de la bourgeoisie algérienne. Des affairistes et d’anciens officiers ont mis la main sur des entreprises publiques, et sur les meilleures terres que l’État a bradées. C’est grâce aux liens tissés avec les hommes au pouvoir qu’une grande partie des commerçants ont fait fortune dans l’import-export. Bouteflika aurait permis aux islamistes qui lui avaient fait allégeance d’établir des monopoles dans certains secteurs de l’importation. Tout ce beau monde avait intérêt au statu quo. Bouteflika ayant servi ses intérêts durant quinze longues années, pourquoi changer ?
C’était sans compter sur le sentiment des classes populaires qui se sont senties humiliées. La colère déclenchée par l’annonce du cinquième mandat couvait depuis longtemps. « Il faut dégager le système », disent les manifestants, et confusément ils sentent que pour améliorer leur sort il faudra un changement profond et radical. Pour l’instant le pouvoir a réagi avec prudence. Instruit par le passé, et la crise politique engendrée par la répression de la révolte de 1988, il hésite à faire le choix de la répression.
Les partis d’opposition et la contestation
Tout comme le pouvoir, des partis d’opposition qui envisageaient de présenter des candidats ont été pris de court par la contestation. Après s’être démarqués des appels à manifester le 22 février, un certain nombre de leurs dirigeants ont participé à la manifestation du samedi 1er mars, notamment ceux du FFS et du RCD qui appelaient au boycott des élections. C’était le cas aussi d’autres candidats possibles comme Louisa Hanoune du Parti des travailleurs, Ali Benflis du parti Avant-garde des libertés, ainsi que d’Abderrazak Makri du parti islamiste MSP (Mouvement de la société pour la paix). Puis face à l’ampleur de la contestation et des manifestations, ces partis ont annoncé les uns après les autres qu’ils ne présenteraient pas de candidat.
Tous ces opposants apparaissent comme liés au régime. Ali Benflis a été premier ministre FLN de Bouteflika. De même, les démocrates bourgeois du RCD ont fourni des ministres. Louisa Hanoune, qui disposait d’une certaine sympathie parmi les travailleurs, a apporté un soutien permanent à Bouteflika, en relayant la propagande du pouvoir sur la stabilité de la nation. Il faut ajouter que l’UGTA, organisation syndicale présente essentiellement dans le secteur public, joue en fait le rôle d’un syndicat officiel inféodé au pouvoir. Malgré des dissidences qui commencent à se faire jour, son secrétaire général Sidi Saïd a apporté son soutien à la candidature de Bouteflika. Enfin, les islamistes éclatés en de multiples formations ont également participé au pouvoir. Leurs positions ont permis à nombre de leurs partisans d’avoir accès à des marchés et à des circuits d’importation.
Outre Bouteflika, six autres candidats auraient également déposé leur candidature. Parmi eux Ali Ghediri, général-major à la retraite et ancien chef des services algériens (DRS) semble être le seul candidat de poids. Il n’était pas présent à la manifestation du 1er mars, mais un de ses soutiens, Issad Rebrab y était. Ce dernier, première fortune du pays, à la tête du groupe Cevital, a fait sa fortune dans l’agroalimentaire et étendu ses activités à l’électroménager, la construction, la verrerie. À la tête également du journal Liberté, il incarne une opposition libérale. Depuis plus d’un an, il mène une campagne affirmant que le pouvoir l’empêcherait de créer 100 000 emplois dans la région de Bejaïa. Il a cherché et obtenu le soutien de la population lors de manifestations massives dans cette ville.
Le mouvement d’indignation à l’annonce de la cinquième candidature de Bouteflika s’est prolongé. Il rassemble jusqu’à présent tous les mécontentements, avec la participation de toutes les couches sociales, des chômeurs au milliardaire, en passant par les étudiants et les avocats. Les couches aisées aimeraient vivre dans une société plus démocratique plus libre, être représentées par un président moderne et qui leur parle. Issad Rebrab le milliardaire réclame plus de liberté pour ses affaires, liberté qu’il refuse aux travailleurs des usines, puisqu’il a licencié tous ceux qui avaient fait grève et tenté de créer un syndicat.
Pour la classe ouvrière algérienne, le motif de départ de cette mobilisation est en même temps sa limite. Le profond mécontentement social qui s’y manifeste ne peut pas trouver de satisfaction dans l’élection présidentielle, même dans l’hypothèse, d’ailleurs aujourd’hui exclue, où Bouteflika finirait par ne pas se représenter et même si finalement un candidat un peu plus présentable et populaire finissait par émerger. En réalité, le personnel politique ne manque pas, qui pourrait après Bouteflika donner au régime une autre façade, éventuellement en satisfaisant au passage certaines demandes de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. En revanche, et surtout dans une période où les difficultés économiques s’accroissent, ni le régime ni la bourgeoisie ne voudront satisfaire les aspirations populaires en matière d’emplois, de salaires, de conditions de vie.
Pour les travailleurs, pour les classes populaires algériennes, il sera indispensable de traduire leurs aspirations en objectifs qui leur soient propres et leurs manifestations actuelles en une véritable mobilisation de classe. La classe ouvrière algérienne est nombreuse. Elle est jeune, éduquée et forte. Elle seule peut offrir une véritable perspective de changement aux couches populaires, en Algérie et au-delà, face à un capitalisme en crise qui ne peut que continuer à provoquer d’importantes secousses sociales.
6 mars 2019