Quelques jours après les attentats de janvier dernier à Paris, la ministre de l'Éducation nationale Najat-Vallaud Belkacem annonçait une grande mobilisation de l'école pour « renforcer les transmissions des valeurs de la République ». Hollande déclarait, lors de ses vœux au monde éducatif, vouloir « faire revenir la République partout où elle est affaiblie », et notamment à l'école. Devant les réactions d'un certain nombre d'élèves ayant refusé de participer à la minute de silence organisée pour rendre hommage aux morts des attentats de Charlie Hebdo ou défendu ces attentats et leurs auteurs, tous, du PS à la droite et à l'extrême droite, accusaient l'école d'avoir failli à sa mission.
Passons sur l'hypocrisie de tels cris d'indignation contre l'école, principalement contre celle des quartiers et cités populaires, qui, bien que la ministre de l'Éducation nationale s'en défende, est la principale accusée. Ce sont en effet ces mêmes représentants politiques qui contribuent à distiller les idées les plus réactionnaires, de Valls fustigeant les Roms, à Sarkozy ou à Marine Le Pen distillant leur propagande anti-immigrés nauséabonde. Combattre réellement la montée des préjugés, la montée des intégrismes, de l'islamisme radical, dans la jeunesse, les dirigeants socialistes n'en ont même pas vraiment l'intention. Ils ont fait mine de répondre à l'inquiétude légitime des enseignants sans leur donner le moindre moyen, souhaitant surtout prolonger l'union sacrée formée aux lendemains des attentats.
Mais les « valeurs de la république » qu'ils disent vouloir transmettre à la jeunesse ne sont en rien des remèdes contre la montée des préjugés et idées réactionnaires de toute sorte. Dans cette société de classes, elles ne sont pas autre chose que les valeurs de la bourgeoisie que tous les gouvernements, de gauche comme de droite, tentent d'inculquer à la jeunesse, et tout particulièrement à celle des classes populaires.
Les enseignants sincèrement préoccupés de l'éducation des jeunes des classes populaires ne pourront qu'être déçus par la prétendue « grande mobilisation » pour l'école annoncée par la ministre de l'Éducation, si toutefois ils en attendaient vraiment quelque chose, car même lorsque l'objectif affiché, telle « la lutte contre les préjugés », ne peut qu'être partagé, il ne s'accompagne d'aucun moyen, en enseignants supplémentaires par exemple. Il s'agit surtout de mesures destinées à encadrer la jeunesse scolarisée, comme celle dévoilée le 9 février dernier par Najat Vallaud-Belkacem lors des « assises de l'école ». Le « livret de prévention et de lutte contre les phénomènes de radicalisation », qui fut présenté à cette occasion, met en garde contre « la radicalisation des jeunes », celle-ci pouvant « s'exprimer par la contestation violente de l'ordre public et de la société ainsi que par la marginalisation vis-à-vis de celle-ci ». À la question « Comment réagir ? », la fiche répond : « En cas de situation jugée préoccupante, tout personnel de l'Éducation nationale a obligation de la signaler à des fins de protection au procureur de la République. » Outre le fait que peut devenir suspecte toute contestation de la société, si l'on en croit la fiche telle qu'elle est formulée, les enseignants qui « repèrent une situation préoccupante » sont sommés de ranger leurs livres et leurs arguments et de s'en remettre à un procureur. Hollande l'a dit et répété : « Tout comportement mettant en cause les valeurs de la République fera l'objet d'un signalement au chef d'établissement », avec une sanction « adaptée » à la clé.
Les moyens éducatifs proposés par Najat Vallaud-Belkacem éclairent l'objectif du gouvernement, tout autant que le bâton brandi par Hollande. Elle propose de rétablir des rites patriotiques. La cérémonie de levée du drapeau a été évoquée. Il est prévu d'encourager la participation des élèves à des commémorations patriotiques, telle celle du 11 novembre. Un nouvel enseignement civique et moral sera mis en œuvre dès septembre 2015. Les enseignants sont donc priés de se transformer en instruments de propagande patriotique.
Le cœur de cette mobilisation de l'école est la défense de la laïcité, a martelé la ministre de l'Éducation. Ainsi, dans le catalogue des mesures proposées, on trouve la mise en place d'une journée de la laïcité qui serait célébrée dans tous les établissements scolaires, pour commémorer la loi de séparation de l'Église et de l'État qui date du 9 décembre 1905, une formation à la laïcité et un renforcement de l'enseignement laïc du fait religieux. Signalons au passage qu'un enseignement du matérialisme n'est pas prévu dans ce programme qui se veut audacieux.
