Au début du mois d'août, des militants associatifs, des syndicalistes, des intellectuels se réclamant du "mouvement social" pour "l'égalité d'accès aux droits" et "contre les exclusions et le chômage" ont lancé un appel "Pour l'autonomie du mouvement social" et ont affirmé leur "désir de participer à un projet de transformation sociale, sans lequel il n'y aura pas d'alternative possible au libéralisme économique", mais en précisant que cela ne peut se faire que par la "non-instrumentalisation des mouvements qui le portent" et ils protestent contre le fait d'envisager, lors des prochaines élections, "des listes intégrant des militant(e)s associatifs, des syndicalistes, des intellectuel(le)s". Ils disent faire "le pari de l'autonomie des mouvements de lutte" pour "explorer d'autres pistes d'accès à une société solidaire et égalitaire".
Ces prises de positions sont significatives d'un état d'esprit et d'une attitude vis-à-vis de la politique que l'on rencontre fréquemment. D'autant plus fréquemment que cette attitude va dans le sens de la pression sociale véhiculée par de nombreux intellectuels, sociologues, économistes, journalistes, politiciens au service de la bourgeoisie, qui défendent avec d'autant plus d'aplomb l'apolitisme que le moral et le degré d'organisation de la classe ouvrière sont en recul. Mais ce ne sont pas là des idées nouvelles : il y a plus d'un siècle, le mouvement ouvrier s'était déjà constitué en affirmant le droit et la nécessité pour la classe ouvrière d'opposer sa propre politique à celle de ses exploiteurs.
Que certains acteurs du mouvement social reprennent eux aussi ces idées-là n'est pas très étonnant.
D'abord, parce que tous ne sont pas partie prenante du mouvement ouvrier. La société capitaliste repose sur tant d'injustices, tant de barbarie dans bien des domaines qu'elle peut engendrer des réactions de révolte, des revendications de bien des catégories de la population dans tous les domaines de la vie sociale. Et elle peut susciter bien des vocations militantes chez des gens qui se consacrent à ces luttes particulières. C'est évidemment fort heureux.
D'autres viennent du milieu syndicaliste, souvent en opposition avec les directions confédérales et leur politique.
Certains de ces militants, qui prônent aujourd'hui le rejet de la politique, ne font qu'exprimer sincèrement leur rejet de la politique gouvernementale qui, quels que soient les partis au pouvoir, est menée depuis le début de la crise contre les masses populaires et en faveur d'une minorité de privilégiés.
Mais de la part de militants qui disent vouloir "participer à un projet de transformation sociale", c'est paradoxal. La transformation de la société ne pourra être le fait que de la classe ouvrière, à condition justement qu'elle ait sa propre politique.
La transformation de la société ne peut naître spontanément d'une espèce de volonté diffuse qui n'aurait pas besoin de se donner d'instrument politique, l'auto-organisation des travailleurs étant à elle seule insuffisante.
De plus, si les mouvements de lutte de ces dix dernières années de celui des infirmières en 1988 à celui des chômeurs en 1998, en passant par les grèves de novembre-décembre 1995 ou la lutte des chômeurs, des sans-papiers ou des sans-logis ont vu "la présence effective, militante, de citoyen(ne)s qui ne s'identifient à aucune organisation" (ce qui est remarquons-le le propre de toute lutte sociale), ils ont aussi été préparés, voulus, organisés par des militants qui faisaient, eux, de la politique ou en avaient fait et en avaient gardé une formation irremplaçable. En effet, nombreux furent parmi les dirigeants de ces luttes les militants issus des partis politiques de gauche ou d'extrême gauche : certains sont toujours engagés dans le combat politique, d'autres l'ont abandonné et se consacrent uniquement à des luttes spécifiques, mais ils ont été formés par leurs anciennes organisations politiques et ils ont largement contribué à l'existence même de ces mouvements. Vouloir les empêcher de se revendiquer de leurs idées politiques, y compris sur le terrain électoral, outre qu'il s'agit d'une prétention exorbitante, n'aiderait en rien à mener le débat sur les transformations sociales nécessaires que disent vouloir engager les signataires du texte. Bien au contraire.
La caractéristique commune des luttes que nous avons connues ces dernières années, c'est qu'elles se sont déroulées dans un climat où l'absence de perspective et le poids du chômage pèsent lourdement sur la classe ouvrière, qui n'a pas confiance dans ses capacités à se défendre. Ces luttes n'ont pas été spontanées, explosives, malgré le mécontentement profond des travailleurs. Il a fallu à chaque fois commencer par redonner aux travailleurs confiance dans leur bon droit et dans leur capacité à exiger leur dû. Et cela s'est fait avec la contribution de militants qui se battirent à contre-courant, avec persévérance, pour surmonter le scepticisme et la démoralisation régnant autour d'eux.
