Les conséquences de l'écroulement de l'Union soviétique en tant que superpuissance et le marasme économique, encore et toujours, voilà les deux aspects majeurs de la situation internationale en cette année 1992.
Cette troisième année où les États-Unis se retrouvent seule superpuissance a de quoi apparaître à leurs dirigeants nettement moins euphorique que les deux premières. En 1990-91, après le retour des ex-démocraties populaires dans l'orbite occidentale, les États-Unis ont réussi à régler un certain nombre de conflits régionaux - pour autant que l'on puisse considérer que la situation en Afghanistan ou en Angola par exemple ait été réglée. Ils ont fait une démonstration de puissance dans la guerre du Golfe. Mais cette année, ils ont commencé à expérimenter les inconvénients du bouleversement des équilibres mondiaux pourtant en leur faveur. C'est qu'en effet la disparition de l'URSS en tant que gardien supplétif de l'ordre mondial place les États-Unis devant des situations où ils sont les seuls à devoir assumer des responsabilités qu'ils n'ont pas nécessairement l'envie - ou les moyens - d'assumer.
Les atermoiements américains à l'égard de la situation dans l'ex-Yougoslavie constituent la meilleure illustration de cette situation. Malgré la gravité de cette situation de conflit armé en pleine Europe, les États-Unis n'ont guère envie d'affronter les problèmes politiques, militaires et matériels qu'une intervention poserait. Ils n'ont pas pour autant envie non plus que des États européens s'associent - ces derniers n'en ont d'ailleurs guère envie pour les mêmes raisons que les USA et n'en ont guère les moyens car leurs intérêts les placeraient dans des camps différents - pour tenter de régler un problème qui les concerne de près. Les USA ne souhaitent pas d'ailleurs que se manifeste une puissance impérialiste rivale et autonome. D'où le manque d'enthousiasme des États-Unis envers la "défense européenne commune" dont, telle l'Arlésienne, on parle plus qu'on n'en voit un début de réalisation.
Ce qui se passe dans l'ex-Yougoslavie illustre les craintes que peuvent nourrir les puissances européennes présentes dans les lieux et, derrière elles, les États-Unis, en tant que gardien suprême de l'ordre, devant l'évolution possible des anciennes Démocraties Populaires. La bureaucratie soviétique, au temps où l'URSS était la deuxième superpuissance, avait certes soustrait ces pays à l'orbite occidentale, mais elle y avait en même temps maintenu l'ordre. De toute évidence, la Russie n'est plus en état de jouer ce rôle, momentanément ou définitivement, l'avenir le dira (même si un autre État successeur, l'Ukraine, joue les utilités en envoyant un contingent en Yougoslavie dans le cadre de l'ONU).
Or, depuis leur émancipation de l'orbite soviétique en 1989, ni les régimes de ces pays, ni leurs relations mutuelles ne se sont stabilisés.Les États-Unis se sont d'ores et déjà révélés incapables de contribuer à les stabiliser. En cette période de marasme économique et d'endettement généralisé, l'État américain a d'autres dépenses à assumer que de soutenir financièrement les nouveaux régimes par des prêts même usuraires ou par ces "aides" destinées dans un certain nombre de pays du tiers monde à assurer aux dictateurs en place de quoi s'armer. Par ailleurs, les investissements productifs qui même sur le sol américain sont en recul, ne se sont pas précipités vers l'Europe de l'Est. La dégradation grave de la situation économique dans tous les pays de l'Est européen s'est déjà traduite un peu partout par une montée de la démagogie réactionnaire, chauvine et irrédentiste. Dans certains des pays de l'Est comptant des minorités nationales importantes - en Roumanie notamment - cela peut se traduire par des conflits voire des affrontements internes. Mais le risque existe également de conflits armés entre États. Pour l'instant, cela n'en est qu'aux affrontements verbaux et cela peut en rester là. Mais si toute l'Europe orientale et balkanique se transforme en foyer de tension, les États-Unis auront du mal à assumer le rôle de l'unique superpuissance responsable de l'ordre mondial.
