Lettre du SWP-Grande Bretagne à propos de l'évolution récente de l'URSS

Εκτύπωση
mars 1992

Le Socialist Workers Party de Grande-Bretagne nous a adressé, à la suite de la publication de l'article "L'URSS après le putsch" dans Lutte de Classe n° 41 d'octobre 1991, le texte ci-dessous. Nous le publions d'autant plus volontiers, avec une réponse de Lutte de Classe, que cet échange d'idées permet de faire le point de nos prises de position respectives sur l'évolution récente de l'URSS avec des camarades qui se revendiquent d'un point de vue dit "capitaliste d'État".

Chers Camarades,

Nous avons lu avec beaucoup d'intérêt l'article intitulé "L'URSS après le putsch" dans votre numéro d'octobre 1991. Le coup d'État manqué d'août a été un événement d'une importance considérable pour les marxistes du monde entier, à la fois du fait de ses conséquences pour l'URSS et du fait de l'interprétation idéologique qui en a été donnée par la bourgeoisie internationale, à savoir qu'il marquait la mort finale du marxisme.

Nous avons été néanmoins intrigués par certaines des affirmations faites dans votre article. Il dit que :

1) "L'économie étatisée et planifiée de l'Union soviétique était et est encore, au moins virtuellement, un acquis pour tout le prolétariat mondial et pour l'humanité" (p. 25)

2) "Le parti bourgeois, ce que Trotsky appelait "l'aile droite bourgeoise de la bureaucratie" dont "l'homme fort" est Eltsine, est "au pouvoir, avec pour programme proclamé d'organiser la contre-révolution économique et sociale et de rétablir le capitalisme" (p. 12)

3) "Si la classe ouvrière devait intervenir, et si un parti révolutionnaire prolétarien venait à se constituer en URSS, il ne fait pas de doute que le premier axe de mobilisation des travailleurs inscrit à son programme devrait être la lutte contre les candidats capitalistes grands et petits, contre la privatisation des entreprises propriété d'État, et pour le retour au respect de la production planifiée" (p. 25)

Toutes ces propositions sont au plus haut point discutables. Le point 1 sous-entend que l'économie soviétique était fondamentalement saine jusqu'à "ces toutes dernières années de désorganisation économique" (p. 25) engendrée par les réformes du marché de Gorbatchev. Cette assertion ne résiste pas à un examen sérieux. Abel Aganbegyan écrit à propos des années qui ont immédiatement précédé l'accession de Gorbatchev au pouvoir : "Dans la période 1981-85, il n'y a eu pratiquement aucune croissance économique. Une stagnation et une crise sans précédent se sont produites dans la période 1979-82, période au cours de laquelle la production a en fait diminué pour 40 % de tous les produits industriels". En perturbant les liens fonctionnels existant entre les divers entreprises et secteurs, la Perestroïka a sans aucun doute contribué à transformer cette stagnation en effondrement, mais il est impossible de trouver un sens aux événements d'URSS si l'on ne comprend pas que la politique de Gorbatchev était une réponse à la crise profonde dans laquelle l'économie de commande bureaucratique se retrouva elle-même au début des années 80.

Ce n'est qu'en adoptant ce point de vue que l'on peut comprendre ce qui serait, selon l'article, un paradoxe - le fait que la classe ouvrière soviétique, lorsqu'elle a agi, l'a fait "derrière Eltsine", "l'homme fort du parti bourgeois" (p. 24 et 12). C'est le mécontentement des ouvriers envers le système stalinien en place qui les a conduits à soutenir la force politique qui offrait la résistance la plus ouverte à ce système, celle d'Eltsine et des libéraux. Selon vous, le soutien de la classe ouvrière aux partisans libéraux de la "contre-révolution bourgeoise" serait la plus pure expression d'une conscience erronée, alors qu'en fait la crise de l'économie a fourni une base objective à ce soutien, au moins de façon temporaire - ceci en l'absence d'une véritable alternative marxiste.

C'est sans doute votre refus de reconnaître l'existence de cette crise qui explique que votre article tente de minimiser le coup d'État. Il dit en effet : "L'ensemble du putsch et de la résistance au putsch a été limité à un milieu restreint de hauts bureaucrates", pendant que la "population [...] est restée spectatrice" (p. 3). Il est vrai que l'appel d'Eltsine à une résistance de masse (qui incluait, contrairement à vos dires, un appel aux soldats à désobéir aux ordres du Comité d' Urgence) n'a rencontré qu'un écho limité. Il n'en est pas moins vrai cependant que 1) il a eu un certain écho - des grèves ont commencé à se répandre dans les bassins miniers de Sibérie et quelques centaines de milliers de gens ont défendu l'immeuble du Parlement russe au moment crucial de la nuit du 20-21 août - et 2) il n'y a eu aucune trace d'un quelconque soutien populaire à la junte.