Rappelons en effet tout de même que la grève des infirmières de l'automne 1988 a été préparée des mois à l'avance par une poignée de militants. Suite à une manifestation sans lendemain organisée le 25 mars 1988 par l'UNASIF (l'Union Nationale des Associations et Syndicats des Infirmiers et Infirmières Français), la CFDT et la coordination des anesthésistes, un regroupement de militants et militantes de l'hôpital d'Evry et d'hôpitaux parisiens décidèrent de tenter de donner une suite aux revendications des infirmières, s'intitulèrent "coordination" et définirent une plate-forme revendicative. Tout l'été, une agitation fut faite par ces militants, dont beaucoup appartenaient à la CFDT et un certain nombre à la Ligue Communiste Révolutionnaire. Parmi les principaux porte-parole de la coordination, il y avait ainsi des militants qui à la fois étaient membres de la LCR et avaient des responsabilités syndicales à la CFDT (qui s'est d'ailleurs empressée de les exclure à la suite du conflit). Et comme l'a rappelé l'un d'eux, Pascal Diaz, amené à s'expliquer sur son appartenance politique qui faisait l'objet d'une campagne de presse, il y avait aussi bien sûr, des militants de la CGT et du PCF et même des militants du PS et du RPR ! L'agitation menée par les militants a aidé le mécontentement existant parmi le personnel infirmier à cristalliser, à s'exprimer au grand jour et à donner confiance à cette catégorie de personnel dans la lutte pour ses revendications.
Les grèves de novembre-décembre 1995, dont certains font un véritable mythe, les décrivant comme "une lame de fond" contestant les pratiques syndicales traditionnelles, n'ont eu lieu qu'après des semaines, voire des mois de tentatives de la part des centrales syndicales elles-mêmes et en particulier la plus puissante d'entre elles, la CGT pour mobiliser les travailleurs et leur redonner confiance, en organisant des journées d'action qui pour une fois ne furent pas sans lendemain.
Il faut dire que non seulement la droite était au gouvernement depuis 1993 mais qu'elle venait de remporter l'élection présidentielle. Une série d'attaques frontales contre les fonctionnaires et les travailleurs du secteur public attisèrent fortement le mécontentement. Enfin les appareils syndicaux eux-mêmes se sentaient depuis des mois gravement menacés par le plan Juppé sur le financement et donc la gestion de la Sécurité Sociale.
FO, qui présidait la Caisse Nationale d'Assurance Maladie des travailleurs salariés depuis 1967, afficha pendant toute cette période un langage extrêmement radical. Elle avait commencé à mobiliser ses troupes un an auparavant : à partir de novembre 1994, elle organisa quelque trois cents réunions syndicales qui culminèrent en une réunion de 10 000 personnes à Bercy en janvier 1995 pour la défense de la "Sécu pour tous". Marc Blondel y affirmait à l'intention du futur gouvernement et du futur président de la République : "La défense de la Sécurité Sociale mérite une grève générale interprofessionnelle. Nous y sommes prêts si nécessaire".
Parallèlement la CGT mobilisait ses troupes et organisait, le 4 février 1995, avec la FSU, l'UNEF et une dizaine d'autres organisations, des manifestations à Paris et dans les principales villes de province contre le démantèlement de la Sécu. L'Humanité décompta 100 000 manifestants dans tout le pays, dont 30 000 à Paris.
L'annonce en septembre du blocage des salaires des fonctionnaires, la remise en cause des régimes de retraite à la SNCF et à la RATP, la confirmation de la volonté du gouvernement de fiscaliser la Sécurité Sociale amenèrent les organisations syndicales à organiser des journées de grèves et de manifestations le 10 octobre, le 14 novembre, puis les 24 et 28 novembre, chauffant ainsi le climat. A partir du 24 novembre la grève démarra alors pour de bon à la SNCF et, deux jours plus tard, à la RATP.
Malgré ses mots d'ordre radicaux, FO n'avait pas le poids nécessaire pour déclencher une lutte d'ensemble. C'est la CGT qui, en pesant de tout son poids, pouvait parvenir à généraliser la grève. Le PCF, dont l'influence sur la CGT reste grande, a manifestement cherché à montrer y compris à ses alliés potentiels du Parti Socialiste qu'en dépit de ses faibles résultats électoraux, il conservait une influence qu'on aurait tort de sous-estimer.
L'appareil du PCF et celui de la CGT se sont efforcés de mobiliser leurs propres militants, non sans mal parfois, et ils se sont appuyés sur les secteurs de la classe ouvrière les plus prêts à se mettre en lutte les agents de conduite à la SNCF et la RATP pour tenter d'entraîner les autres catégories de personnel, à la SNCF même et dans la fonction publique, et même, au-delà, les salariés du privé qui ne furent que très peu nombreux finalement à se mettre en grève.
