Grande comme deux fois la France et peuplée de 8,5 millions d'habitants, dont 65 % d'Indiens, la Bolivie vient d'être le théâtre d'une crise politique où la rue a chassé le président en place, Gonzalo Sanchez de Losada, qui a démissionné le 17 octobre pour partir en exil à Miami (Floride). Quelques jours auparavant, les 11 et 12 octobre, pour se maintenir au pouvoir, il avait fait tirer à la mitrailleuse lourde sur les manifestants, ouvriers et paysans. Au total, le bilan de la répression a été de quelque 78 morts et plusieurs centaines de blessés.
Sanchez de Losada avait été placé à la présidence en août 2002, après avoir remporté d'une courte tête les élections générales de juin, avec seulement 22 % des voix. Dans le système électoral bolivien, quand le président ne remporte pas nettement les élections, il est désigné par les partis. Son choix a donc été le fruit d'un marchandage entre son parti, le MNR (Mouvement national révolutionnaire, le principal parti des possédants depuis la Deuxième Guerre mondiale), et le MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire, un parti de centre-gauche).
Le boomerang d'une présidentielle pipée par les Etats-Unis
Dès son arrivée à la tête de l'État, le résultat électoral indiquait un risque d'instabilité. En effet, le parti arrivé en second, avec 32 élus (25 députés et 7 sénateurs) était le MAS (Mouvement vers le socialisme), un parti dirigé par Evo Morales, le dirigeant syndical paysan à la tête des cocaleros, ces paysans qui cultivent la feuille de coca. Déjà député dans la législature précédente, où il avait été exclu du Parlement en janvier 2002 pour avoir soutenu les paysans réprimés, il avait recueilli 21,9 % des voix, deux fois plus que ce que lui accordaient les sondages. Les États-Unis, qui ont l'habitude de peser dans le choix des dirigeants sud-américains, ont milité alors pour barrer la route de la présidence au leader paysan et pour l'exclure de toute formule gouvernementale.
Depuis des années, les États-Unis font pression sur les gouvernants boliviens pour l'éradication de la culture de la feuille de coca, qui sert à la confection de la cocaïne. Pour Washington, le leader paysan devait être tenu à l'écart. D'autant plus qu'un autre leader paysan, Felipe Quispe, dirigeant de la Centrale syndicale unique des travailleurs paysans, a fait élire 5 députés de son parti, le MIP (Mouvement indigène pachakuti), avec 6 % des voix.
Sanchez de Losada, lui, était le candidat naturel des États-Unis. Cet ancien patron de l'industrie minière connaît mieux les États-Unis que son propre pays. On dit qu'il parle mieux anglais qu'espagnol. De 1986 à 1989, quand la Bolivie est entrée dans l'ère ultra-libérale, Losada, alors ministre de la Planification, a appliqué les recommandations d'un économiste nord-américain, Jeffrey Sachs. La " thérapie de choc " adoptée a frappé le secteur public, entraînant le licenciement de dizaines de milliers d'employés de l'État. Devenu président lors d'un premier mandat (1993-1997), il a continué ce qu'il avait commencé en privatisant tout le secteur public. Trains, mines, pétrole, électricité, téléphone, compagnies aériennes, eau, tout a été dénationalisé au profit de multinationales généralement nord-américaines mais également européennes (Vivendi et Lyonnaise des eaux, par exemple).
Le président qui l'avait précédé, Jaime Paz Zamora (dirigeant du MIR, président de 1989 à 1993), pour ne pas s'aliéner les paysans, avait fait de la résistance passive aux demandes américaines vis-à-vis de l'éradication de la culture de coca. Mais Losada accepta, lui, d'appliquer le programme d'éradication de la coca, qui a entraîné la ruine de centaines de milliers de paysans, qui n'avaient pas d'autres ressources.
À peine élu à la présidence en 2002, Losada a annoncé un " Plan Bolivie ". Il prétendait créer 200 000 emplois. Déjà en 1993, il en avait promis 500 000, qui n'avaient jamais vu le jour. Son plan fut mis au point avec les hauts fonctionnaires du Fonds monétaire international (FMI). Cinq milliards de dollars de crédits étaient nécessaires pour le financer. Comme à son habitude, le FMI conditionna le prêt à des mesures d'austérité destinées à réduire un déficit fiscal qui dépassait les 8,5 % du produit intérieur brut. Pour satisfaire les conditions du FMI, Losada exclut toute imposition sur les bénéfices des entreprises ou la fortune. Il n'envisageait que deux solutions : augmenter la taxation des combustibles, notamment l'essence, ou réduire encore les revenus d'une population parmi les plus pauvres d'Amérique latine (60 % sont dans la misère). Et finalement, il a choisi, début février 2003, cette dernière solution en annonçant un nouvel impôt, taxant à 12,5 % les revenus dépassant 840 bolivianos (environ 110 euros).
