La lettre des camarades du SWP entend relancer une fois de plus le débat autour des conceptions capitalistes d'État. Débat qui est aussi vieux que la révolution russe elle-même ou tout au moins qui remonte à ses lendemains, dès le début des années 20.
Disons tout de suite que nous n'avons aucune intention de revenir sur ce débat. Ni pour remettre en question les positions que Trotsky y a défendues, en particulier contre ceux qui, dans les rangs mêmes de l'Opposition de gauche, bien avant les militants qui sont à l'origine de la tendance du SWP, cherchèrent à donner une étiquette "nouvelle" à l'État soviétique. Ni pour remettre en question les positions que notre propre tendance a défendues depuis la mort de Trotsky.
Pour nous, hier comme aujourd'hui, les thèses capitalistes d'État constituent non seulement une impasse politique mais également une grave hypothèque sur l'avenir pour ceux qui s'y réfèrent.
Car il ne s'agit pas simplement d'une question d'étiquette juste ou fausse que l'on collerait sur le dos de l'État soviétique d'hier ou de ce qu'il est devenu aujourd'hui. Il s'agit pour nous d'un choix de méthode et d'enjeu militant, ce choix même que Trotsky exprimait par exemple en 1937, dans les termes suivants :"Reconnaître en l'URSS un État ouvrier - non pas le type de cet État mais une déformation du type -, ne signifie absolument pas que l'on accorde à la bureaucratie soviétique une amnistie théorique et politique ; au contraire son caractère réactionnaire apparaît pleinement à la lumière de la contradiction entre sa politique antiprolétarienne et les exigences de l'État ouvrier. Seule une telle façon de poser le problème donne sa pleine force motrice à notre activité visant à démasquer les crimes de la clique stalinienne. Défendre l'URSS, c'est non seulement lutter sans réserve contre l'impérialisme mais préparer le renversement de la bureaucratie bonapartiste." "L'expérience de l'URSS souligne l'ampleur des possibilités que l'État ouvrier recèle en lui, et la vigueur de sa capacité de résistance. Mais cette expérience démontre aussi la puissance de la pression exercée par le capital et par son agence bureaucratique, la difficulté qu'éprouve le prolétariat à parvenir à son émancipation totale et l'importance que revêt la tâche d'éduquer et de tremper la nouvelle Internationale dans l'esprit d'une lutte prolétarienne implacable."
En même temps qu'un choix militant vis-à-vis du prolétariat qui a édifié l'État ouvrier soviétique au cours de la révolution de 1917, cette analyse reste pour nous une méthode, un guide et un garde-fou politique.
Ce qui nous sépare donc des camarades du SWP, c'est une démarche qui s'est concrétisée de façon différente à différents moments dans le passé, en particulier dans l'attitude que nous avions vis-à-vis de l'URSS et des événements qui s'y déroulaient. La tendance dont ils sont issus a rompu avec la démarche de Trotsky il y a plus de quarante ans. Elle considère qu'entre 1928 et 1932 les derniers liens de l'URSS avec son passé d'État ouvrier ont disparu pour faire place au système d'exploitation capitaliste, sous une forme particulière que ces camarades ont appelée "capitalisme d'État".
Et, à ce propos, le simple fait que les dirigeants politiques de la couche sociale dominante en URSS en soient à parler aujourd'hui - c'est-à-dire, après plusieurs décennies de stalinisme et plusieurs années de "restructuration" - de la transformation des rapports de propriété et du retour au capitalisme comme d'une tâche nécessaire mais difficile et surtout, encore à accomplir, ruine les bavardages passés du SWP - et plus généralement, des courants "capitalistes d'État" - sur la prétendue stabilisation de la société soviétique sur la base d'une forme particulière du capitalisme. Et leurs tentatives d'en camoufler les défaillances derrière le flou de formules d'apparence anodine, telles que le "mouvement latéral d'une forme de capitalisme vers une autre" qu'ils utilisent dans leur lettre, n'y changera rien.
Néanmoins, puisqu'aujourd'hui ces camarades nous reposent le problème de l'analyse capitaliste d'État à la lumière des derniers événements qui se sont produits en URSS, et en particulier de la politique qu'auraient pu ou dû mener des révolutionnaires face au putsch d'août 1991, voyons en quoi leur démarche les a mieux armés, comme ils le prétendent, pour comprendre ces événements et y répondre.
La crise de l'économie soviétique, une "découverte" du SWP ou... de Trotsky ?
Quelle est donc, pour commencer, l'analyse que font les camarades du SWP du processus qui a conduit au putsch d'août 1991 ?