Les militants révolutionnaires, les militants syndicaux en opposition avec la politique de leur centrale syndicale, en particulier à la CFDT, ont fait tous leurs efforts pour entraîner leurs camarades de travail dans la lutte mais il est bien évident que la généralisation ne fut possible que parce que le PCF, la CGT et leurs militants mirent leur poids dans la balance. Ce ne fut pas l'explosion sociale parfois décrite, le mouvement gréviste ne se répandit pas comme une traînée de poudre et, malgré les efforts des militants et des appareils, il trouva ses limites dans le secteur privé et même dans toute une partie du secteur public qui fut loin de se mobiliser majoritairement aux côtés de la RATP ou de la SNCF. Sans l'énergie des militants et leur volonté politique, il est peu probable que cette grève, la plus importante depuis 1968, ait eu lieu.
Mais cela arrange tous ceux qui trouvent les partis et les militants "ringards" de prétendre qu'on a eu affaire à un "mouvement social" de type nouveau et non plus à des grèves, terme trop "ringard" lui aussi sans doute , une espèce de mouvement brownien que chacun interprète à sa façon.
Le mouvement des chômeurs de l'hiver 1997-1998 a lui aussi été animé par des militants politiques. Il a même été le produit d'un effort de plusieurs années pour tenter d'organiser collectivement les chômeurs. Les militants du PC et de la CGT se sont lancés dans cette tâche les premiers, dès la fin des années soixante-dix, avec les "comités de travailleurs sans emploi". Plus récentes sont les organisations de chômeurs comme l'APEIS, (Association Pour l'Emploi, l'Information et la Solidarité des chômeurs) créée en 1984 par des fédérations du PCF de la banlieue parisienne, ou le MNCP (Mouvement National de Chômeurs et des Précaires), lui-même issu du syndicat de chômeurs, "Partage", créé par Maurice Pagat en 1982, qui fédère des collectifs de chômeurs depuis 1987, ou encore AC ! (Agir contre le Chômage !) qui regroupe associations de chômeurs et syndicats depuis 1993. Des militants du PC, des militants révolutionnaires, de la LCR et des anarcho-syndicalistes ou des communistes libertaires ou encore d'ex-maoïstes se sont investis dans ce travail depuis des années. Des marches pour l'emploi ont été organisées dans le passé (en 1994, en 1997), des occupations d'antennes des Assedic avaient déjà eu lieu à la fin de l'année 1996 au moment de la renégociation de la convention de l'UNEDIC. Les luttes des comités de chômeurs CGT avaient réussi à obtenir depuis plusieurs années dans la région de Marseille, où les comités ont une réelle implantation, que le reliquat du fonds social de l'UNEDIC soit distribué en fin d'année sous forme de prime aux chômeurs. Et, lorsque cette prime a été supprimée suite à une diminution des sommes affectées au fonds social, c'est de cette région qu'est parti le mouvement des chômeurs de l'hiver 1997-1998, dans le cadre de la "semaine d'urgence sociale", semaine d'agitation préparée depuis des mois par des réunions communes des militants de toute une série d'organisations et marquée par des occupations de lieux symboliques comme la pyramide du Louvre, des immeubles vides appartenant au GAN et au Crédit Lyonnais, des antennes Assedic, minutieusement préparées par des "comité techniques" restreints qui gardaient la discrétion sur les objectifs visés.
La difficulté de regrouper et d'organiser les chômeurs a réclamé toute l'énergie et la persévérance de militants de la CGT, du PCF, de la LCR, de la mouvance anarchiste ou d'anciens maoïstes, pour réussir à organiser une lutte collective qu'ils ont portée à bout de bras. Car le mouvement de l'hiver 1997-1998 est resté très minoritaire malgré tous leurs efforts. Il a cependant été servi, pour une fois, par les médias qui, d'habitude, ne s'occupent guère des chômeurs et des sans-logis et, malgré sa faiblesse, il a réussi à dénoncer devant toute la population les conditions scandaleuses dans lesquelles on oblige des millions de gens à vivre et il a occupé le devant de la scène politique pendant plus d'un mois, obligeant Jospin et ses ministres à bien des contorsions. Les formes de lutte adoptées (occupations surprises d'un certain nombre de lieux symboliques), ce que la presse a appelé les "opérations-commandos", bien loin d'être des actions spontanées ou improvisées, ont exigé le savoir-faire des militants. Ces derniers ont le mérite d'avoir trouvé des formes d'actions qui leur ont permis d'attirer l'attention sur un mouvement qui, malgré sa justification, n'a entraîné qu'un nombre limité de participants. Maurice Pagat reconnut que "cette mobilisation militante, avec une stratégie politico-syndicale, renforce les rangs des chômeurs qui restent quand même très peu nombreux à manifester. Je m'en réjouis, même si je ne partage pas toutes leurs revendications".