Quant à la possibilité que la Russie apporte sa contribution au maintien de l'ordre dans la partie orientale et balkanique de l'Europe si son État se stabilisait au terme d'une évolution réactionnaire, c'est une éventualité, mais aléatoire. Certes, bien avant l'existence de la bureaucratie soviétique, la Russie tsariste a joué le rôle du gardien de l'ordre dans cette région, pour son propre compte ou pour celui de ses protecteurs et alliés impérialistes franco-anglais. Mais pour l'heure, la situation à l'intérieur même de l'ex-Union soviétique, voire à l'intérieur de l'actuelle fédération de Russie, n'est pas stabilisée. Les dirigeants des États successeurs se montrent pour le moment assez responsables du point de vue de l'ordre international et donc, du point de vue de ce qui intéresse l'impérialisme américain, pour que la dispersion des armes nucléaires ne pose apparemment pas de problème. Mais même une assurance de ce côté-là, à supposer qu'elle ne soit pas remise en cause, n'empêche pas l'apparition de nouveaux foyers d'instabilité : Caucase aujourd'hui et, qui sait, Asie centrale turco-iranienne demain.
Quant au reste de la planète, la disparition de l'Union soviétique n'empêchera pas l'apparition de nouveaux foyers de tension, pour la bonne raison que l'URSS n'avait jamais été dans le passé, ou alors très indirectement, responsable de l'apparition des anciens. C'est sans doute seulement au Moyen-Orient que les États-Unis ont désormais les mains plus libres qu'auparavant. Mais les négociations qu'ils ont réussi à amorcer entre Israël et les États arabes pour tenter de désamorcer le problème palestinien n'en avancent pas pour autant.
Sur le plan économique, l'année 1992 a été une année de marasme. La production industrielle comme le commerce international stagnent. Les plus grands trusts mondiaux - ceux de l'automobile, du pétrole et même de l'informatique - procèdent à des licenciements massifs. Non seulement les États-Unis ne sont pas sortis de la récession qui s'est traduite en 1991 par un franc recul du Produit Intérieur Brut, mais la situation s'est nettement dégradée au Japon et en Allemagne. Mais plus que les chiffres fantaisistes concernant le Produit Intérieur qui finissent par ne plus représenter grand--chose d'autre que de vagues tendances - si tant est qu'ils aient jamais représenté quelque chose - c'est la croissance dramatique du chômage, même dans les pays les plus riches, qui est significative. Les principaux pays capitalistes regroupés au sein de l'OCDE comptent 35 millions de chômeurs. Le taux moyen de chômage est de 10 % en Europe. Mais ces chiffres sont sous-évalués. Et ils ne tiennent pas compte des masses prolétarisées des pays du tiers monde, la majorité de la planète.
Depuis vingt ans, l'économie capitaliste ne sort pas du marasme. Les successions de périodes d'expansion succédant à des périodes de récession, si elles ont représenté quelque chose dans le domaine des taux de profit, n'ont pas représenté grand-chose pour les investissements productifs et rien du tout pour ce qui est du chômage. Dans les pays d'Europe, en France en particulier, le chômage n'a pratiquement jamais reculé, sauf dans des communiqués gouvernementaux triturant les chiffres. Dans ce domaine plus que dans d'autres, le mensonge est roi. Même aux États-Unis qui prétendaient, entre 1982 et 1989, avoir assuré une forte croissance économique et, grâce à cela, renversé la courbe en créant des emplois nouveaux, l'affirmation était largement tendancieuse. Moins soumise que dans certains pays d'Europe à des contraintes et des règlements étatiques protégeant, dans une certaine mesure, les travailleurs, la classe capitaliste américaine s'est contentée pour l'essentiel de partager entre plus de travailleurs, très nettement moins payés, une masse salariale en diminution. Débarrassé de ses aspects contingents et des mensonges qui l'accompagnaient, le mouvement a consisté pour l'essentiel à remplacer un emploi stable supprimé dans l'industrie par un peu plus de deux emplois à mi-temps dans le tertiaire.