La réaction populaire détournée
Un mois auparavant, le 13 janvier, les cocaleros, soutenus par la COB et les différents mouvements paysans, la Coordination de l'eau et d'autres organisations, avaient commencé à barrer les routes (ils y posent des pierres pour interrompre le trafic) entre Cochabamba (le fief d'Evo Morales) et Santa Cruz, où se trouve la production de coca du Chapare. Les paysans entendaient protester contre de nouvelles éradications de culture de coca. Les lois boliviennes autorisent une production de 12 000 hectares de coca dans la région des Yungas pour satisfaire la demande du secteur pharmaceutique et l'habitude locale qui consiste à mâcher ces feuilles pour tromper la faim. Toute production excédentaire, en particulier dans le Chapare, est considérée comme destinée à alimenter les narco-trafiquants et est interdite. Cette action fut donc brutalement réprimée : il y eut 15 morts.
Le 20 janvier, l'opposition annonçait la naissance d'un " état-major du peuple " regroupant la plupart des mouvements d'opposition. Le dirigeant du MAS mettait alors en demeure le président de satisfaire les revendications de la population ou de démissionner.
Le 11 février, à l'annonce du nouvel impôt, éclatait une mutinerie dans la police. Le Groupement spécial de sécurité (GES) exigeait l'abolition du nouvel impôt. En quelques heures, le mécontentement s'étendait aux autres couches de la population : ouvriers, lycéens, chômeurs. Le 12 février, le palais présidentiel était mis à sac par les manifestants. Président et ministres avaient alors disparu dans la nature. La police ayant choisi le camp de la contestation, ce fut l'armée qui intervint et réprima la foule : en deux jours, on compta 33 morts et plus de deux cents blessés.
Le 19 février, pour mettre un terme à l'émeute, le président annonçait à la télévision qu'il retirait sa mesure. Il limogea quatre de ses anciens ministres, parla de renoncer à son salaire (s'étant considérablement enrichi dans le secteur des mines mais aussi grâce aux privatisations, ce geste ne lui coûtait pas beaucoup), promit de baisser celui des ministres, mais surtout il créa un ministère chargé de " réviser les privatisations ". Les exigences du FMI s'adoucirent, le temps de lui permettre de renoncer à augmenter les taxes sur les combustibles. Mais cela ne ramena pas la stabilité politique.
Lors de son ultimatum au président, Evo Morales avait expliqué que, devant l'impossibilité de changer le système par la voie parlementaire, il choisissait la mobilisation de la rue pour empêcher que le gouvernement achève de remettre aux multinationales étrangères les ressources en hydrocarbures, et principalement le gaz, sur le point d'être vendu à la firme Pacific LNG, ainsi que pour empêcher l'éradication totale de la coca dans la région du Chapare. La violence de la répression de février renforça les rangs autour de l'opposition, qui réunit la Centrale ouvrière bolivienne (COB), la Centrale syndicale unique des travailleurs paysans, la Coordination de l'eau et les deux partis MAS et MIP. La colère se polarisa désormais sur la question du gaz. La population voyait dans la vente à bas prix du gaz une nouvelle manifestation du pillage des richesses naturelles du pays.
Non seulement l'opposition contestait le prix auquel la présidence entendait vendre le gaz naturel - la seconde réserve d'Amérique latine, juste derrière le Venezuela - mais aussi le mode de transport adopté. Le gouvernement optait pour un transfert par gazoduc, via un port chilien, alors que le Pérou proposait des conditions plus avantageuses. Pour convaincre du bien-fondé de ses choix, le gouvernement fit appel à Intec, une entreprise chargée de faire une étude impartiale sur cette question. Il s'avéra que l'entreprise était non seulement liée au trust nord-américain Bechtel, que la contestation paysanne avait déjà eu l'occasion, en 2000, de prendre pour cible lors d'un conflit sur le prix de l'eau, mais également à Repsol-YPF, British Gaz et BP Amoco, qui elles-mêmes contrôlaient le groupe Pacific LNG...
En septembre, la mobilisation populaire, barrages routiers et marches de protestation, reprenait. Mais, après la répression des 11 et 12 octobre, l'opposition, ayant tourné la colère populaire vers la démission du président au moment où l'armée, de son côté, faisait publiquement savoir qu'elle était prête à lâcher le président en place, canalisa le mécontentement vers une nouvelle impasse : l'arrivée à la présidence de l'ex-vice-président, Carlos Mesa. Proclamé président intérimaire, ce dernier entend maintenant mettre à profit ce sursis pour endormir la méfiance des classes populaires et poursuivre la politique économique qui convient aux grandes puissances impérialistes, qui considèrent depuis toujours la Bolivie comme un inépuisable réservoir de matières premières bon marché.
