Les élections législatives algériennes du 4 mai ont donné la majorité absolue aux deux partis au pouvoir. Le Front de libération nationale (FLN) est arrivé en tête avec 164 sièges, suivi du Rassemblement national démocratique (RND) avec 97 sièges. Du côté des partis islamistes, divisés, les deux coalitions Ennahda (Mouvement de la renaissance islamique) et MSP (Mouvement de la société pour la paix, ex-Hamas) ont obtenu 15 et 33 sièges. Au total, en leur ajoutant le parti TAJ (Rassemblement de l’espoir de l’Algérie, proche du pouvoir), les islamistes obtiennent 67 sièges et restent bien loin des résultats acquis par les partis similaires des autres pays du Maghreb.
Le gouvernement n’a pas ménagé ses efforts pour tenter de mobiliser les électeurs : une campagne a appelé les Algériens, et en particulier les jeunes, à faire entendre leur voix et les imams ont été mobilisés pour appeler au vote dans leurs prêches. Avec seulement 38,25 % de votants, l’abstention n’en a pas moins été élevée. Les travailleurs et les classes populaires ont observé ce scrutin avec indifférence, tant les programmes des candidats étaient éloignés de leurs préoccupations quotidiennes.
Ce scrutin était le premier depuis l’élection de 2014, qui avait abouti au quatrième mandat présidentiel d’Abdelaziz Bouteflika, un homme aujourd’hui âgé de 80 ans, malade, et qui ne peut plus s’exprimer depuis 2013, au point que la rumeur de sa mort circule régulièrement. Mais, même ainsi, Bouteflika fait jusqu’ici l’affaire de la bourgeoisie algérienne, qui a prospéré depuis qu’il est au pouvoir. Son maintien à la tête du pays permet sans doute d’éviter un affrontement entre les différents successeurs potentiels et l’instabilité que ce conflit risquerait d’entraîner
Dans un contexte international qui a vu de nombreux pays arabes sombrer dans le chaos comme le Yémen, la Syrie ou la Libye, ou du moins dans de grandes difficultés comme la Tunisie et l’Égypte, le régime algérien apparaît politiquement stable. Même s’il n’est pas apte à gouverner, Bouteflika incarne cette stabilité et un pouvoir encore marqué par ses origines, à l’issue de la guerre d’indépendance.
Le pays, son économie et son régime politique gardent encore les traces du projet socialiste affiché en 1962, à la fin de la guerre contre le colonialisme français. Le régime nationaliste algérien affichait alors ses ambitions en matière de développement économique, avec la création d’un important secteur industriel public et la nationalisation des gisements de pétrole et de leur exploitation. Il cherchait à améliorer le niveau de vie de la population, subventionnant les produits de première nécessité et permettant un accès gratuit aux soins et à l’éducation.
Aujourd’hui, cette page est en grande partie tournée. Le scrutin du 4 mai est intervenu dans un contexte marqué par la chute des prix du pétrole ainsi que par un processus de privatisation de l’économie et d’ouverture aux capitaux étrangers. La pression d’une bourgeoisie plus nombreuse et plus riche se fait sentir, qui veut accélérer cette évolution.
Affairisme et scandales de corruption
Les patrons ont fait leur entrée en force parmi les candidats. On les retrouvait sur les listes de presque tous les partis, du TAJ aux islamistes du MSP. Les listes des grands partis gouvernementaux, RND et FLN, leur ont fait aussi la part belle. Ainsi, Ezraïmi, patron du groupe agroalimentaire SIM, et Benhamadi, patron du groupe électroménager Condor, étaient respectivement tête de liste du RND à Blida et à Bordj Bou Arreridj.
En mars dernier, le fils du secrétaire général du FLN, Djamel Ould Abbes, a été arrêté avec sur lui d’importantes sommes d’argent en liquide. Il est accusé de trafic d’influence pour avoir vendu des listes électorales à des affairistes. Les places au sein de l’appareil d’État sont convoitées ; elles peuvent déboucher sur un enrichissement personnel rapide, comme l’illustrent les multiples scandales, petits et grands, qui ont éclaté, impliquant des ministres ou ex-ministres, des hauts fonctionnaires et hauts gradés de l’armée.
Même après des révélations publiques, même quand l’affaire arrive devant les tribunaux, les plus corrompus ne sont jamais inquiétés. C’est le cas pour le scandale de l’autoroute qui relie l’est à l’ouest de l’Algérie, dans lequel Amar Ghoul, ex-ministre des Transports, est accusé d’avoir empoché un quart des pots-de-vin autour de ce gigantesque chantier, évalué à 5 milliards de dollars.