On pourrait citer aussi la lutte des sans-papiers, aidée de bien des manières par des militants politiques qui s'y consacrent, ou celle des sans-logis, ou tout récemment encore la lutte des enseignants de la Seine-St-Denis, etc., car aucune de ces luttes ne fut spontanée, ne s'est déclenchée brusquement sans préparation. Il fallut au contraire surmonter mille difficultés pour leur permettre d'éclore. C'est l'activité des militants eux-mêmes qui a permis au mécontentement, à la colère ou au désespoir de s'exprimer dans des luttes collectives. Sans eux, les luttes de ces dernières années n'auraient probablement pas eu lieu.
Mais cela n'a pas empêché les tenants du conservatisme social, qu'ils soient de droite ou de gauche, de présenter chacune de ces luttes comme une expression de ce "mouvement social" qui serait spontané, anti-politique, voire anti-syndical ou même carrément anti-organisation. Et lorsqu'ils évoquèrent la présence de militants du PCF ou d'extrême gauche dans ces mouvements, ce fut pour dénoncer la manipulation ou mettre en garde contre la récupération politique.
L'apolitisme est une des armes de la bourgeoisie pour tenter d'empêcher les travailleurs d'avoir leur propre politique. C'est une politique réactionnaire, combattue depuis un siècle et demi par le mouvement ouvrier, qui a incarné la nécessité pour la classe ouvrière de ne pas laisser la politique aux autres classes sociales, à la bourgeoisie et à ses politiciens professionnels. Les tenants de l'apolitisme voudraient que la classe ouvrière reste à sa place : certes, elle peut quémander, protester, voire servir de masse de manoeuvre aux politiciens professionnels mais elle ne peut pas s'occuper elle-même de défendre jusqu'au bout ses propres intérêts au moyen d'une politique propre. Une classe qui n'a pas de politique propre, qui n'a pas de partis vraiment à elle, défendant ses intérêts et non pas les intérêts des classes adverses ou des intérêts particuliers, est bien plus désarmée quand on veut l'utiliser comme masse de manoeuvre ou détourner ses luttes de leurs véritables buts. Ceux qui prêchent l'apolitisme veulent désarmer les travailleurs. C'est cette politique-là qu'ils passent en contrebande sous l'étiquette d'apolitisme ; ils se gardent bien de l'expliquer ouvertement, ils se contentent de miser sur les préjugés et l'ignorance.
Depuis dix ans, bon nombre de journalistes, de sociologues, de politiciens, de la droite à la social-démocratie, dissertent longuement pour décrypter le "mouvement social", louer son prétendu apolitisme ou le mettre en garde contre toute récupération. Ils s'efforcent d'y découvrir des aspirations qui transcenderaient les revendications économiques, qualifiées elles aussi de "ringardes" bien sûr, et de prodiguer des conseils aux gouvernants qui, eux, ont le droit de faire de la politique sur la meilleure façon d'utiliser le mouvement. Que de charmes discrets ils trouvent à la classe ouvrière, quand ils l'imaginent dissoute dans le "mouvement social", dispersée dans des luttes particulières voire catégorielles, loin de toute unification dans une grève générale ou derrière un parti politique bien à elle.
Voici, par exemple, ce qu'écrit, dans son numéro du 24 janvier 1998, Le Point qui fait remonter à 1988, à "l'enchaînement des conflits catégoriels (infirmières, internes et médecins hospitaliers, balayeurs du métro, enseignants)", le changement du "mode d'intervention [des mouvements sociaux] dans le paysage politique" : "On relève, dans ces mouvements du début des années quatre-vingt-dix, des traits que l'on retrouve aujourd'hui : mise en cause des appareils verticaux, triomphe des réseaux sur la vieille "orga" léniniste et, surtout, exploitation du thème de l'exclusion". Le Point affiche ainsi non seulement sa vision anti-communiste primaire de la réalité, mais son ignorance crasse de ce que furent les liens entre un parti comme le parti bolchevik et les mouvements sociaux puissants et multiformes auxquels il a participé avant de réussir à leur donner un sens politique.
Mais les analyses de Julien Dray, de la gauche du PS, ne valent guère mieux. Il affirmait en 1988 : "Aujourd'hui les revendications sociales actuelles appellent une réponse politique. L'économie ne suffit pas à tout expliquer. (...) L'aspiration n'est pas seulement salariale : elle est sociale et culturelle. (...) Sous nos yeux se façonne une nouvelle culture sociale, jusque dans les formes dont se dotent les mouvements sociaux". Et Julien Dray de donner des conseils au gouvernement socialiste pour inventer d'autres "équilibres" : "entre l'économique et le social, entre classes sociales" (...) et "entre le rêve et la réalité". Evoquer ainsi la possibilité d'un gouvernement au-dessus des classes, voilà le type d'idées obscurantistes que ces intellectuels de gauche du PS ont le cynisme de distiller.