Une réserve de matières premières pour l'économie impérialiste
Le pillage de ses ressources, c'est toute l'histoire de la Bolivie. Aussitôt conquise par les conquistadors espagnols, à partir de 1538, la colonie du Haut-Pérou (l'ancien nom de la Bolivie, qui était alors une des provinces du Pérou) trouva immédiatement sa place dans l'histoire du capitalisme. Les mines d'argent de Potosi allaient fournir pendant des siècles, grâce à un système féodal de servage des travailleurs indiens, le précieux métal et alimenter l'économie monétaire européenne, assurant à l'Espagne de Charles-Quint et de ses successeurs une place de grande puissance, en même temps qu'il accélérait en Europe même la marche en avant du capitalisme. Tandis que l'Europe partait à la conquête du monde, les habitants du Haut-Pérou s'enfonçaient dans la misère, au rythme du pillage d'un sous-sol riche en minerais divers, de ses forêts de bois précieux ou de ses terres transformées en greniers... pour capitalistes occidentaux.
Aujourd'hui, c'est le gaz naturel, exploité depuis 1972, que les dirigeants boliviens entendent désormais proposer aux appétits des multinationales impérialistes comme leur principale matière première pour l'exportation. Mais quel que soit le produit que la Bolivie peut amener sur le marché mondial, même la feuille de coca, cela ne laisse à la population qu'une part dérisoire. C'est que, même si la Bolivie est officiellement indépendante depuis 1825, elle n'a jamais conquis son indépendance économique et est constamment restée sous la domination de l'impérialisme. Son histoire a été modelée par les exigences des grandes puissances, en tête desquelles les États-Unis, mais pas seulement. En près de 180 ans, la population a été saignée à blanc. Au départ, c'était la région d'Amérique latine la plus peuplée et la plus développée. Aujourd'hui, elle en est un des pays les moins peuplés et le plus pauvre d'Amérique latine.
De l'indépendance politique à la dépendance économique
La province du Haut-Pérou fut la première à s'insurger contre la domination espagnole en 1809, mais elle fut la dernière à obtenir son indépendance, le 6 août 1825, après que le général Sucre, un lieutenant de Bolivar, eut écrasé les troupes espagnoles à Ayacucho. C'est en hommage au " libérateur " Simon Bolivar que le Haut-Pérou prit le nom de Bolivie.
Ayant laissé les rênes du pouvoir au général Sucre, Bolivar la dota en mai 1826 d'une constitution si peu démocratique que le pouvoir exécutif était confié à un président élu à vie. Selon cette constitution, le " citoyen actif " était un homme, marié ou majeur de 21 ans. Il devait savoir lire et écrire, avoir un emploi ou être un travailleur indépendant. Chaque groupe de dix " citoyens actifs " désignait un électeur, seul autorisé à voter réellement, si bien que pour une population évaluée alors à un million d'habitants, on dénombrait 25 000 " citoyens actifs " et seulement 2 500 électeurs ! La constitution écartait ainsi la majorité indienne et renforçait le pouvoir de la minorité blanche et de quelques métis ainsi " blanchis ". Le Pérou, bien qu'il y perdît une province, fut satisfait de voir naître un État tampon entre lui et l'Argentine.
La même année, le rêve de Bolivar de constituer un État fédéral sud-américain se heurtait au refus des différentes bourgeoisies créoles qui, craignant d'être débordées par les masses pauvres indiennes ou noires, furent satisfaites de se tailler chacune un fief national. Les guerres d'indépendance menées contre la domination espagnole, qui auraient pu déboucher sur l'unification du continent sud-américain, aboutirent au contraire au morcellement entre États, en rivalité les uns avec les autres, permettant ainsi aux grandes puissances de jouer les uns contre les autres, au gré de leurs propres rivalités. La domination espagnole était écartée, mais dès 1823 la Grande-Bretagne, principale puissance impérialiste du XIXe siècle, commençait à s'imposer dans la région. Au XXe siècle, les États-Unis d'Amérique prirent le relais, en reprenant la doctrine Monroe (un président du XIXe siècle), " l'Amérique aux Américains ". La formule signifiera en fait : l'Amérique latine appartient au grand capital d'Amérique du Nord.