La laïcité est présentée comme un principe qui sauverait l'école. Mais de quoi ? Il s'agirait de « protéger » la jeunesse de l'influence d'idées politiques, de toutes les idées politiques, d'en faire un terrain neutre ? Mais faire de l'école un terrain neutre où les opinions politiques et philosophiques ne doivent pas s'exprimer revient à laisser le champ libre à l'idéologie dominante, celle de la classe dominante. L'école est tout sauf un terrain neutre.
L'école laïque a été créée par Jules Ferry, à la fin du 19e siècle, pour être un instrument de pouvoir dans les mains de la bourgeoisie. L'éducation sous la IIIe République, toujours citée comme référence, a été construite avec deux écoles distinctes : d'un côté, celle des élites, conçue pour former les futurs cadres de sa société et en faire ses défenseurs, et de l'autre, celle des classes populaires, conçue pour les dresser à respecter son ordre. Marx, il y a plus d'un siècle et demi, écrivait dans le Manifeste du Parti communiste que la culture diffusée par la bourgeoisie « n'est pour l'immense majorité qu'un dressage qui en fait des machines ». Aujourd'hui, même si l'école s'est démocratisée, même si elle permet à de plus larges couches de jeunes des classes populaires d'acquérir une certaine culture, et par là même une certaine ouverture sur le monde, elle est toujours, pour la bourgeoisie, un moyen de diffuser son idéologie.
L'école de Jules Ferry et les « valeurs de la République »
C'est avec les lois adoptées en 1881 et 1882 à l'initiative de Jules Ferry que l'État créa une école gratuite, obligatoire et laïque. Créer un service public national d'éducation était devenu une nécessité pour la bourgeoisie française. Elle avait de plus en plus besoin de trouver sur le marché du travail une main-d'œuvre ayant un minimum d'instruction, c'est-à-dire sachant lire, écrire et compter. Et, dans le contexte politique de l'époque, les bourgeois républicains ne tenaient pas du tout à ce que l'instruction populaire soit dominée par le clergé. Les institutions républicaines étaient loin d'être solidement installées. Si la République avait été proclamée le 4 septembre 1870, elle n'avait en fait été instituée qu'en 1875. Les partisans d'une restauration monarchique étaient nombreux et soutenus par l'Église.
Lorsque commença la bataille pour l'adoption des lois Ferry, le mouvement ouvrier en France était encore sous le coup de l'écrasement de la Commune de Paris, cette tentative révolutionnaire des ouvriers d'instaurer leur propre État. La bourgeoisie républicaine pouvait par conséquent lancer son offensive anticléricale sans crainte d'être débordée par le mouvement ouvrier. « Si vous voulez une saine domination des classes supérieures, il ne faut pas fusiller le peuple, il faut l'instruire », déclarait en pleine répression de la Commune, le 23 mai 1871, le républicain Félix Pécaut, qui fut un délégué à l'éducation nationale nommé par Jules Ferry. La bourgeoisie a donc envisagé la création d'un enseignement pour les futurs travailleurs, limité à l'école primaire et bien distinct de celui destiné à la bourgeoisie. Les enfants de la bourgeoisie ne fréquentaient pas ces écoles, mais des « petits » lycées, et pouvaient poursuivre leurs études au lycée et au-delà.
Jules Ferry était un homme politique de la bourgeoisie, député républicain à la fin du Second Empire, partisan de la chasse aux communards en 1871 et, sous la IIIe République, un des défenseurs acharnés de la colonisation. Il fit voter à l'Assemblée les interventions militaires en Tunisie, à Madagascar, et sous son autorité la conquête de l'Indochine fut parachevée (en 1885).
L'école gratuite, obligatoire et laïque eut le mérite d'alphabétiser la quasi-totalité des enfants des classes populaires, et de les préserver de l'emprise d'une éducation religieuse. Mais elle n'avait pas le caractère de neutralité idéologique qu'on lui prête toujours. Pour Jules Ferry, l'instituteur avait une mission : apprendre aux enfants des classes populaires « l'obéissance aux lois, le respect de la hiérarchie sociale, la frugalité et le travail sans récrimination ». Il fallait arracher la jeunesse aux griffes des curés, mais aussi à celles des socialistes. « Si cet état de choses se perpétue, il est à craindre que d'autres écoles se constituent, ouvertes aux fils d'ouvriers et de paysans, où l'on enseignera des principes diamétralement opposés, inspirés peut-être d'un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 28 mai 1871 », déclarait-il.