Pierre Bouvier, un sociologue du CNRS, écrivait, lui, dans Le Monde, en octobre 1989 : "La crise des idéologies estompe dans une certaine mesure les discours où ne prévalait que le revendicatif économique et socio-politique. Dans ce vide relatif, les dynamiques de l'action individuelle et collective se disent avec les singularités, les valeurs et les pratiques des salariés de telle ou telle profession. On met ainsi au jour le quotidien dans ses spécificités, dans ses mobilisations, ses tensions, ses plaisirs et ses heurts.(...) Aux orthodoxies bureaucratiques et aux volontarismes politiques se succèdent des zones d'autonomie, des plages de particularisme. Celles-ci prônent l'expression la plus directe, la plus proche des conditions de la quotidienneté et de son dépassement". Bouvier cherche à la loupe des luttes au plus ras des pâquerettes et ils les trouve... dans ses propres analyses fumeuses. Il faut reconnaître à sa décharge que les sociologues ne sont pas payés pour comprendre et expliquer les mouvements sociaux ni la société elle-même, mais bien plutôt pour embrouiller toute chose.
Sans être sociologue, Jean-Marie Colombani, lors de la grève de novembre-décembre 1995, faisait lui aussi dans le "pragmatique" et le "quotidien" dans Le Monde du 19 décembre : "Décembre 1995 inscrit ainsi un retour de la question sociale au-devant de la scène. Pas plus que l'utopie, l'idéologie n'était au rendez-vous. Le monde du travail a pris le pas sur une contestation étudiante qui s'est d'emblée effacée mais qui était elle aussi pragmatique. Les porte-parole de la protestation se sont exprimés dans le concret et le quotidien." Et, dans Le Monde du 21 décembre 1995, Thomas Ferenczi écrivait : "Confusément, le mouvement social s'est ainsi construit au fil des jours : déclenché par des mots d'ordre qui ont pu paraître archaïques parce qu'arc-boutés sur le refus du changement, il s'est rapidement étendu à des thèmes susceptibles de relancer la réflexion sur les réformes nécessaires".
On pourrait multiplier les citations sans apporter franchement d'idées bien nouvelles. Il est significatif que certains trouvent d'autant plus de vertus au "mouvement social" qu'il est plus émietté, plus éclectique, plus confus et, sous prétexte de quotidien et de concret, font l'apologie du corporatisme et de l'apolitisme, voire se posent en donneurs de conseil aux gouvernants sur l'art et la manière de lâcher quelques miettes pour calmer le jeu sans pour autant satisfaire des revendications salariales par trop désuètes, selon eux, allant à l'encontre de la modernisation de la société ! Quand ils se réjouissent de l'absence des "idéologies", c'est de l'absence de toute politique claire remettant profondément en cause l'organisation capitaliste de la société qu'ils se réjouissent, absence qui permet plus facilement aux gouvernants de tromper les travailleurs en lutte, de tenir des discours démagogiques sans céder sur l'essentiel. On laisse "le concret", le "quotidien" ou le "pragmatique" aux travailleurs, et la politique à la bourgeoisie et à ses valets.
Le PCF, pour sa part, critique à juste titre l'apologie de l'apolitisme. Il défend l'idée qu'il faut faire de la politique, que les travailleurs doivent faire de la politique. En ce sens, il défend donc encore une vieille idée, toujours d'actualité, du mouvement ouvrier, bien qu'il ait renoncé depuis longtemps à toute politique révolutionnaire, c'est-à-dire à se donner comme objectif d'aider la classe ouvrière à renverser le pouvoir de la bourgeoisie et à exercer elle-même le pouvoir pour réorganiser la société sur d'autres bases. La politique qu'il propose n'est pas une politique prolétarienne, une politique propre à la classe ouvrière. C'est une politique destinée à servir les intérêts d'un parti qui cherche depuis bien longtemps à se faire accepter dans le jeu des partis gouvernementaux de la bourgeoisie, qui veut convaincre cette dernière qu'elle peut lui confier la gestion de ses affaires, et qui utilise à ces fins le poids qu'il a sur la classe ouvrière. Cela n'interdit pas aux militants communistes de déclencher et conduire des luttes, mais la direction du parti trace une limite à celles-ci en fonction de ces intérêts particuliers, distincts de ceux de la classe ouvrière. On l'a vu bien souvent dans le passé.