Dès l'indépendance, les richesses minières concentrées en Bolivie attisèrent les convoitises des États voisins. Les guerres se multiplièrent. Au milieu du XIXe siècle, la Bolivie avait perdu 1,2 million de mètres carrés de territoires au profit du Brésil, du Chili, de l'Argentine, du Pérou, du Paraguay et, surtout, au profit des entreprises britanniques, avides de matières premières : nitrates, salpêtre, cuivre, argent et guano. Le conflit le plus néfaste fut celui avec le Chili, en 1879-1881, où la Bolivie perdit sa seule province côtière, celle d'Atacama, ce qui la privait de tout accès à l'océan Pacifique.
Cette défaite acheva de discréditer les chefs militaires qui, jusqu'alors, avaient dirigé le pays et ouvrit la voie aux parlementaires civils. Les " citoyens actifs " étaient désormais 40 000. Commença alors le règne, à travers le Parti conservateur, de l'oligarchie minière des mines d'argent qui construisit des chemins de fer destinés à faciliter l'exportation des minerais, via les ports du Pacifique, vers les puissances impérialistes européennes, qui en absorbaient l'essentiel. On exploita également le quinquina (1847-1864) et le caoutchouc (1880-1914).
Sous le joug des " barons de l'étain "
La valeur marchande du métal argent commença à décliner après 1893. L'étain prit alors le relais. La demande explosa avec la Première Guerre mondiale et il fut exploité jusqu'en 1985. L'industrie occidentale utilisait l'étain en grande quantité mais les mines européennes ne parvenaient pas à le produire en quantités suffisantes. Les États-Unis en étaient également dépourvus. A partir de la Première Guerre mondiale, Washington considérait la Bolivie comme sa réserve exclusive.
L'exploitation de l'étain allait faire également la fortune d'une poignée de propriétaires de mines boliviens liés au système impérialiste, surnommés les " barons de l'étain ", au nombre de trois. Deux étaient nés en Bolivie : Simon Patino et Felix Aramayo. Ce dernier était un ancien propriétaire de mines d'argent ayant su se diversifier. Le troisième, Maurice Hochschild, était venu d'Europe pour y faire fortune. À eux trois, ils contrôlaient 80 % de l'extraction du minerai d'étain, mais ils avaient aussi des actions dans le cuivre, le plomb ou le zinc. Les vingt pour-cents restants se partageaient entre des entreprises boliviennes plus petites et plusieurs entreprises étrangères.
Simon Patino, propriétaire entre autres de la mine la plus connue, Siglo XX, se hissa à la cinquième place des hommes les plus riches du monde. En 1900, il avait découvert une veine d'étain particulièrement riche. En 1910, il contrôlait la moitié de la production d'étain. En 1916, il prenait le contrôle de la plus grande fonderie d'étain du monde, la William Harvey & Co, située à Liverpool (Grande-Bretagne). Comme les grands propriétaires terriens absentéistes, qui préfèrent vivre à la ville tandis que sur leurs terres on produit pour l'exportation, Patino vécut le plus souvent hors de Bolivie dans le monde de ses pairs, les riches possédants des métropoles impérialistes.
Comme pour l'argent auparavant, ces fortunes se bâtirent au prix d'une exploitation forcenée, un véritable esclavage des mineurs, soumis à des conditions d'existence qui ne laissaient guère d'autre horizon qu'un travail extrêmement dur (la température dans les mines est couramment de 50°), avec des salaires très bas. Les tentatives d'organisation et de protestation étaient réprimées sans pitié par l'armée.
L'exploitation était d'autant plus forcenée que, si les barons de l'étain prélevaient largement leur part, ils vendaient aussi à bas prix l'essentiel de leur production aux États-Unis. Quand le prix de la livre d'étain valait 52 cents de dollar sur le marché mondial, il était vendu 40,5 cents aux États-Unis.
Certains ont calculé que, dans cette période, la Bolivie a perdu sur l'étain, le tungstène et d'autres matières premières stratégiques quelque 675 millions de dollars. Étant donné que les barons n'y perdirent rien, ce sont les mineurs qui payèrent la différence en un surcroît d'exploitation.
Pour écarter leurs concurrents des mines d'argent de la gestion du pays, les barons de l'étain s'appuyèrent sur un autre parti de la bourgeoisie, le Parti libéral, dont les représentants se succédèrent à la tête de l'État jusqu'en 1920.
En quête d'une façade littorale, la " guerre du Chaco "
En 1920, les libéraux furent chassés du pouvoir par un nouveau parti, le Parti républicain, qui comptait dans ses rangs des partisans d'une reconquête d'une façade maritime contre le Chili. Il se scinda bientôt en deux fractions. Mais, en ces lendemains de la Première Guerre mondiale, la Bolivie, comme le reste du monde, connut une période d'explosions sociales. Le Parti républicain dut affronter une grève dure de mineurs et une insurrection paysanne. Les deux furent sauvagement réprimées par l'armée. Le Parti républicain vit alors son salut dans une guerre contre le Paraguay, en se lançant dans la conquête de la région du Chaco, commencée sournoisement à la fin des années vingt, mais officiellement déclarée de 1932 à 1935.
