Les bourgeois français ne se sont pas résignés facilement à la politique consistant à aligner l'évolution du franc sur celle du mark. En fait eux-mêmes sont partagés entre l'avantage immédiat et provisoire qu'ils pourraient tirer d'un franc faible, et ce qu'ils y perdraient à l'extérieur. Ce sont parfois les mêmes, qui sont partagés entre ce qu'ils gagneraient sur un plan et ce qu'ils perdraient sur un autre. Mais souvent aussi ce sont des couches un peu différentes de la bourgeoisie, qui ont des intérêts différents : par exemple le grand capital des banques et des multinationales peut être partisan de la stabilité des changes dans le cadre de l'Union européenne, tandis que des entreprises capitalistes exportatrices de taille moyenne, trouveraient avantage à des dévaluations.
Et n'oublions pas le fait que protester contre la politique menée peut être un moyen d'intéresser les pouvoirs publics et de demander des aides à une industrie qu'on affirme menacée. On se souvient des diatribes d'un Calvet, l'ancien PDG de Peugeot-Citroën, contre la politique de Maastricht et tout ce qui pénalisait son industrie, selon lui, face à la concurrence japonaise. Etait-ce vraiment une conviction, ou un moyen de réclamer des aides de l'Etat au trust Peugeot-Citroën ? On le saura peut-être si Calvet écrit ses mémoires, comme il en a maintenant le loisir puisque la famille Peugeot l'a mis à la retraite, sans trop de ménagement d'ailleurs malgré ses bons et loyaux services.
En tout cas, avoir une monnaie forte ou une monnaie faible, c'est toujours gagner sur un plan et perdre sur un autre, et c'est bien un choix douloureux quand on est un bourgeois possesseur de capitaux. C'est encore plus douloureux quand ce ne sont pas les mêmes bourgeois qui perdent et qui gagnent. Mais après tout c'est leurs affaires, et on ne voit pas pourquoi les travailleurs devraient se sentir concernés par ce choix, qui est un choix des bourgeois sur la meilleure façon d'employer leurs capitaux. Et lorsqu'on vient dire aux travailleurs que leur sort peut dépendre des choix des bourgeois quant à la monnaie, c'est une façon de les tromper et de les emmener sur une voie de garage !
Il reste que depuis des années, la bourgeoisie française et les gouvernements français ont estimé que mieux valait faire le choix de maintenir la solidarité européenne, faire ce qu'il fallait pour maintenir la stabilité monétaire face à leurs partenaires, en se trouvant par voie de conséquence dépendants de celui de ces partenaires qui a les épaules plus larges économiquement et financièrement : l'Allemagne.
Lorsque la seule monnaie vraiment forte était le dollar, les bourgeois européens étaient bien obligés de s'en servir comme valeur refuge, avec cet inconvénient qu'elle obéissait aux impératifs de la bourgeoisie américaine et pas forcément aux intérêts particuliers des bourgeois européens. Il se trouve aujourd'hui qu'à la suite de la crise monétaire, du flottement des monnaies, des différentes expériences de "serpent monétaire", le mark est apparu comme une monnaie un peu sûre aux yeux des bourgeois européens, et que les gouvernements des autres Etats européens se trouvent contraints de suivre cette monnaie.
Bien sûr, ils regrettent seulement de dépendre des décisions de la Bundesbank et que celle-ci prenne plus facilement en compte les intérêts des bourgeois allemands que ceux des bourgeois français, italiens ou autres. De la même façon, lorsque leurs monnaies dépendaient exclusivement du dollar, les bourgeois européens regrettaient que la banque centrale américaine ait plus de considération pour les intérêts des bourgeois américains que pour eux. Mais cela n'ôte rien au fait que ces différentes bourgeoisies, de celle du Portugal à celle de l'Allemagne, restent des bourgeoisies impérialistes qui s'approprient la plus grande part du profit produit non seulement dans leur pays mais à l'échelle du monde.
Oui, la monnaie unique n'est pas le reflet d'une entente harmonieuse entre peuples. Elle résulte d'une entente entre brigands impérialistes, contraints à s'unir contre plus forts qu'eux-mêmes comme les Etats-Unis ou le Japon, mais rivaux entre eux dans le partage de ce qu'ils tirent de l'exploitation de leur propre classe ouvrière et de celle des pays pauvres. Et entre brigands, quand on s'unit, c'est sur la base d'un certain rapport de forces. L'unité européenne, c'est d'abord une unité fortement hiérarchisée avec, au sommet, l'entente houleuse entre les trois principaux impérialismes du continent, l'Allemagne, la France et l'Angleterre, entourés de requins de moindre taille, comme l'Italie, la Belgique et les Pays-Bas, l'Espagne ou le Portugal.
Quant aux autres, la Grèce aujourd'hui, les pays de l'Est ou la Turquie peut-être demain, ils n'ont pas vraiment le choix. L'appartenance à l'Union européenne, si celle-ci finalement les accepte, sera peut-être pour ces pays un moyen d'être un peu protégés des rigueurs du marché mondial. Mais à l'intérieur de l'Europe ils subiront la loi des principales puissances impérialistes et ils n'auront aucune prise sur la monnaie européenne, si un jour ils y viennent.