C'est pour ainsi dire uniquement l'activité fiévreuse du système bancaire et financier, c'est-à-dire, en clair, la spéculation, qui a donné à cette période de sept ans entre 1982 et 1989 ce caractère d'années "d'expansion", de "croissance" ou pour certains, d'années fastes que le marasme actuel leur fait regretter. Ce furent les États-Unis qui donnèrent évidemment le ton. En "déréglementant", c'est-à-dire en faisant sauter les uns après les autres toutes les règles, tous les contrôles, par lesquels les États bourgeois essaient, en temps ordinaire, de limiter les excès d'appétits individuels pour préserver les intérêts généraux de la bourgeoisie, l'État américain a ouvert les vannes devant les activités spéculatives les plus hasardeuses même du point de vue de son système. L'activité financière fiévreuse - émissions de bons du Trésor par l'État, crédits accordés avec facilité, lancement d'actions et d'obligations de pacotille - ont eu, pendant quelque temps, quelques retombées sur la production. Mais au lieu d'aider l'activité productive, la finance l'a étouffée. L'argent et les crédits supplémentaires jetés dans l'économie n'allaient pas vers les investissements productifs, mais ils ont, au contraire, attiré vers la finance, vers la spéculation, les liquidités des entreprises industrielles. Le mécanisme n'est certainement pas nouveau. Au-delà des différentes formes successivement revêtues - pétrodollars, euromonnaies, prêts aux pays pauvres et aux pays de l'Est - il a été un élément fondamental de la crise depuis ses débuts. Mais dans les années quatre-vingt, il a pris une ampleur sans précédent.
La période d'expansion des années quatre-vingt a été surtout celle de l'enrichissement, sans précédent aussi, des banques, de tous les intermédiaires financiers - parmi lesquels un certain nombre d'entreprises dont la vocation d'origine était de produire. Mais elle a été aussi la période où, pour reprendre l'expression d'un économiste américain, on a mis en place "une bombe à retardement propre à déclencher une conflagration qui retentirait très au-delà des frontières américaines". Car cette "expansion", essentiellement financière, était alimentée par du crédit, c'est-à-dire, au prix d'endettement. L'endettement des États, des entreprises comme des particuliers a atteint des niveaux tels que les chiffres, les milliers de milliards de dollars, finissent par perdre toute espèce de signification. Disons seulement que l'endettement global représente, aux États-Unis, deux fois et demie tout ce qui se produit et se vend par an dans ce pays.
Les intérêts et les charges payés sur une dette publique colossale assurent des revenus en conséquence à la classe capitaliste, la débarrassant de la peine d'investir dans la production et de soumettre ses profits aux aléas de marchés stagnants. Mais cette rente usuraire d'année en année en accroissement, payée à la classe capitaliste, a partout pour contrepartie la réduction drastique des dépenses publiques utiles.
Chaque État ayant à consacrer une part croissante de ses recettes au payement des intérêts de la dette publique, il y fait face en réduisant les dépenses sociales, ceux des investissements publics qui ne rapportent pas aux grands trusts, en laissant se délabrer les infrastructures et... en continuant à emprunter.
Même dans les pays impérialistes réputés les plus riches, voire les plus "sociaux" (Suède, Pays-Bas), les protections sociales sont démantelées par des mesures d'austérité. Quant aux États-Unis, puissance capitaliste la plus riche de la planète, elle est devenue à cet égard, pour reprendre l'expression cependant exagérée d'un journaliste, un des plus grands pays sous-développés du monde.
Le développement de la finance au détriment de la production comme moyen privilégié pour les capitalistes de prélever leur part sur la plus-value globale, ne change rien au fait que c'est dans la production que cette plus-value se crée. Le maintien, voire, par période, la croissance de la plus-value sur la base d'une production stagnante, signifie une exploitation accrue de la classe ouvrière, y compris dans les pays les plus riches.
C'est dans les pays pauvres que la dégradation du sort des masses laborieuses prend le caractère le plus dramatique. Il est inutile ici de reprendre les nombreux chiffres et statistiques officiels - y compris ceux du FMI - qui illustrent cette situation. Soulignons seulement qu'il ne s'agit nullement d'un conflit "Nord-Sud", mais l'expression la plus crue de l'exploitation de la classe ouvrière et, plus généralement, des masses laborieuses, par la classe capitaliste. Ce sont évidemment les grandes banques détentrices des titres de créances sur les pays pauvres ainsi que les trusts, dont les banques font fructifier l'argent, qui sont les principaux bénéficiaires du pillage des pays du tiers monde avec le FMI comme huissier. Mais il ne faut pas passer sous silence la responsabilité des bourgeoisies locales (comme le font diverses variantes de tiers-mondistes). Ces bourgeoisies locales jouent partout un rôle de fourmis, allant chercher ce qui peut être prélevé sur leurs classes pauvres même sous les formes les plus abjectes, pour déposer ensuite leur butin dans les banques des métropoles impérialistes. Les quatre sous extorqués aux paysans des Andes ou de Haïti, rejoignent les profits réalisés sur les ouvriers mal ou non payés d'Adjamé pour, une fois concentrés dans les banques, rejoindre la bulle financière mondiale.