Aujourd'hui le Parti Communiste participe au gouvernement de gauche qui gouverne dans l'intérêt de la bourgeoisie. Les dirigeants du PC veulent à la fois que le parti se maintienne au gouvernement et donc ne dépasse pas les limites acceptées par Jospin et qu'il apparaisse comme un parti qui soutient les luttes, voire les impulse, pour tenter de regagner du crédit dans la population laborieuse. C'est ainsi que, pendant le mouvement des chômeurs, il affirmait que le mouvement était une chance pour le gouvernement et que leur lutte devait aider celui-ci. Mais le gouvernement n'a sans doute pas compris sa chance : il a rappelé Robert Hue à l'ordre et a fini par envoyer la police contre les chômeurs. Inutile de dire que les militants du PCF qui étaient engagés dans le mouvement, dans les occupations de lieux publics en particulier, n'ont pas été vraiment aidés par les contorsions des dirigeants de leur parti à chaque fois que ces derniers ont eu à se prononcer sur les crapuleries du gouvernement à l'égard des chômeurs et il y en a eu un certain nombre ! Les militants ont été laissés à eux-mêmes pour débrouiller ces contradictions. Ils ont pu se sentir parfois encouragés par certains propos et désavoués par d'autres. Qui croire et comment s'orienter ? Ils n'ont bénéficié d'aucune perspective claire qu'ils auraient pu faire partager à ceux qui luttaient avec eux... jusqu'au moment où les dirigeants du PCF et de la CGT les ont incités à déplacer la lutte des chômeurs vers le débat parlementaire sur la loi des 35 heures, répandant l'illusion que la loi Aubry pouvait être une réponse aux problèmes des chômeurs. François Desanti, le dirigeant des comités de chômeurs CGT, ne s'en est pas caché, affirmant dès la mi-janvier : "Notre objectif est bien d'élargir le mouvement pour l'application immédiate des 35 heures dans les entreprises".
La politique des dirigeants du PCF de rester solidaires du gouvernement, malgré la politique menée contre les masses populaires, ne permet pas à ses militants de voir clairement les perspectives des luttes auxquelles il participent.
Et si le PCF se pose en relais politique des luttes sociales, c'est en relais gouvernemental. Robert Hue a expliqué aux 200 jeunes (du Mouvement de la Jeunesse Communiste mais aussi des mouvements de sans-papiers, de défense des travailleurs immigrés, de défense des homosexuels, du mouvement de grève en Seine-St-Denis, etc.) qu'il a invités sur une péniche le 26 mai dernier que "s'il y a une gauche de la gauche, nous voulons qu'elle soit dans le gouvernement de la France". Cette gauche de la gauche, ainsi ligotée par sa participation à la gestion des affaires de la bourgeoisie, ne pourrait, pas plus que le PCF lui-même, offrir aux luttes de la classe ouvrière un vrai débouché politique allant vers le renversement de la société capitaliste. Elle s'emploierait au contraire à émasculer les luttes pour qu'elles restent dans un cadre acceptable pour la société existante.
Certes, toute lutte sociale ou politique ne tend pas à contester la domination de la bourgeoise sur la société. C'est même plutôt exceptionnel, bien que la plupart des problèmes de société dont elles font l'objet se heurtent à un niveau ou un autre à l'organisation sociale capitaliste. Mais la société capitaliste peut s'accommoder de bien des luttes et de bien des revendications partielles. Des droits existant aujourd'hui ont fait l'objet de bien des luttes du passé sans que la société capitaliste se soit écroulée pour autant en les accordant : le droit de vote des femmes par exemple, ou le droit à l'avortement et à la contraception ; certains droits des homosexuels sont en passe d'être reconnus ; la lutte des écologistes a même débouché sur la création de toute une branche de l'activité économique fort rentable pour les capitalistes. C'est dire que, selon leurs objectifs, l'ampleur qu'elles prennent ou les catégories sociales qu'elles mobilisent, les luttes sont loin de déboucher toutes sur la nécessité de la prise du pouvoir par la classe ouvrière ! Mais il est des luttes qui, par leurs objectifs plus vastes, la mobilisation populaire qu'elles suscitent, les classes sociales qu'elles mobilisent, pourraient offrir une telle perspective de véritable transformation sociale. C'est là que l'existence d'un parti révolutionnaire prolétarien capable de définir une politique juste et d'en convaincre la classe ouvrière peut être décisive. Sinon ce sont des représentants d'autres classes sociales qui entraîneront les travailleurs dans des voies qui, en préservant l'organisation sociale existante, ne leur permettront pas non plus d'atteindre leurs objectifs.
L'exemple le plus frappant de ce dernier demi-siècle, c'est la lutte menée par des peuples entiers contre l'oppression coloniale.