La publication des Panama papers a révélé que le ministre de l’Industrie Abdeslam Bouchouareb avait détenu une société domiciliée au Panama, un canal d’évasion fiscale qui visait paraît-il à financer des biens immobiliers pour ses enfants. Les mêmes Panama papers ont également apporté des éléments sur le scandale impliquant l’ex-ministre de l’Énergie Chakib Khellil et la compagnie nationale des hydrocarbures, la Sonatrach. Il aurait détourné 1,5 milliard de dollars et a été accusé de corruption, mais le mandat d’arrêt international émis contre lui a été annulé pour vice de forme, le juge qui a instruit l’affaire a été muté et le procureur général limogé.
La corruption ainsi dévoilée et l’impunité dont jouissent les dignitaires du régime nourrissent un sentiment d’écœurement dans les classes populaires, alors même qu’elles sont confrontées à des difficultés grandissantes.
La baisse des cours du pétrole
Avec l’effondrement des cours du pétrole survenu fin 2014, le régime ne dispose plus de la même aisance financière que durant la décennie passée. Depuis décembre 2014, les cours se sont effondrés, passant de 100 à 50 dollars le baril. L’Algérie figure parmi les dix pays les plus dépendants des hydrocarbures, ses exportations étant constituées à 98 % de gaz, de pétrole et de leurs dérivés. Mais bien que depuis trois ans la presse occidentale ait annoncé régulièrement la généralisation du chaos en Algérie, on était jusqu’à présent encore loin de la situation des années 1980, quand le prix du baril de pétrole avait chuté de 80 à 20 dollars et que l’État, au bord de la faillite, s’était surendetté auprès du FMI.
En 2014, le pays disposait de réserves de change d’un montant estimé à 190 milliards de dollars, ainsi que d’un Fonds de régulation des recettes, alimenté par la fiscalité pétrolière. Par ailleurs, la plupart des contrats signés avec ses principaux clients, l’Espagne et l’Italie, étaient des contrats à long terme, rendant l’Algérie moins sensible aux variations des cours. Ces marges de manœuvre ont évité au pays de connaître une situation catastrophique comparable à celle du Venezuela. Néanmoins elles s’amenuisent. Le Fonds de régulation des recettes serait épuisé et l’Algérie doit renégocier ses contrats à long terme dans un contexte qui lui est moins favorable. Les réserves de change ont diminué, même si elles se chiffreraient encore à plus de 100 milliards de dollars.
La manne pétrolière et gazière se réduit, mais la bourgeoisie algérienne veut que sa part des revenus, déjà conséquente, soit préservée. Elle veut continuer à prospérer, et pour elle, ce sont les travailleurs et les classes populaires qui doivent payer la note. Profitant du climat d’inquiétude suscité par la faiblesse des cours du pétrole, patronat et gouvernement voudraient remettre en cause les droits acquis par les travailleurs.
L’organisation patronale algérienne, le FCE (Forum des chefs d’entreprise), par la voix de son porte-parole, Ali Haddad, dénonce « le train de vie de l’État ». Les patrons voudraient que l’État revienne sur la gratuité en matière de santé et d’éducation. Ils voudraient que cessent les subventions aux produits de large consommation comme le pain, la farine, le lait, l’huile et le sucre, ou encore la construction et la distribution de logements sociaux. Ils décrient avec haine les primes à l’émeute, comme ils les appellent, autrement dit les concessions faites par le gouvernement lorsque la protestation des classes populaires se fait sentir. Le patronat prêche l’austérité et la fermeté face à des travailleurs qu’il traite de fainéants et de parasites.
Un pouvoir aux petits soins pour le patronat
Pourtant les patrons, les gros commerçants, les propriétaires terriens et les spéculateurs n’ont jamais vu leurs affaires se développer autant que sous le règne de Bouteflika. Les cadeaux n’ont cessé de pleuvoir sur le patronat algérien et les sociétés étrangères implantées en Algérie : avantages fiscaux, subventions, ouverture des entreprises publiques à l’investissement privé, crédits à taux bonifiés, réduction de la taxe professionnelle versée aux collectivités locales, alors que c’est la principale ressource de celles-ci. En 2016, l’ensemble des exonérations d’impôts avoisinait les 14 milliards de dollars.
Les lois de finances 2016 et 2017 n’ont fait que consolider ce soutien à la bourgeoisie locale et étrangère, en prévoyant de nouvelles exonérations, le bradage des terres agricoles, et toujours des aides à l’emploi qui permettent aux employeurs de disposer d’une main-d’œuvre peu chère, puisque c’est l’État qui débourse.