Le caractère de plus en plus usuraire qu'a tendance à revêtir le fonctionnement de l'économie se traduit également de façon particulièrement brutale dans les pays pauvres. Dans nombre de pays pauvres d'Amérique Latine et surtout, d'Afrique, il ne s'agit pas d'insuffisance des investissements productifs mais de désinvestissement du fait de la privatisation et du démontage des secteurs étatiques pour rembourser la dette. Il ne s'agit pas de stagnation de la production, mais de son effondrement. A cet égard, les pays de l'Est, ayant récemment opté pour les charmes de "l'économie libérale", rejoignent les pays sous-développés.
Nous ne pouvons que constater une fois de plus cette année - à la suite d'ailleurs de bien d'autres, dont quelques-uns des principaux responsables de l'économie capitaliste - à quel point la part prise par la finance au détriment de la production, par les placements spéculatifs au détriment des investissements productifs, continue à faire planer la menace d'un effondrement financier, boursier ou monétaire suivi par un effondrement économique global.
Le monde capitaliste a surmonté, il est vrai sans trop de problèmes, la crise boursière de 1987. Et si la crise monétaire de septembre dernier a fait exploser ce "Système Monétaire Européen" que les constructeurs de l'Europe capitaliste présentaient comme une zone de stabilité dans un monde instable, ses conséquences se sont arrêtées là pour le moment. Rien ne permet donc de prédire, plus cette année que bien des fois dans le passé depuis vingt ans, l'imminence d'un effondrement général. Mais il faut constater que depuis vingt ans, ce sont les États, chacun pour soi en certaines circonstances, tous en alliance en d'autres, qui ont dû intervenir pour colmater la brèche. Ils étaient les seuls à en avoir les moyens, comme ils sont les seuls à avoir un certain sens des responsabilités à l'égard des intérêts collectifs de la classe capitaliste dont sont dépourvus les capitalistes, les individus comme les trusts.
Mais pour ce qui est de ce sens des responsabilités, les États eux-mêmes, et le principal d'entre eux, les États-Unis, l'ont abandonné avec la politique de "déréglementation" qui consistait en fin de compte pour l'État à se porter garant des conséquences des spéculations, tout en en autorisant les formes les plus dangereuses pour le fonctionnement économique. Les États ont donc contribué, de cette manière comme du fait de l'accroissement de la dette publique, à une accumulation sans précédent de capitaux spéculatifs et à une mobilité aussi sans précédent de ces capitaux.
Il résulte de tout cela que les moyens dont disposent aujourd'hui les États, même les plus puissants, pour limiter les effets d'une crise monétaire ou financière grave, se révèlent dérisoires. La France par exemple a épuisé la moitié de ses réserves en devises pour conjurer la fièvre spéculative de septembre dernier et éviter la dévaluation du franc. Et d'après le secrétaire d'État américain au Trésor, les déplacements quotidiens de capitaux - dans une mesure écrasante dans un but spéculatif - ont atteint un montant égal au double du total des réserves des plus grandes puissances industrielles. En outre, l'essentiel de ces capitaux spéculatifs énormes est concentré et soumis aux décisions d'un nombre restreint de trusts multinationaux, de grandes banques, de compagnies d'assurances, plus riches que bien des États. C'est dire l'impuissance des États face à des mouvements spéculatifs massifs.
Cette impuissance est évidemment une impuissance intéressée de classe. Les capitaux pourraient être contrôlés et leurs déplacements spéculatifs empêchés. Mais aucun des États ne veut toucher à ce qui est aujourd'hui la source de revenus la plus rentable de la classe capitaliste, à moins d'y être contraint par une catastrophe économique majeure. La société continue à payer par la stagnation de l'économie, par la crainte perpétuelle d'un effondrement brutal, par la paupérisation accrue des classes pauvres, par l'accroissement des inégalités, l'absurdité du fonctionnement du système capitaliste.
$$s6 novembre 1992