Certaines de ces luttes ont mobilisé de larges masses d'exploités, mises en mouvement tout à la fois contre l'oppression coloniale et contre les inégalités sociales qu'elle protégeait. La perspective de transformations sociales radicales avait été ouverte. Mais, pour aller jusqu'au bout de cette perspective, il aurait fallu des partis politiques qui l'incarne. Faute de quoi, même ceux des mouvements dont le combat a été victorieux et qui sont parvenus à chasser la puissance coloniale se sont cantonnés à des transformations sociales restant sur le terrain de la bourgeoisie, voire à pas de transformations sociales du tout.
Malgré la détermination avec laquelle ce type de lutte a parfois été mené, malgré les sacrifices inouïs consentis par les populations, elles ne sont en tout cas pas parvenues à secouer le joug de l'impérialisme, qui a trouvé bien d'autres moyens d'étrangler les peuples.
Les limites de ce qu'il est possible d'obtenir sans remettre en cause l'organisation capitaliste de la société sont étroites. La liberté pour les peuples opprimés par l'impérialisme, la fin de toutes les discriminations, la véritable égalité sociale, économique entre hommes et femmes, un véritable souci de préserver l'environnement, l'éradication de la misère, tout cela ne pourra être obtenu qu'en supprimant l'exploitation de l'homme par l'homme et en construisant une société communiste. C'est la raison pour laquelle la classe ouvrière, quand elle est consciente de son rôle historique, c'est-à-dire qu'elle s'est donné des partis à elle pour l'accomplir, peut efficacement prendre en charge nombre de ces combats partiels, mettre en évidence le lien qui les unit, et faire prendre conscience au plus grand nombre de la nécessité et de la possibilité de changer le monde. Et c'est bien pour cela que les tenants de l'ordre existant ne veulent pas voir se développer de tels partis et une telle conscience parmi la classe ouvrière et qu'ils se plaisent à chaque fois à souligner le caractère partiel, limité de telle ou telle revendication, à présenter les différentes luttes comme isolées les unes des autres, voire opposées.
Le rôle des partis ouvriers réformistes est de contribuer, eux aussi, à empêcher cette prise de conscience de la part de la classe ouvrière. Plus ils sont puissants, plus ils en ont les moyens, à travers les idées et les illusions qu'ils propagent, et, dans certaines circonstances, en freinant les luttes, en les détournant de leurs objectifs, en les empêchant d'aller au bout de leurs possibilités.
C'est donc aux révolutionnaires qui se situent sans compromission dans le camp de la classe ouvrière que revient la tâche de défendre la nécessité pour la classe ouvrière d'avoir sa propre politique, la tâche de se donner les moyens de lui proposer une telle politique, représentant uniquement ses intérêts et non ceux d'autres classes sociales ou d'appareils liés à ces classes, et de se mettre en situation de réussir à en convaincre les travailleurs.
Les révolutionnaires sont encore peu nombreux et il est regrettable d'en voir certains céder aux pressions ambiantes, même si c'est par calcul, en reprenant peu ou prou à leur compte les idées réactionnaires d'apolitisme, de spontanéisme ou d'autonomie des mouvements. On pouvait par exemple lire sous la plume de Bensaïd dans Le Monde du 30 décembre 1995 : "Face à cette panne sèche du politique, il est logique que le mouvement social se prenne directement en charge". Bensaïd se considère-t-il lui aussi en panne sèche, et les idées révolutionnaires avec lui ? Toujours est-il qu'il poursuit : "Les grévistes et les manifestants ont démontré que la lutte peut faire reculer le pouvoir et infliger un coup d'arrêt à l'offensive libérale. L'événement crée une situation nouvelle où se nouent l'ancien (la tradition et la mémoire retrouvée) et le nouveau d'un mouvement qui déchire la ligne d'horizon et s'invente son propre avenir". Admettons qu'emportés par l'enthousiasme, ses écrits aient dépassé sa pensée dans le feu des événements. Mais un an plus tard, il écrivait plus prosaïquement, mais pas plus clairement : "L'effacement des grandes croyances n'annule pas la nécessité stratégique d'un projet collectif. Nul besoin pour cela d'un paradis artificiel, ni d'une fin garantie de l'Histoire, mais d'un art profane de la perspective, de la moyenne portée et du moyen terme, du moment propice et du rapport de forces, d'une volonté qui détermine en marchant son propre but, en un mot, d'un sens profondément politique des rythmes et de leurs combinaisons". Nous ne savons pas si Bensaïd possède "cet art profane de la perspective" mais il semble posséder, à un degré certain, celui de la confusion. Chacun y retrouvera sans doute ses petits, même Julien Dray qui pourrait après tout y voir une synthèse entre le rêve et la réalité. En revanche, on ne voit pas ce qu'un tel charabia peut apporter comme perspective aux travailleurs en lutte ou aux militants politiques à la recherche de solutions. Mais, après tout, Bensaïd est avant tout un philosophe.