Il s'agissait de trouver une nouvelle solution à l'absence de façade maritime en revendiquant la province du Chaco pour pouvoir, via le fleuve Paraguay, atteindre l'Atlantique. Mais aux revendications territoriales de la Bolivie se mêlaient d'autres intérêts, ceux de compagnies pétrolières, la Standard Oil of New Jersey (États-Unis) qui, depuis 1921, disposait d'une concession en Bolivie et la compagnie anglaise Royal Dutch Shell, sa rivale, qui entendait se réserver le sous-sol du Chaco. Ce fut finalement le Paraguay (et donc la Shell) qui l'emporta au terme d'une guerre qui fit 100 000 tués, dont 65 000 étaient Boliviens et les autres du Paraguay. Tous étaient pour la plupart des Indiens de différentes ethnies.
Le Paraguay, bien que vainqueur, allait connaître une période de vingt ans entremêlant dictatures militaires éphémères et guerres civiles, à laquelle allait mettre un terme, pour trente-cinq ans, la dictature du général Stroessner à partir de 1954.
En Bolivie, en revanche, la guerre du Chaco, qui renforçait l'enclavement du pays, entraîna une remise en cause, parmi les cadres les plus jeunes de l'armée comme parmi les soldats indiens rescapés des combats, qui rejetaient désormais un statut d'esclaves. En 1941, la " génération du Chaco " donna naissance au Mouvement national révolutionnaire (MNR), lancé par un avocat, Victor Paz Estenssoro, qui prétendait défendre les intérêts de la bourgeoisie nationale contre les intérêts étrangers, en s'appuyant sur la petite bourgeoisie urbaine.
Le MNR et la " révolution de 1952 "
Comme d'autres nouveaux partis d'Amérique latine, à cette époque, le parti péroniste argentin par exemple, le MNR s'inspirait à la fois du Mexique de Cardenas, qui avait nationalisé l'industrie du pétrole à la fin des années trente, mais aussi des partis fascistes d'Europe. Le MNR rejetait le socialisme, le communisme ; il entendait s'appuyer sur la petite bourgeoisie, mais aussi sur les syndicats ouvriers et les paysans, pour éliminer le monopole privé des barons de l'étain, nationaliser les services publics, prendre en compte la question agraire.
Les dirigeants du MNR dénonçaient notamment le prix de l'achat de l'étain, fixé au plus bas par les États-Unis. Ces derniers avaient profité, en effet, de leur entrée en guerre contre l'Allemagne et le Japon pour piller davantage leurs semi-colonies d'Amérique latine en invoquant le prétexte de " faire partager à leurs alliés leurs dépenses de guerre ". Mais, évidemment, même lorsque la guerre fut terminée, le prix payé à la Bolivie pour son étain resta aussi bas.
La politique nationaliste défendue par le MNR coïncida avec le développement du syndicalisme ouvrier, notamment dans les mines. La pression exercée par les États-Unis sur le prix de l'étain fut évidemment répercutée sur les mineurs, entraînant leur surexploitation, mais aussi l'aspiration à la résistance. Les efforts croissants d'organisation des mineurs et, plus généralement, des ouvriers boliviens aboutirent finalement, après plusieurs tentatives de structuration à partir de 1944, à la constitution de la Centrale ouvrière bolivienne, la COB, en 1952.
Les dirigeants du MNR cherchèrent à capter à leur profit la force montante des ouvriers en tissant des liens avec leurs organisations. Cela se fit d'autant plus facilement que le MNR, nouveau parti dans l'opposition, tenait un langage radical d'opposition à l'impérialisme américain, ce qui allait dans le sens des sentiments des travailleurs boliviens.
La mobilisation croissante des mineurs dans les années qui suivirent la guerre se traduisit par une politisation croissante dont le MNR fut le principal bénéficiaire. Pas le seul, cependant : le courant trotskyste, incarné par le Parti ouvrier révolutionnaire (POR), dirigé par Guillermo Lora, conquit un certain crédit parmi les mineurs au point que deux de ses militants, dont Guillermo Lora lui-même, furent élus délégués au congrès syndical tenu dans la ville de Pulacayo, en 1946. Le programme adopté à ce congrès s'inspira d'ailleurs largement des idées défendues par le POR.
Mais cela ne pouvait pas suffire et ne suffit pas à contrebalancer le poids de l'appareil et de la direction de la COB dont le principal dirigeant, Juan Lechin, représentait la politique du MNR au sein de la centrale syndicale. En fait, par l'intermédiaire de la direction et de l'appareil syndical, le MNR, un parti bourgeois, parvint, dans cette période de montée, à se subordonner le mouvement ouvrier organisé. Cette subordination se révéla désastreuse lorsque la mobilisation de la classe ouvrière atteignit son zénith.