Pour domestiquer les masses, il remplaça la religion des curés par celle de la patrie. Il fallait exalter le patriotisme militaire et rappeler aux jeunes qu'ils seraient soldats. On créa une commission d'éducation militaire en novembre 1881. Jean Macé, le fondateur et le président de la Ligue de l'enseignement, rédigea en 1885 la préface d'un manuel de tir à l'usage des écoles primaires des lycées et des bataillons civiques. Les jeunes élèves étaient organisés en bataillons scolaires.
Derrière le paravent de la laïcité, il y avait une éducation qui se donnait pour but, à travers la « morale », « l'instruction civique », mais aussi la manière d'enseigner l'histoire ou la géographie, de convaincre les futures générations d'ouvriers de la communauté de leurs intérêts avec la bourgeoisie : le drapeau national contre celui de la lutte des classes. Paul Bert, un député républicain proche de Jules Ferry, déclarait ainsi dans un discours prononcé le 1er mai 1880 : « Restez français ! Restez français par l'esprit d'abord,(...) ne vous laissez pas envahir par je ne sais quel esprit de cosmopolitisme toujours détestable, qu'il soit rouge ou qu'il soit noir. » Tout l'enseignement de l'école de Jules Ferry devait tendre vers cet objectif. La préface d'un manuel scolaire intitulé Le tour de France par deux enfants, publié en 1877 mais utilisé jusqu'en 1950 et donc imposé à des générations d'écoliers, précisait que « la connaissance de la patrie est le fondement de toute véritable instruction civique ». Toutes les matières étaient sur tous les sujets imprégnées de patriotisme. Le 16 août 1884, le sujet de rédaction suivant fut proposé aux élèves d'un cours élémentaire : « À l'hôpital de Toulon, un jeune sergent subit une amputation pour une blessure subie au Tonkin. Le blessé se réveille, regarde la plaie : "II vaut mieux cela que d'être prussien" dit-il. Le sergent était de Metz. » L'élève était convié à s'émerveiller en quelques lignes sur une si belle réaction patriotique. Les instituteurs qui ne manifestaient pas leur patriotisme étaient révoqués, comme le fut cet instituteur du temps de Jules Ferry, pour avoir écrit, à propos de la cérémonie militaire de son village, qu'il aurait mieux valu planter le drapeau français sur un tas de fumier.
Il s'agissait de faire des enfants du peuple de futurs « bons ouvriers », non seulement du point de vue professionnel, mais aussi du point de vue de la morale patronale, de futurs « bons soldats » prêts à défendre « l'œuvre colonisatrice de la France » ou « la patrie »... autrement dit les intérêts de la bourgeoisie française.
L'école, toujours le vecteur de l'idéologie bourgeoise
L'école publique a certes changé depuis les années 1880. Elle scolarise un bien plus grand nombre de jeunes et permet à ceux qui le souhaitent de faire des études plus longues, certains pouvant accéder à des métiers plus qualifiés, mieux rémunérés. Mais, outre que cette démocratisation est en fait souvent illusoire, aujourd'hui comme hier, l'école se fait toujours le vecteur de l'idéologie bourgeoise.
Cent trente ans après Jules Ferry, l'enseignement de l'histoire de la colonisation et de la décolonisation reste toujours un sujet explosif. Certes, on n'exalte plus, du moins plus ouvertement, « la plus grande France », comme ce fut le cas du temps de la colonisation à la fin du 19e siècle. Mais les programmes scolaires continuent à minimiser, voire à occulter les siècles d'histoire coloniale, avec les exactions commises par l'armée coloniale contre les peuples qui se battaient pour leur indépendance.