Malheureusement, la LCR elle-même n'a pas semble-t-il non plus des perspectives très claires à proposer, si l'on en croit Dominique Mezzi qui conclut son article sur le mouvement des chômeurs, dans le numéro d'Inprecor de février 1998, par ces mots : "Mais pour gagner, il faudra savoir articuler la puissance du mouvement social avec des effets politiques substantiels dans le système majoritaire de la gauche "plurielle". La recette est plutôt floue ! Que veut dire l'auteur ? S'agit-il de se placer, assez confusément il faut le reconnaître, dans le cadre de cette gauche gouvernementale ? Faut-il la transformer ? De quelle façon ?
Les réponses données par Rouge, le 17 septembre dernier, dans un article intitulé Mouvement social et perspectives politiques, qui discute les idées des signataires de l'appel "pour l'autonomie du mouvement social", ne sont pas vraiment plus claires. Après avoir affirmé la nécessité de l'indépendance du mouvement social ("l'indépendance, ou l'autonomie, sont la condition fondamentale de la prise de décision démocratique"), Rouge explique que "le mouvement social peut et doit donc traiter toutes les questions, sociales, économiques et politiques. Renouer ainsi avec les objectifs fondamentaux de la Charte d'Amiens, "la double" besogne qui lie défense des revendications particulières et transformation radicale de la société. Refuser la division du travail qui attribue la politique au parti et l'économique et le social aux syndicats. Refuser aussi toute conception qui hiérarchise les niveaux au profit des partis. Partis, syndicats ou associations peuvent occuper alternativement le devant de la scène". Malgré tout, Rouge conclut à la nécessité "d'une nouvelle représentation politique", citant l'exemple du Parti des Travailleurs du Brésil : "Des dirigeants syndicalistes, tout en respectant l'indépendance syndicale et donc en remettant leurs mandats syndicaux, ont pris la responsabilité de créer un nouveau parti politique". Et il ajoute : "Bien entendu la France n'est pas le Brésil. Les vieilles organisations PS et PC ne peuvent être contournées. Mais la crise politique est telle qu'on ne peut exclure des moments où l'espace social et politique se dégage pour une nouvelle force. Peut-on imaginer que la génération actuelle d'animateurs et animatrices des luttes participe à un tel processus, dont nul ne peut prévoir les formes (parti, front, mouvement) ? Notre réponse est positive. Quelle est celle des signataires ?"
Il est clair que Rouge tourne autour du pot et ne veut pas affirmer clairement la nécessité d'un parti révolutionnaire prolétarien. Demander au "mouvement social" et plus précisément à ceux qui rejettent la politique de participer à un "processus" dont on ne dit même pas vers quoi il doit tendre, c'est tout simplement faire des concessions à ceux qui s'effrayent au seul mot de parti, et pire encore de parti révolutionnaire. C'est faire des concessions à l'apolitisme qu'on prétend combattre et surtout laisser à d'autres le soin de défendre une politique claire si ce n'est convaincante.
Il est évident que moins les révolutionnaires ont un programme clair à proposer, moins ils ont de forces pour le défendre au sein de la classe ouvrière, plus ils laissent le champ libre aux partis traditionnels qui ne veulent pas changer la société et qui ne proposent aucune issue réelle à la crise et à la situation dans laquelle vivent des millions de gens. Tant que les révolutionnaires ne s'efforceront pas de faire reprendre confiance aux travailleurs dans les idées du communisme révolutionnaire et pour cela il faudrait qu'ils aient eux-mêmes confiance dans ces idées et en soient fiers il ne pourront faire pièce à la politique des réformistes, qui sert toujours à tromper les travailleurs et parfois même les mène à la catastrophe.
Réclamer l'autonomie des mouvements face à la politique, c'est laisser le champ libre à la politique des autres car les travailleurs ne sont pas si fous qu'ils ne sachent qu'il y a un vrai problème politique. Répandre l'idée que c'est le mouvement social lui-même qui définira les lignes d'une nouvelle société, qui tracera de nouvelles perspectives, renoncer à défendre clairement la sienne, c'est tout simplement s'effacer devant ceux qui ne visent pas à la transformation de la société.
Une autre politique est-elle possible ? Oui ! C'est aux révolutionnaires de défendre cette politique auprès des masses, sinon ils contribuent à les laisser sans autre perspective que celle que défendent les partis de gauche au gouvernement, voire à les rejeter dans les bras du Front National si le désespoir s'accroît encore. Oui, l'urgence est de reconstruire un véritable parti ouvrier révolutionnaire, sur la base du marxisme révolutionnaire, qui soit capable d'intervenir dans les luttes de la classe ouvrière et d'offrir aux travailleurs une politique qui soit vraiment la leur et qu'ils puissent opposer à toutes celles qui ne visent qu'à perpétuer leur exploitation.
25 septembre 1998