L’Algérie est devenue un des principaux marchés africains pour les constructeurs automobiles européens et asiatiques, qui y ont exporté massivement, faisant au passage le bonheur des importateurs et concessionnaires locaux. Sous prétexte de développer l’économie et l’industrie nationales, le gouvernement a incité les constructeurs à investir dans le montage de véhicules en Algérie. C’est le cas de la Renault Symbol, une voiture assemblée dans l’usine de ce constructeur implantée à Oran. L’État algérien a financé à 70 % la construction du site, dont il détient la propriété à hauteur de 51 %. Pour chaque emploi du site il verse une aide de 15 000 dinars par mois et par travailleur, et offre en prime à Renault le marché algérien sur un plateau. En plus d’être complètement exonéré d’impôts pendant cinq ans, y compris sur l’activité commerciale, Renault a obtenu le monopole des commandes publiques.
Les avantages ainsi accordés aux constructeurs faisant du montage en Algérie ont donné des idées à des margoulins. Au début du mois d’avril, on apprenait que le ministère avait agréé un ancien marchand de légumes pour monter des véhicules Hyundai dans le pays. Il s’est avéré qu’en réalité les véhicules étaient déjà pratiquement montés à leur arrivée : seules les roues restaient à fixer !
L’État algérien se montre ainsi, à l’égal de tous les autres, une véritable vache à lait pour le patronat local ou étranger qui, outre les exonérations légales dont il bénéficie, pratique à grande échelle la fraude et l’évasion fiscales.
Outre les quelques affaires révélées par les Panama papers, il y a tous les petits affairistes enrichis dans l’ombre du secteur public et qui se sont emparés de l’import-export, ou plutôt de l’import-import comme le disent avec humour les Algériens, qui peuvent voir qu’en fait les porte-conteneurs arrivent pleins et repartent vides. Le ministre du Commerce a affirmé que les importateurs pratiquaient une surfacturation, l’estimant en 2016 à 30 % du montant total des importations annuelles, soit à près de 18 milliards de dollars.
Une offensive contre les travailleurs
À l’automne 2016, le gouvernement a mené l’offensive contre les retraites des travailleurs du secteur public, supprimant la possibilité pour ceux ayant cumulé 32 années de cotisations d’accéder à la retraite sans condition d’âge. À l’appel des syndicats autonomes, les grèves ont été très suivies. Le gouvernement a reculé concernant les personnels paramédicaux des hôpitaux. Il a aussi décidé de reporter à 2019 la mise en application de cette réforme.
Mais c’est maintenant le Code du travail qui est en discussion. L’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), syndicat proche du pouvoir, est le seul syndicat habilité à négocier mais il n’a toujours pas révélé aux travailleurs le contenu de la réforme envisagée. Il semble bien que le statut des travailleurs du secteur public soit visé. Ceux-ci sont majoritairement en contrat à durée indéterminée, ils ont le droit de grève, peuvent s’organiser dans des syndicats sans risquer d’être licenciés. Le gouvernement voudrait généraliser la précarité dans ce secteur en alignant le public sur le privé, un secteur où celle-ci est la norme, où les syndicats sont inexistants et les semaines de cinquante heures fréquentes, et où le patron oublie le plus souvent de payer les heures supplémentaires.
Arguant que les caisses publiques sont vides, le Premier ministre Abdelmalek Sellal a annoncé une série de mesures pour les remplir. Cela a commencé en 2016 par les hausses du prix des carburants et de l’électricité, qui ont entraîné en conséquence celles du prix des transports, des produits manufacturés et des services.
En janvier 2017, le taux de la TVA est passé de 17 % à 19 %. Cette décision passe très mal, d’autant que le gouvernement a baissé l’impôt sur les bénéfices des sociétés et reconnaît qu’actuellement il ne recouvre que 13 % du montant de cette taxe que doivent lui reverser les entreprises. Il n’est cependant pas question pour lui de faire la chasse aux patrons fraudeurs ; au contraire il est question d’une amnistie fiscale qui aboutirait à effacer les 100 milliards de dollars impayés par les entreprises locales et étrangères. Les salariés, eux, n’ont pas un tel choix, l’impôt sur leur revenu étant prélevé à la source.
Cette hausse de la TVA vient s’ajouter à la chute du cours du dinar, qui lui a fait perdre près de 30 % de sa valeur depuis 2014. L’inflation s’est envolée et le pouvoir d’achat s’est effondré. Comment s’en sortir lorsque le salaire minimum, le SNMG, est à 18 000 dinars (150 euros au cours officiel) et lorsqu’il faut dépenser pour une famille 5 000 dinars pour faire ses courses de la semaine ? Il faut ajouter que beaucoup de travailleurs sont payés en réalité en dessous du salaire minimum. Quant aux chômeurs, ils ne perçoivent aucune indemnité alors que le fléau du chômage touche un tiers des jeunes, dont beaucoup survivent grâce au secteur informel et à la solidarité familiale.