Ils nous disent : "il est impossible de trouver un sens aux événements d'URSS si l'on ne comprend pas que la politique de Gorbatchev était une réponse à la crise profonde dans laquelle l'économie de commande bureaucratique se retrouva elle-même au début des années 80".
Que l'économie soviétique ait été en crise au début des années 80, c'est indiscutable, c'est même un lieu commun. Mais justement, parce que c'est un lieu commun, cela n'explique rien.
Car, en fait, ce n'est pas seulement depuis le début des années 80 que l'économie soviétique connaît une "crise profonde". Cette crise, ce n'est pas le SWP qui l'a découverte, mais Trotsky lui-même.
Car, pour Trotsky, justement, l'économie soviétique se trouva en crise permanente dès les premiers temps de la bureaucratisation. Dès le début, elle fut déchirée par la contradiction entre le caractère qui lui venait des transformations sociales accomplies par la révolution d'Octobre et le pillage systématique dont elle devint l'objet de la part de la bureaucratie. Et Trotsky a longuement démonté les mécanismes de cette crise, en particulier la façon dont le parasitisme et les rapines de la bureaucratie entravaient à chaque pas le fonctionnement de l'économie planifiée, l'entraînant de crise en crise.
Trotsky attachait d'ailleurs tellement d'importance à cette crise, qu'il en parlait comme d'un fait majeur à une époque où, pourtant, l'économie soviétique connaissait un développement fulgurant, alors que l'économie capitaliste, frappée par la crise des années 30, était, elle, en régression. Et, justement, ce que Trotsky y voyait, c'était bien la preuve de la supériorité de l'État mis en place par la classe ouvrière, un État capable de permettre un tel développement économique, et cela en dépit de l'arriération du pays et des pillages auxquels se livrait toute une caste de bureaucrates rapaces.
Depuis les années 30, cette crise n'a pu que s'aggraver, au fur et à mesure que s'aggravaient et s'étendaient les rapines de la bureaucratie. "Qu'aurait dit Trotsky, demande le SWP, d'un État ouvrier qui était, après soixante-dix ans d'existence, plongé dans une crise économique encore plus profonde que les principales puissances capitalistes occidentales ?". On ne peut bien sûr répondre à une telle question. Mais, au moins, peut-on constater que malgré le sabotage orchestré par la bureaucratie, malgré la crise permanente qui en résulte et malgré l'isolement du pays, l'économie soviétique a réussi à croître jusqu'à la fin des années 70 à un rythme le plus souvent supérieur, et au moins comparable sur la fin, à celui de l'économie capitaliste. Et que cela ne peut que confirmer le raisonnement que Trotsky faisait avant la Seconde Guerre mondiale et la conclusion à laquelle il était arrivé - que c'est à ses racines dans la révolution d'Octobre, et non à la bureaucratie, que l'économie soviétique doit ses capacités et sa supériorité, une supériorité telle qu'il aura fallu plus de soixante ans au parasitisme bureaucratique pour parvenir à en entamer la vitalité.
C'est en ce sens que cette organisation économique, héritée de la révolution d'Octobre, était et reste, n'en déplaise aux camarades du SWP, un acquis pour le prolétariat - au moins virtuellement, comme nous l'écrivions dans notre article, dans la mesure où c'est seulement à condition d'en extirper la vermine bureaucratique que cette organisation économique pourrait donner toute sa mesure.
A lire les camarades du SWP, porter une telle appréciation sur l'économie soviétique serait contradictoire avec le fait de constater qu'elle traverse une crise profonde. C'est un peu comme s'ils disaient que, dans la première moitié du 19e siècle, il aurait été contradictoire d'écrire que l'économie capitaliste était porteuse d'avenir pour l'humanité au moment où elle traversait déjà de profondes crises périodiques. Formellement, oui, cela peut paraître contradictoire. Pourtant ce n'est pas dans le raisonnement que se situe la contradiction, mais bien dans la société soviétique elle-même, dans l'existence de cette couche parasitaire qu'est la bureaucratie vivant des ponctions énormes que les circonstances historiques lui ont permis d'effectuer sur l'économie planifiée.
Et remplacer l'explication d'une réalité qui est bel et bien contradictoire, que cela plaise ou non, par un "bon sens" grossier et simplificateur, n'aide certainement pas à la compréhension de cette réalité. A moins, bien sûr, pour paraphraser Brecht et la lettre qui nous est adressée, qu'il ne s'agisse de dissoudre la réalité pour en élire une autre... plus conforme au parti pris "capitaliste d'État" du SWP. En tous cas, rien qui soit susceptible de rendre convaincantes les leçons de logique que ces camarades prétendent nous administrer.