Ce dernier point est important puisqu'il semblerait, selon votre article, que dans certaines conditions il aurait été juste pour des révolutionnaires de soutenir le coup d'État. Vous dites que les motivations du Comité d'Urgence n'étaient pas claires. "Peut-être" auraient-ils mis en application la "solution Pinochet", qui était l'objet d'une large promotion - imposer le marché par des méthodes autoritaires. "Peut-être, au contraire, auraient-ils essayé d'imposer par la dictature un minimum de discipline aux couches privilégiées et aux pouvoirs locaux pour qu'un plan et une centralisation minimum soient respectées" (p. 5). Si telles avaient été les intentions de la junte on peut supposer que, puisque pour vous la classe ouvrière soviétique devrait se battre pour "le retour au respect de la production planifiée" qui est après tout selon vous "un acquis du prolétariat mondial", vous auriez donc soutenu le putsch face au danger principal que constituait la "contre-révolution" de Eltsine.

Une telle conclusion aurait été désastreuse. Malgré tout ce que le bilan des six dernières années peut avoir de négatif, il comporte au moins un aspect positif - l'extension des libertés démocratiques bourgeoises qui a permis la renaissance de véritables organisations ouvrières pour la première fois depuis la défaite de l'Opposition Unifiée dans les années 20. Dire cela ce n'est pas se faire des illusions sur Gorbatchev, Eltsine ou tout autre bureaucrate. C'est reconnaître, comme Trotsky le fait dans ses écrits sur l'Allemagne, que la démocratie bourgeoise offre un cadre dans lequel les travailleurs peuvent s'organiser pour eux-mêmes. Pour confus qu'aient été les objectifs du Comité d'Urgence, il est certain qu'il aurait cherché à rétablir le règne incontesté de la nomenklatura.

Se montrer indifférent à un tel résultat, sans parler d'un soutien possible au nom du recul que cela impliquerait pour la "contre-révolution bourgeoise", est une position qui rappelle les pires épisodes de l'ultra-gauchisme classique - par exemple le refus des communistes allemands de se battre aux côtés des sociaux-démocrates contre Hitler. Il va sans dire que dans le cadre d'une politique révolutionnaire correcte face au putsch, il aurait fallu défendre l'idée que les travailleurs devaient combattre la junte en comptant sur leurs propres organisations et leurs propres méthodes de lutte et en agissant indépendamment des libéraux : telle était d'ailleurs la position prise par les Cellules Prolétariennes Révolutionnaires de Leningrad durant les journées d'août.

Les contorsions théoriques et politiques de votre article proviennent des efforts qu'il déploie à réaffirmer la théorie de Trotsky suivant laquelle l'URSS était un état ouvrier dégénéré dans lequel la bureaucratie avait usurpé le pouvoir politique tandis que la propriété d'État et la planification y représentaient un progrès au-delà du capitalisme. La dernière décennie a définitivement réfuté cette théorie. Qu'aurait dit Trotsky d'un "État ouvrier" qui était, après soixante-dix ans d'existence, plongé dans une crise économique encore plus profonde que les principales puissances capitalistes occidentales ? Il avait envisagé deux sorts possibles pour le régime stalinien - soit une contre-révolution bourgeoise qui restaurerait le capitalisme, soit une révolution politique par laquelle la classe ouvrière réinstaurerait la démocratie socialiste. A en croire votre analyse, il semble qu'on ait aujourd'hui l'un et l'autre : une classe ouvrière revigorée qui serait revenue sur la scène de l'histoire - pour soutenir la contre-révolution bourgeoise. Peut-être, comme Brecht l'avait suggéré au lendemain de l'écrasement du soulèvement de Berlin en 1953, le gouvernement devrait-il dissoudre le peuple et en élire un autre.

Plutôt que ce genre d'embrouillamini, il vaudrait bien mieux reconnaître la vérité - que l'URSS a cessé depuis longtemps d'être de près ou de loin un État ouvrier et que le triomphe définitif du stalinisme pendant la période du premier plan quinquennal (1928-32) a marqué l'établissement du capitalisme sous une forme particulière, celui du capitalisme bureaucratique d'État, dans laquelle la nomenklatura exploite collectivement la classe ouvrière. Ce qui est en cours en URSS et en Europe de l'Est, c'est ce que nous décrivons comme un "mouvement latéral", d'une forme de capitalisme vers une autre, d'un capitalisme d'État moribond vers le type de capitalisme multinational qui prévaut à l'Ouest. La classe ouvrière devrait certainement s'opposer aux privatisations et à toutes les autres "réformes" à la Thatcher adoptées par le gouvernement Eltsine et par les autres régimes qui assurent la succession, mais pas au nom d'un "retour" à l'économie de commande stalinienne.

Pour pouvoir répondre à l'immense offensive idéologique de la bourgeoisie contre le marxisme, il faut que l'extrême gauche se débarrasse des moindres traces de stalinisme. Il semblerait que les camarades de Lutte Ouvrière et de ses organisations sœurs ont encore bien à faire pour en arriver là.

Fraternellement,

Alex Callinicos pour le Socialist Workers Party (Grande-Bretagne)

4 décembre 1991