Les instructions officielles de 1995 expliquaient dans le chapitre de la classe de quatrième consacré au « partage du monde » au 19e siècle qu'il fallait être « attentif aux aspects culturels du phénomène : développement des sociétés de géographie, essor de l'ethnologie ». Quid des massacres coloniaux qui ont jalonné les « explorations du monde au 19e siècle » ? Il fallut attendre la loi d'avril 1999, destinée à satisfaire les aspirations des anciens combattants, pour que l'expression « guerre d'Algérie » soit enfin employée à la place du mot « pacification » employé par les gouvernements français de l'époque. Dans la partie des manuels scolaires actuels consacrée à la décolonisation, la guerre d'Algérie reste souvent un « objet d'étude » que l'enseignant peut choisir de traiter... ou pas.
Jean-Pierre Rioux, qui fut inspecteur général d'histoire de 1991 à 2003, déclarait : « Au nom de quoi faudrait-il s'attarder délibérément sur la guerre d'Algérie ? Pourquoi ne pas s'attarder sur la guerre du Vietnam ou du Kosovo ? » La torture en Algérie par l'armée française n'est toujours pas évoquée nettement. Ainsi, dans un manuel de chez Hatier, paru à la fin des années 1990, des lycéens peuvent lire que « certains militaires utilisent la torture », certains, pas toute l'armée. Ratissages, exécutions sommaires, napalm sur les Aurès, camps de regroupement ne sont la plupart du temps pas évoqués. Jean-Louis Nembrini, qui fut inspecteur général de l'Éducation nationale puis, à partir de 2007, directeur général de l'enseignement scolaire, refusait que l'enseignement de la colonisation et de la décolonisation fasse « ressortir de manière excessive l'émotionnel ». « Ce n'est pas servir l'objectivité historique. Il faut éviter le clinquant », précisait-il.
Le 23 février 2005, les députés adoptaient une loi dont l'article 4 stipulait que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l'histoire et aux sacrifices des combattants de l'armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ». Cet article de la loi ne fut finalement abrogé qu'après plusieurs mois de mobilisation d'historiens, d'enseignants, d'étudiants.
C'est cette histoire qui est ainsi racontée aux enfants et petits-enfants d'ouvriers algériens, marocains, tunisiens ou sénégalais.
La présentation du mouvement ouvrier et de ses luttes dans les programmes et manuels scolaires est tout aussi significative du parti pris de l'école « de la République ». La haine de la bourgeoisie envers la Commune de Paris de 1871, cette tentative de la classe ouvrière parisienne d'instaurer son propre pouvoir, a longtemps transpiré dans chaque ligne des manuels d'histoire. On pouvait lire dans celui rédigé par Albert Malet en 1911, à propos des conséquences du siège de Paris pour la population ouvrière, le commentaire suivant : « Alors qu'elle avait manqué de pain pendant près de deux mois, cette population avait eu sans cesse à pleins tonneaux le vin et l'alcool. » Le cours complet d'histoire de Jules Isaac datant de 1922 donnait l'explication suivante : « Dans une crise de folie de destruction, les Fédérés auxquels s'était mêlée toute la lie de la population suivirent le conseil des partisans de la guerre scientifique et incendièrent au pétrole les Tuileries, le Louvre, le Palais-Royal. La Seine coulait entre deux murs de feu. » Aujourd'hui, la haine ne s'exprime plus... mais il n'est quasiment plus fait mention de l'histoire de la Commune. Dans une édition chez Nathan d'un manuel de première, un paragraphe du chapitre intitulé « être ouvrier en France de 1830 à 1975 » souligne les « politiques répressives » subies par les ouvriers : « En 1831 et en 1834, en 1848, ou encore durant la Commune de Paris de 1871, leurs révoltes sont durement réprimées. » Passons sur le fait que des révolutions sont rétrogradées au rang de révoltes. Mais sur ce que fut la Commune, on ne trouve pas plus de commentaire, ni document, ni même une simple définition.
L'étude de bien d'autres luttes marquantes de la classe ouvrière est complètement absente des programmes. La révolution russe n'est souvent traitée que pour signaler qu'elle a débouché sur un « régime totalitaire », le stalinisme pour sa part étant longuement étudié. Quant à la partie du programme d'histoire des élèves en baccalauréat professionnel première année présentant les grèves avec occupation de mai-juin 1936, elle a été supprimée il y a deux ans. Sans doute ne faut-il pas donner de mauvaises idées aux futurs travailleurs.
Voilà donc au travers de quelles lunettes de classe se construisent les programmes et manuels scolaires.