Des abstractions bien commodes
Si la crise de l'économie soviétique est si ancienne, elle ne peut donc être qu'un facteur, parmi d'autres, même si c'est un facteur essentiel, dans l'effondrement économique de ces derniers mois. Quels sont donc les autres facteurs, ceux qui ont fait prendre à cette crise une telle ampleur ?
C'est, nous dit le SWP, la perestroïka qui, "en perturbant les liens fonctionnels existant entre les divers entreprises et secteurs", "a contribué à transformer cette stagnation en effondrement". Sans doute, mais cette explication est bien trop générale pour être suffisante. Après tout, à ses débuts, la perestroïka n'était pas la première tentative de "libéralisation" de l'économie ni même la plus radicale. Et pourtant elle semble bien avoir porté un coup fatal aux "liens fonctionnels" existant. Pourquoi ?
D'abord, il faut s'entendre sur le sens des mots. Ces "liens fonctionnels" ne sont pas des mécanismes économiques désincarnés, comme pourrait le laisser penser le choix même de cette formule. Derrière ces mécanismes opèrent une foule de dirigeants d'entreprises, d'administrations, de républiques, qui tous ont des intérêts à défendre, en partie des intérêts collectifs, ceux de la structure dans laquelle ils détiennent une parcelle de pouvoir, et, au-delà, des intérêts individuels liés à leurs ambitions. En bref, ces liens sont l'expression économique de relations sociales, de rapports de force, entre divers couches, cliques et appareils qui constituent le tissu de la bureaucratie. La perturbation de ces liens est donc la traduction économique de conflits d'intérêts et la façon dont cette perturbation a conduit l'économie à l'effondrement d'aujourd'hui dit bien toute l'acuité de ces conflits d'intérêts.
Or ces conflits d'intérêts ne datent pas non plus d'aujourd'hui. Trotsky les a décrits en son temps, en montrant comment les bureaucrates se servent de chaque rouage de l'économie comme d'un chasse-neige pour ramasser de quoi alimenter leurs rapines, et plus la lame du chasse-neige est grosse, plus il y a à ramasser. D'où la forme particulière prise par la compétition au sein de la bureaucratie - la rivalité de cliques se cachant le plus souvent derrière les organes de l'économie étatisée et œuvrant pour étendre le pouvoir de ces organes aux dépens des autres.
Trotsky a également décrit comment, dans les années 30, l'économie soviétique a pu non seulement survivre mais se développer, malgré ces rivalités internes, et les innombrables à-coups, aberrations et crises qu'elles créaient dans son fonctionnement. La dictature stalinienne, tout en protégeant et facilitant les rapines de la bureaucratie, en a limité en quelque sorte les dégâts. Le besoin qu'avait Staline de protéger son pouvoir contre toute velléité de contestation dans les rangs mêmes de la bureaucratie l'a conduit à recourir au déplacement permanent des apparatchiks, et surtout à la répression et la liquidation physique, pour empêcher la formation de groupes de pression suffisamment durables pour se sentir la force de défier le pouvoir de Staline. Cela s'est certes fait de la façon la plus brutale. Des légions de bureaucrates l'ont payé de leur place et bon nombre de leur vie. Si la bureaucratie dans son ensemble a accepté ce régime de terreur pendant si longtemps, ce ne fut pas par gaieté de cœur, mais parce que collectivement elle y trouvait son compte, dans la mesure où il la protégeait en même temps de la classe ouvrière. Leur mémoire collective de la révolution d'Octobre était si vivante, et leur terreur devant la classe ouvrière si grande, qu'ils étaient prêts à payer un tel prix le droit de poursuivre leur vie de parasites de l'État ouvrier.
La mort de Staline a mis fin à cet équilibre relatif. Les trente années suivantes ont été une succession plus ou moins rapide de crises et de périodes de stabilisation du pouvoir. Chaque crise de succession a affaibli la capacité du pouvoir central à imposer une discipline à la bureaucratie contre son gré. Chaque période de stabilisation s'est traduite par un renforcement des oligarchies, de plus en plus solidement installées à l'abri des divers appareils de l'État, de l'économie, des républiques. Et, avec ce renforcement, les aberrations et les blocages dus aux rapines de la bureaucratie, ont pris une ampleur nouvelle, sans précédent. C'est en grande partie ce processus, étalé sur plusieurs décennies, qui a fini par freiner la croissance de l'économie soviétique au point d'en faire une économie stagnante au début des années 80.