Les liens entre le MNR et la COB se renforcèrent à l'occasion de plusieurs soulèvements ouvriers, celui des mineurs de Siglo XX en 1949 comme celui des ouvriers de La Paz en 1950, tous deux durement réprimés par l'armée.
Le 6 juin 1951, le candidat du MNR, Victor Paz Estenssoro, remportait l'élection présidentielle avec 43 % des suffrages exprimés. Mais, une fois de plus, l'armée lui barrait la route. Le MNR riposta le 9 avril 1952 par un soulèvement armé à La Paz. L'armée fut vaincue par les milices des mineurs et des paysans armées sous le contrôle du MNR. Dans un premier temps, l'armée fut même dissoute, réduite à un tout petit nombre, tandis que les milices populaires assuraient les tâches de police.
Ayant dû s'appuyer sur la population la plus déshéritée pour parvenir à leurs fins, les dirigeants du MNR instaurèrent le suffrage universel. Lors de l'élection présidentielle de 1951, les 43 % de Paz Estenssoro avaient représenté 39 000 voix pour trois millions d'habitants. Les électeurs étaient désormais 800 000. Mais, même pour ce qui est du droit de vote, la hardiesse du MNR avait des limites : seuls les hommes pouvaient voter.
Une nationalisation des mines et une réforme agraire limitées
Une partie des dirigeants du MNR auraient préféré en rester là, mais ils devaient aussi tenir compte du rôle joué par le fer de lance de la mobilisation populaire, les mineurs alors au zénith de leur combativité et nombreux (ils étaient environ 53 000). Ils concédèrent donc à la COB la nationalisation de l'industrie minière, signée en octobre 1952, tout en officialisant l'intégration du mouvement ouvrier organisé dans l'appareil d'État bourgeois, symbolisée par la nomination du fondateur et secrétaire général de la COB, Juan Lechin, au poste de ministre des Mines et du Pétrole, de 1952 à 1956. Juan Lechin fit une belle carrière au service de la bourgeoisie, parvenant même au poste de vice-président de la République, de 1960 à 1964, lorsque, la mobilisation ouvrière étant retombée, le MNR retourna dans le giron des États-Unis.
L'appareil syndical de la COB tira également des avantages de sa subordination au MNR : ses responsables eurent leur mot à dire dans la nomination des hauts fonctionnaires et participèrent au COMIBOL, qui gérait les entreprises nationalisées.
Quant à la masse des travailleurs, si c'était leur mobilisation qui avait ébranlé tout l'édifice et qui avait entraîné celle d'autres catégories sociales, ils ne purent garder les positions acquises que le temps que dura cette mobilisation.
Dans les premiers mois du nouveau régime, les petits paysans se lancèrent également à l'assaut des grandes propriétés terriennes. Le 2 août 1953 fut signé un décret de réforme agraire. Il y eut également une réforme éducative pour réduire un analphabétisme évalué alors à près de 70 %.
Mais, dès le départ, toutes ces mesures avaient leurs limites. La nationalisation des mines ne concernait que celles des trois barons de l'étain. Les autres mines privées pouvaient continuer leur exploitation. De même, l'industrie pétrolière, entre les mains des trusts impérialistes, échappait à la nationalisation.
De surcroît, même au plus fort de la mobilisation des travailleurs, les dirigeants du MNR n'osèrent pas exproprier les barons de l'étain sans indemnité ni rachat. L'exploitation forcenée des mineurs avait pourtant déjà largement payé la nationalisation des quelques mines qui avaient été nationalisées.
En 1953, le MNR cédait aux exigences des barons de l'étain. Avec l'aide des États-Unis, les oligarques évincés avaient fait pression sur le prix de l'étain, qui s'effondra. Patino refusait de traiter le minerai d'origine bolivienne dans sa fonderie anglaise. De cette façon, ils obtinrent des indemnités dépassant largement la valeur des mines nationalisées, à la fois parce que les filons y étaient en partie épuisés et parce que le matériel d'extraction était vétuste. Quant au COMIBOL, il fonctionna comme bien des entreprises d'État dans le monde capitaliste - Elf en France par exemple - c'est-à-dire comme une " vache à lait " de l'État destinée tout à la fois à soutenir les possédants et à corrompre les dirigeants du MNR et de la COB, plutôt qu'à apporter une vie meilleure aux mineurs et au reste de la population pauvre.