Le mouvement ouvrier et l'éducation : s'instruire pour se révolter
Le mouvement ouvrier s'est toujours fixé l'instruction des ouvriers comme objectif. Les combats pour l'interdiction du travail des enfants ou pour la journée de huit heures visaient aussi à permettre aux travailleurs de s'instruire, mais « s'instruire pour se révolter », comme le disait Fernand Pelloutier, un militant syndicaliste révolutionnaire de la fin du 19e siècle.
Durant la Commune de Paris, le Journal officiel daté du 29 mars 1871 proclamait que « l'avenir appartient au savoir et il importe qu'un peuple qui veut être réellement libre ne demeure pas dans une dépendance honteuse imposée par l'ignorance. » L'arrêté du 29 avril 1871 affirmait la nécessité « d'organiser dans le plus bref délai l'enseignement primaire et professionnel sur un modèle uniforme dans les divers arrondissements de Paris » et « de hâter, partout où elle n'est pas effectuée, la transformation de l'enseignement religieux en enseignement laïc. » Arracher les ouvriers à l'influence de l'Église était donc une nécessité pour les communards dix années avant les lois Ferry... mais avec un tout autre objectif que celui de la bourgeoisie républicaine.
Les militants ouvriers se méfiaient de l'Église, mais ils se méfiaient tout autant de l'enseignement dispensé par la bourgeoisie. Conscient du caractère de classe de l'éducation, Pelloutier écrivait en 1898 dans L'ouvrier des deux mondes : « Ce qui lui manque (à l'ouvrier), c'est la science de son malheur ; c'est de connaître les causes de sa servitude ; c'est de pouvoir discerner contre quoi doivent être dirigés ses coups », d'où la nécessité d'une éducation animée par des révolutionnaires, dans le cadres des Bourses du travail qu'il développa, car à ses yeux l'école républicaine n'était qu'une « pépinière de contremaîtres et de surveillants ».
Malgré toutes les précautions prises par tous les gouvernements depuis Jules Ferry, le fait de permettre à de larges couches de la population d'apprendre à lire et à écrire et d'avoir un accès à la culture, même passée au travers de leur filtre, favorisa la propagande des organisations ouvrières, qui purent toucher un public plus nombreux parmi la classe ouvrière. Avec l'essor du mouvement ouvrier à la fin du 19e siècle, la diffusion des idées marxistes passa par les journaux, les brochures et différents ouvrages de base. Pour diffuser les idées du mouvement ouvrier, les socialistes ne comptaient évidemment pas sur l'école de la République. Les partis socialistes multiplièrent les écoles, les bibliothèques, et éduquèrent des millions d'ouvriers, les éveillant à la vie politique et sociale.
C'est aussi en lien avec le mouvement ouvrier que se développèrent les expériences pédagogiques les plus novatrices, comme celles de l'instituteur anarcho-syndicaliste Célestin Freinet (1896-1966) qui voulait éveiller l'intérêt des enfants du peuple, favoriser leur motivation, leur initiative et développer leur esprit collectif au travers des activités scolaires.
Les valeurs de la république... socialiste
Dans la Russie soviétique où, à la veille de la révolution de 1917, la très grande majorité de la population était illettrée et les écoles existantes tenues par des popes de l'Église orthodoxe, l'éducation fut une des immenses tâches que le tout nouvel État ouvrier eut à accomplir. Dans l'effervescence révolutionnaire, des millions de travailleurs aspiraient à comprendre, et donc à apprendre. John Reed, militant communiste américain, décrivait ainsi cette soif de savoir : « Toute la Russie apprenait à lire et lisait de la politique, de l'économie et de l'histoire car le peuple voulait savoir et connaître (...). L'aspiration à l'éducation pendant si longtemps contenue éclata avec la révolution. » La révolution agissait comme un formidable accélérateur de la conscience des masses populaires.
Le 15 décembre 1917, un décret fermait les établissements scolaires religieux et créait un Commissariat à l'Instruction publique. La mixité était promulguée dans chaque classe, quel qu'en soit le niveau, quelques mois plus tard. À la même date, un autre décret ouvrait l'accès à l'université sans examen à tout citoyen de 16 ans et plus. Boukharine, dans un livre intitulé l'ABC du communisme, véritable manuel à destination des nouveaux militants du Parti communiste, rédigé en pleine guerre civile, décrivait ainsi son « école unique du travail » : « Cela signifie d'abord que la séparation des sexes doit être supprimée ; (...) il faut cesser également la distinction entre l'enseignement général et l'enseignement professionnel, la division en écoles accessibles à tous et en écoles réservées aux classes privilégiées. L'école unique doit constituer une échelle unique que tout élève de la république socialiste peut et doit gravir en commençant par l'échelon le plus bas : le jardin d'enfants et en terminant par le plus haut : l'Université. » Comme on le voit, l'école unique du travail est une conception de l'éducation qui ne ressemble en rien à la nôtre, hormis la mixité qui fut instaurée en France, mais cinquante ans plus tard.
