La poussée des nationalismes est un des aspects majeur de l'évolution politique des pays de l'Est européen. C'est en Yougoslavie que la lutte entre bandes rivales qui utilisent le nationalisme dans leurs affrontements pour le pouvoir a pris la tournure la plus violente. Elle a conduit à la guerre ethnique en cours qui en est à s'alimenter d'elle-même, les exactions sanglantes des uns entraînant les exactions vengeresses des autres ; tous ayant contribué à faire disloquer la Yougoslavie en tant qu'État multinational (au Caucase et en Moldavie ex-soviétiques des situations similaires sont en train de s'ébaucher). Mais la poussée nationaliste atteint à des degrés divers toutes les ex-Démocraties populaires - ainsi que les États issus de l'Union soviétique - et se concrétise, suivant les circonstances, par une hostilité contre le peuple du pays voisin ou contre les minorités du même pays.
Cette poussée des nationalismes ne vient pas, dans la majorité des cas, de la population elle-même. Elle est même rarement l'expression canalisée et politiquement orientée par des dirigeants nationalistes de luttes contre l'oppression nationale, même là où il y a ou il y a eu une réelle oppression nationale. Il s'agit de nationalismes venus d'en haut, discrètement distillés ou imposés par la violence, même si ce nationalisme d'en haut trouve un écho - mais pas toujours - dans des ressentiments ou des préjugés plus ou moins répandus dans la population.
En Yougoslavie, l'enclenchement de l'évolution qui a conduit à la situation présente est lié à la crise du pouvoir après la mort de Tito. Plutôt que de parler de l'éclatement de la Yougoslavie sous la poussée des nationalismes opposés, il serait plus exact de dire que la démagogie nationaliste des dirigeants a servi de justification à leur mainmise sur des morceaux plus ou moins importants de l'ancien appareil d'État fédéral et sur des territoires. La situation des dirigeants croates, slovènes, etc., n'était évidemment pas symétrique sur ce plan avec la situation des dirigeants serbes qui, en position de force dans l'appareil fédéral, sont restés plus longtemps "fédéralistes" en parole, tout en développant une démagogie nationaliste serbe exacerbée et en liquidant ce qui restait comme droits nationaux aux minorités sur leur sol. L'éclatement de l'État yougoslave qui en a résulté et le vide ou les interrègnes sur les confins ont à leur tour favorisé l'apparition de chefs régionaux ou locaux de gangs armés, mettant la main sur des territoires plus ou moins grands, se servant d'une démagogie nationaliste forcenée pour chasser ou massacrer les ethnies minoritaires sur leur territoire et pour imposer leur loi à leurs nationaux. Le contrôle de ces bandes armées échappe dans une large mesure aux États, serbe, croate, etc., pour autant qu'ils veuillent les contrôler et non pas s'en servir comme de "corps francs" susceptibles d'agrandir les territoires serbes, croates, etc., respectivement. C'est l'éclatement de l'appareil d'État central et le pullulement de bandes armées opposées, sur un territoire où les différentes ethnies sont mélangées, qui fait que la guerre ethnique en Bosnie a le caractère horrible que l'on sait.
Si l'éclatement de l'État yougoslave dans les rivalités de pouvoir a donné à la situation dans ce pays un caractère spécifique, la démagogie nationaliste et la propagande réactionnaire sont utilisées par tous les régimes issus des bouleversements de 1989 (ce qui ne signifie évidemment pas que tout cela n'ait pas été utilisé avant). Les nouveaux dirigeants - ou les mêmes qu'avant mais qui ont changé de veste - attribuaient tous les maux des décennies passées à la mainmise soviétique, ils se sont tous fait un point d'honneur à se démarquer du passé sur le terrain nationaliste, en ayant d'ailleurs fort à faire car, tout "socialistes" qu'ils prétendaient être, les dirigeants du régime précédent s'étaient déjà pas mal servis de cet ingrédient. Et les oppositions qui disputent le pouvoir aux équipes qui s'y étaient installées au moment du changement du régime essayent à leur tour de les déborder en excitant la haine contre les minorités nationales, en tenant un langage de plus en plus ouvertement antisémite ou anti-tsigane, en formulant des revendications territoriales au nom d'oppressions nationales, réelles ou inventées, de co-nationaux. Au milieu de l'écroulement économique, général à tous les pays de l'Est, de la dégradation de la situation pour la grande majorité des populations, dans ce vide de perspective politique créé par la déconsidération du régime prétendument "socialiste" d'avant et la rapide usure des régimes prétendument démocratiques qui ont pris leur place, et en absence d'un renouveau de conscience venant du prolétariat, ce genre de démagogie peut trouver des échos. S'il en trouve, même si une situation à la yougoslave ne peut pas se reproduire partout, pourra en revanche se reproduire la situation d'avant-guerre, dominée par des régimes autoritaires ou par des dictatures, marquée par les agissements de bandes ultranationalistes armées, utilisant leur violence autant contre les travailleurs que contre les minorités.
Notre propos n'est pas ici de tenter d'envisager les grandes lignes de la politique que des organisations révolutionnaires devraient défendre en Yougoslavie ou dans les ex-Démocraties populaires. Mais pour avoir la moindre chance de contribuer à ce qu'il en naisse dans ces pays, il faut refuser tout ce qui peut apparaître comme une complaisance à l'égard de la poussée nationaliste, même lorsqu'elle est enrobée dans la revendication du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes". Ce droit n'est pas une abstraction au-dessus des classes, pas plus d'ailleurs que cette "démocratie" au nom de laquelle se sont faits les changements de régime de 1989. Sous la conduite des forces politiques bourgeoises, cette démocratie consiste pour l'essentiel dans tous les pays de l'Est, dans l'expression illimitée des insanités les plus réactionnaires, dans la domination sociale d'une couche de nouveaux riches, dans le mépris de tout ce qui vient du monde du travail sous prétexte que le régime précédent faisait mine de s'en revendiquer, dans le poids de l'Église sur la vie quotidienne, etc. Quant aux droits des peuples, il sert de justification à la barbarie chauvine, déjà armée ou en préparation morale de l'être.
Seul le prolétariat de ces pays, en reprenant le chemin de la lutte de classe et de la solidarité de classe, peut donner au "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" un sens autre que le retour à la barbarie. Seul également il peut donner un sens au combat pour un régime démocratique. A condition de placer le combat pour les libertés et les droits démocratiques, parmi lesquels le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, dans le cadre de son propre combat de classe pour l'émancipation de tous les opprimés.
$$s6 novembre 1992