Pour faire rentrer des devises, l’agriculture a été orientée vers l’exportation, favorisant les grands propriétaires terriens algériens, saoudiens ou américains qui ont fait main basse sur les meilleures terres et à moindres frais. Des entreprises privées ont désormais le monopole de la distribution des produits agricoles et n’hésitent pas à spéculer sur leur cours. Résultat : alors que la viande est un luxe que s’offrent peu d’Algériens, les oranges, les pommes de terre ou les tomates, qui normalement étaient accessibles à toutes les bourses, sont désormais hors de prix, avec des augmentations pouvant atteindre 400 %.
Le gouvernement est à l’écoute de la bourgeoisie et mène l’offensive contre les travailleurs, tout en essayant de résister à la surenchère des milieux patronaux qui voudraient des mesures encore plus radicales. Le régime, rendu prudent par le passé, craint les réactions des travailleurs. Il a en mémoire les émeutes de 1988 qui avaient déstabilisé le pouvoir. L’absence d’un parti ouvrier communiste révolutionnaire influent capable d’offrir une perspective à cette révolte laissa la voie libre aux islamistes et finalement déboucha sur des années de guerre civile. Tant qu’il le peut, le pouvoir cherche donc à temporiser. Depuis que Bouteflika est arrivé au pouvoir, en 1999, il y a eu bien des grèves et des révoltes. En 2001, la contestation avait touché le Sud et la Kabylie, où la répression avait fait 127 morts. En 2008, la grève à la Société nationale des véhicules industriels de Rouiba, pour les salaires et les retraites, avait obligé le gouvernement à reculer et à signer des accords dans d’autres secteurs.
En 2011-2013, encouragés par la vague de contestation qui secouait l’ensemble des pays arabes, les travailleurs s’étaient engagés dans des milliers de grèves et de luttes pour les salaires, pour un logement ou pour de l’embauche, contraignant le gouvernement à concéder des augmentations conséquentes des salaires et des pensions.
En 2013, ce sont les villes du Sud qui ont été le siège d’une vive mobilisation sociale contre le chômage, contre le mépris dont font preuve les autorités envers le petit peuple (« hogra »), puis contre l’exploitation du gaz de schiste. À l’automne 2016, alors qu’une canicule exceptionnelle sévissait en Algérie et que dans le Sud les températures atteignaient les 50 degrés, les factures d’électricité entraînées par la climatisation s’étaient envolées. La mobilisation de la population a obligé le gouvernement à accorder un tarif réduit.
La classe ouvrière algérienne est l’une des plus importantes d’Afrique. C’est une classe ouvrière jeune, concentrée et combative, qui a les moyens de s’opposer aux sacrifices qu’on veut lui imposer. Et pour cela elle ne peut compter que sur ses propres forces.
Les partis dits d’opposition reprochent au pouvoir de ne pas aller assez vite dans ses réformes antiouvrières. Même le Parti des travailleurs (PT) de Louisa Hanoun a régulièrement apporté son soutien à Bouteflika ; il se situe sur le terrain de la défense de la nation et de la bourgeoisie, et non des travailleurs. Les mesures antiouvrières qui s’annoncent allant crescendo amèneront-elles les travailleurs à contester l’ordre social et politique ? En tout cas un des enjeux est que leur opposition ne s’exprime pas sous la bannière des islamistes, dont le poids n’a pas diminué dans la société algérienne et représente toujours une menace.
Les courants islamistes continuent d’agir par le biais d’activités caritatives, au travers des mosquées et des réseaux sociaux. Ils sont omniprésents dans les médias privés. Les contradictions de la société pourraient leur offrir des opportunités et les moyens de redorer leur blason. La jeunesse actuelle n’a pas connu la guerre civile des années 1990, qui a opposé les groupes islamistes à l’armée et qui a fait plus de 100 000 morts. La pauvreté, le désespoir et le poids de la religiosité pourraient de nouveau les amener à se tourner vers les courants islamistes, alors que ceux-ci ne leur offriront aucune issue.
Les inégalités scandaleuses, le gâchis du chômage, l’impasse du développement imposent au contraire la défense, au sein de la classe ouvrière et de la jeunesse, de la perspective communiste et révolutionnaire.
8 mai 2017
Annexe : les résultats des élections du 4 mai à l’Assemblée nationale
FLN |
164 élus |
RND |
97 élus |
Front El Mostakbal |
14 élus |
Ennahda |
15 élus |
Alliance nationale républicaine |
8 élus |
RCD |
9 élus |
PT |
11 élus |
Front des forces socialistes |
14 élus |
TAJ |
19 élus |
Indépendants |
28 élus |
Alliance MSP |
33 élus |
Plusieurs petits partis ont obtenu entre 1 et 4 élus.