La réforme agraire, en pratique, épargna pour l'essentiel les grandes propriétés terriennes qui produisaient pour l'exportation et n'apporta pas les moyens techniques qui auraient pu viabiliser les parcelles concernées par la réforme agraire. A terme, les héritiers de ces parcelles finirent par mourir de faim. Mais pendant plusieurs années, satisfaits de leurs nouveaux titres de propriété, les petits paysans formèrent une base sociale pour le MNR et même ses successeurs.
Malgré le radicalisme de son langage, le MNR était un parti bourgeois qui n'avait nullement l'intention de bouleverser la société bolivienne. Cela aurait pu être un exemple formidable pour l'ensemble de l'Amérique latine. Si, avec l'aide de la bureaucratie syndicale, il sut s'appuyer sur la mobilisation ouvrière, c'était pour la canaliser à son propre profit. Il n'avait pas pour objectif que cette mobilisation aille jusqu'au bout, jusqu'à la prise du pouvoir politique par la classe ouvrière, alliée aux paysans pauvres.
En fait, comme tous ses semblables - car il y en eut bien d'autres en Amérique latine ou ailleurs dans le tiers monde -, ce parti craignait plus la classe ouvrière que l'impérialisme américain. Et, lorsque la mobilisation ouvrière retomba, le MNR abandonna même son langage " anti-impérialiste " - plus exactement anti-États-Unis - pour retrouver tout naturellement la politique traditionnelle des partis représentant les intérêts des possédants boliviens, la subordination envers l'impérialisme nord-américain.
Le MNR renoue avec les puissances impérialistes
Le MNR, plus sensible aux intérêts des possédants qu'à ceux des mineurs, allait en effet restaurer la liaison privilégiée des dirigeants boliviens avec les États-Unis. Un mois après qu'il eut cédé aux barons de l'étain (juin 1953), les États-Unis reprenaient l'achat de minerai et envoyaient une aide alimentaire. Pendant les dix années suivantes, la Bolivie reçut une aide économique qui représentait le tiers du budget national en 1958. La contrepartie était de protéger et soutenir les compagnies nord-américaines opérant en Bolivie. En 1955, la compagnie pétrolière Gulf Oil Company s'y installait, ainsi qu'une dizaine d'autres. En 1960, Paz Estenssoro rejetait une proposition d'aide économique de l'URSS. En 1961, l'administration Kennedy, épaulée par l'Allemagne fédérale, prenait en charge l'assainissement financier des entreprises du COMIBOL, pour y préparer l'injection de capitaux étrangers. En même temps, ce plan rétablissait le pouvoir de l'armée, à nouveau répartie sur tous les centres miniers, prête à y écraser toute contestation.
En mai 1964, les dirigeants du MNR, encore au pouvoir, affrontèrent une révolte de mineurs et d'étudiants, qu'ils prirent la responsabilité d'écraser. La boucle était bouclée et, désormais, le MNR ne servait plus à rien pour les possédants. Quelques mois après l'écrasement de la révolte de mai 1964, il dut quitter le pouvoir au profit de l'armée.
Depuis 1950, la politique extérieure des États-Unis était le containment. Il s'agissait d'empêcher par la force que de nouveaux pays passent dans le camp de l'Union soviétique. Cette politique avait conduit à l'engagement américain en Corée au début des années cinquante. Dans les années soixante, elle conduisit à l'intervention américaine au Viêt-nam. Parallèlement, dans leur arrière-cour sud-américaine, les États-Unis, voulant être sûrs que l'exemple cubain ne serait pas imité, favorisèrent la prise du pouvoir par les militaires dans plusieurs pays : le Brésil d'abord, puis la Bolivie, et par la suite l'Uruguay, le Chili et l'Argentine
Ainsi, le 3 novembre 1964, l'armée bolivienne sous les ordres du général Barrientos écartait le MNR et s'emparait à nouveau du pouvoir. C'est sous sa dictature que la guérilla tentée par Guevara fut anéantie et le " Che " assassiné en 1967. La même année, l'armée massacrait les mineurs et leurs familles en faisant irruption dans plusieurs mines, notamment Siglo XX, le jour de la Saint-Jean.
La dictature militaire allait durer dix-huit ans, entrecoupés de brefs retours du pouvoir civil, voire de nouvelles irruptions des ouvriers et paysans comme en 1971 avec l'éphémère " assemblée populaire ", écrasée elle aussi par les troupes du général Banzer.
Pendant les années soixante et soixante-dix, cela permit aux multinationales nord-américaines de renforcer encore leur emprise, détournant ainsi vers le marché mondial non seulement l'étain mais également le zinc, le plomb, l'argent et le pétrole. Mais c'est également à cette époque que les militaires se lancèrent dans un fructueux trafic, celui de la feuille de coca qui sert de base à la fabrication de la cocaïne. Les aides publiques que les militaires octroyaient aux grands propriétaires terriens étaient investies dans la culture de la coca. Une vingtaine de dirigeants militaires participaient ainsi directement au trafic, qui rapportait alors entre un et deux milliards de dollars par an. Washington intervint pour que les militaires compromis se démettent.