De l'effervescence révolutionnaire surgirent nombre d'expériences nouvelles en matière d'éducation, telles celles réalisées par Anton Makarenko qui, devant le nombre croissant d'orphelins, créa des communautés gérées par les jeunes eux-mêmes. De 25 % de la population alphabétisée en 1917, on passa à près de 80 % vingt ans plus tard.
L'instruction comme arme pour changer la société
Aujourd'hui, comme hier, l'objectif de l'école bourgeoise est à l'exact opposé de celui défendu par le mouvement ouvrier communiste. Il est de maintenir les « chaînes de l'esclavage », ou plutôt de semer l'illusion que les esclaves sont libres et ont toute leur place dans la République française, à égalité avec les riches, les patrons, les banquiers.
Les dirigeants politiques passent leur temps à regretter, très hypocritement, que les jeunes, enfants et petits-enfants d'immigrés, pour la plupart nés en France, ne se sentent pas « intégrés » dans leur République et que l'école ne les y aide pas. Les mêmes leur renvoient pourtant constamment à la figure leur origine et distillent le mépris social que la classe qu'ils servent éprouve à leur égard. Mais cette République dans laquelle ces jeunes devraient se sentir « intégrés » accentue les inégalités et n'offre comme perspective à la jeunesse des classes populaires que le chômage pour les uns, et l'exploitation pour les autres.
Au rejet dont ils sont victimes, en particulier du fait du racisme, l'immense majorité de cette jeunesse réagit, comme leurs parents, par un repliement sur leur communauté. Les jeunes d'origine maghrébine se sentent ainsi d'abord algériens, marocains, et souvent surtout musulmans. Et ce repliement communautaire ne touche pas seulement la jeunesse d'origine maghrébine. Dans tous les cas, ce communautarisme laisse le champ libre à la démagogie de propagandistes de toute sorte qui, derrière le drapeau de la religion, mènent un combat politique.
La montée dans la jeunesse de l'influence des idées réactionnaires, qu'elles prennent la forme des idées intégristes religieuses ou de celles du Front national, est une réalité inquiétante. Mais prétendre que l'école de la République pourrait lutter contre est mensonger, car celle-ci ne peut être que traversée par les mêmes courants que ceux qui agitent toute la société. La montée des idées racistes des uns, xénophobes des autres, ou de celle du repliement communautaire, est une conséquence de la démoralisation de la classe ouvrière et de la disparition de l'influence de partis ouvriers diffusant une certaine conscience de classe et proposant de réelles perspectives de transformation de la société à la jeunesse.
L'école ne peut pas suffire à empêcher les démagogues de tout poil, et en particulier les activistes de l'islam intégriste, de manipuler cette jeunesse. Certes, les militants communistes que nous sommes se battent aussi pour que l'école ait des moyens pour permettre aux jeunes des classes populaires d'avoir accès à la culture, car à ces futurs exploités, elle permet de se défendre, de ne pas être que de la chair à exploiter. Mais l'école laïque ne peut proposer à la jeunesse ouvrière qu'une intégration... derrière les intérêts de la bourgeoisie et son drapeau national, dans une même communauté de « citoyens », les exploiteurs avec les exploités.
S'il est à souhaiter une intégration pour la jeunesse ouvrière, c'est celle qui consiste à avoir la conscience d'appartenir à une même classe sociale, celle qui produit toutes les richesses, et d'en être fier. Alors il faut que se trouvent des hommes et des femmes, des jeunes et des moins jeunes pour renouer avec les traditions du mouvement ouvrier et transmettre ces valeurs de classe, ce sentiment d'appartenir à une même classe exploitée, quelle que soit son origine, quelle que soit sa nationalité, quelle que soit sa religion, comme l'ont fait des générations de militants ouvriers.
Le 14 avril 2015