Le MNR revient privatiser l'économie
Au début des années quatre-vingt, la Bolivie fut à son tour touchée par la récession, et notamment la chute des cours de l'étain. Les militaires renoncèrent et, en 1982, le Parlement désigna un président et un vice-président civils. Le 14 juillet 1985, Paz Estenssoro, le dirigeant historique du MNR, était réélu, pour quatre ans, à la présidence pour y mener la politique de privatisation désormais en vogue parmi les dirigeants impérialistes de la planète.
Prenant à contre-pied l'étatisation qui avait été le credo économique de son parti, le MNR, il appliqua sans rechigner les conseils du FMI et de la Banque mondiale au point d'être appelé par ces institutions impérialistes " le meilleur élève du FMI ".
Le décret 21060 entreprit de réduire le déficit budgétaire par le gel des salaires, l'augmentation des prix et la réduction des dépenses de l'État. Cela entraîna le licenciement de nombreux travailleurs et employés des services publics.
Faisant suite à une chute des prix de l'étain qui aboutit au krach mondial de 1985, la liquidation des mines fut lancée. 23 000 des 30 000 employés du COMIBOL furent ainsi licenciés. Ces mesures permirent de réduire une inflation galopante ramenée de 8 760 % à 16 %, mais elles plongèrent dans la misère la grande majorité des anciens mineurs, dont certains n'eurent d'autre choix pour survivre qu'entre des petits boulots dans la rue en ville, assez proches de la mendicité, ou la culture de la coca à la campagne.
Les présidences suivantes ont continué dans cette direction, sur le plan économique, en même temps qu'elles essayaient de donner un peu plus de places aux partis dans la vie politique et qu'elles mettaient en œuvre une certaine décentralisation. Le tout était destiné à faire que désormais l'armée, qui doit avoir à son palmarès pas loin de deux cents coups d'État depuis l'indépendance, ne soit plus l'unique recours contre la contestation sociale comme ce fut le cas dans le passé.
Avec le démantèlement de l'industrie minière, la COB a cédé du terrain, tandis que s'accroissait la représentation paysanne. Le relatif succès électoral du MAS et du MIP, qui mettent en avant leurs différentes identités, paysanne et indienne, a découlé largement de cette politique de décentralisation qui a favorisé le développement de mouvements de caractère local.
Malgré les vagues références au socialisme de ces deux partis, la récente crise politique et les déclarations " responsables " d'Evo Morales expliquant qu'il ne cherche pas à bloquer les institutions politiques et qu'il laisserait le nouveau président aller au bout de son mandat, qui doit se terminer en 2007, indiquent dans quel sens il est prêt à exercer cette influence. Il est prêt à la négocier et à participer à sa façon au renouvellement du jeu politicien, mais pas prêt à permettre que les mouvements de contestation sociale des ouvriers et paysans aillent jusqu'au bout de leurs possibilités.
Pendant les événements du mois dernier, la classe ouvrière bolivienne a fait preuve, une fois de plus, de sa combativité. Elle a montré comment les travailleurs peuvent peser sur la vie politique d'un pays et comment ils peuvent opposer à la fausse démocratie bourgeoise - où un président élu sur un mensonge est assuré de pouvoir faire le contraire de tout ce qu'il a promis jusqu'à l'échéance électorale suivante - leur propre démocratie, celle de la rue. Mais si elle est parvenue, grâce à son courage, à renverser un président, ce succès a constitué en même temps les limites de son action.
Dans les grèves insurrectionnelles ou les insurrections que les travailleurs boliviens ont menées depuis la Deuxième Guerre mondiale, lorsqu'ils ont été victorieux, c'est toujours des rangs de la bourgeoisie, grande ou petite, que sont sorties les forces politiques qui se sont posées en alternative au régime déchu et qui se sont approprié la victoire des travailleurs. Car, en réalité, il n'y a pas d'autre alternative véritable pour les travailleurs que de prendre eux-mêmes le pouvoir politique et l'exercer directement et à travers des organisations qui les représentent réellement.
Le rôle d'un parti communiste révolutionnaire est précisément d'incarner en permanence cette perspective au sein de la classe ouvrière afin que, lorsqu'elle déploie son énergie révolutionnaire, celle-ci ne se dissipe pas sans résultat et ne puisse pas être canalisée dans le sens d'une nouvelle solution bourgeoise - en réalité, toujours la même -, mais qu'elle puisse aboutir à la transformation de la société.