Sans doute la perestroïka, tout comme les mesures de libéralisation de l'ère khrouchtchévienne, visait-elle, entre autres, à desserrer le verrou des blocages économiques créés par la bureaucratie. Dans un cas comme dans l'autre, les oligarchies et cliques de toutes sortes qui constituent la bureaucratie, se précipitèrent dans la brèche ouverte pour se renforcer et s'enrichir. C'est d'ailleurs sur celles-ci et sur leur enthousiasme pour une libéralisation qui allait en leur faveur, que Khrouchtchev et Gorbatchev se sont appuyés pour éliminer leurs rivaux dans la course au pouvoir. Mais les mafias bureaucratiques qui soutenaient la perestroïka, étaient infiniment plus puissantes, plus enracinées, plus sûres d'elles-mêmes, que celles de l'ère khrouchtchevienne. Elles réussirent avec Gorbatchev là où elles avaient échoué avec Khrouchtchev - à le pousser de plus en plus loin dans la voie de la libéralisation, puis de la consolidation juridique des privilèges et des rapines de la bureaucratie sous la forme d'un retour à la propriété privée.
Pour tenter de consolider son pouvoir, Gorbatchev chercha des appuis dans la couche privilégiée en faisant de la démagogie en leur direction. La glasnost, la relative liberté de parole, a ouvert les vannes devant des forces politiques qui, dans leur désir de plaire à la couche privilégiée, à sa soif de conforter ses "droits" à la rapine, ont vite submergé la démagogie de Gorbatchev par la leur, de plus en plus débridée. Une surenchère verbale permanente opposa les forces politiques les unes aux autres, et toutes à Gorbatchev, minant le pouvoir de ce dernier... et par la même occasion, minant tout pouvoir central.
Pour ne pas devoir leur céder la place, Gorbatchev a cédé à leur surenchère. Ce qui ne l'a même pas sauvé, puisque ce sont les Eltsine et autres Sobtchak qui l'ont écarté, tout en ayant à leur tour à se protéger d'autres démagogues qui rêvent de les écarter en usant de la même politique de surenchère. Et c'est cela, et non pas la "crise profonde" dont parle le SWP, la seule vraie nouveauté de ces dernières années en URSS, une nouveauté qui n'a pas tardé à se traduire par l'effondrement économique que nous connaissons aujourd'hui.
C'est en effet au cours des deux ou trois dernières années que, à la faveur de la crise politique du pouvoir central, les rivalités entre les diverses mafias de la bureaucratie se sont brutalement tendues. Chacune d'entre elles s'est mise fiévreusement à garder pour elle-même la plus grande partie possible du produit social qui passait à sa portée, dans l'espoir de pouvoir se l'approprier le moment venu, provoquant du même coup la quasi paralysie de l'économie planifiée et l'effondrement de la production comme de la distribution.
La voilà la réalité sociale que les camarades du SWP choisissent d'ignorer en se retranchant derrière leurs formules économiques abstraites de "liens fonctionnels", celle des violentes rivalités et des affrontements provoqués au sein de la bureaucratie par l'émergence sur la scène politique, dans la lutte pour le pouvoir, des aspirations de millions de bureaucrates à la propriété privée. Et, du coup, nous voilà bien loin de l'anodin "mouvement latéral d'une forme de capitalisme vers une autre" qui, selon le SWP, aurait été dicté à la bureaucratie par les seules exigences de la crise économique. Au contraire, il s'agit bien de violents soubresauts, dans lesquels les aspirations de toujours de la bureaucratie à consolider et légitimer ses rapines par la réintroduction du capitalisme ont finalement éclaté sur la place publique au terme d'une lutte interne qui dure depuis des décennies déjà.
Évidemment, que de telles tendances aient toujours existé au sein de la bureaucratie, et qu'elles s'expriment aujourd'hui de façon aussi brutale, cadre mal avec l'image d'une "bourgeoisie d'État" repue qu'a le SWP de la bureaucratie stalinienne. Et c'est sans doute pourquoi ces camarades préfèrent se retrancher derrière des abstractions économiques pour le moins simplificatrices.
Mais, en l'occurrence, ce n'est pas seulement le parti pris capitaliste d'État du SWP que servent ces abstractions, c'est aussi un choix politique face aux événements en cours. Nous reviendrons sur ce point.
De l'ambiguïté à l'opportunisme...
Comment les camarades du SWP ont-ils évalué les forces en présence dans le putsch d'août 1991 ? Ils ne le disent pas explicitement dans leur lettre. Mais voici ce qu'ils en disaient dans le numéro de mai 1991 de leur mensuel, Socialist Workers Review, donc trois mois avant le putsch, à un moment où la menace d'un coup de force était déjà largement discutée en URSS.
D'un côté, disaient ces camarades, il y a "la droite conservatrice" dont "les principaux porte-parole ont été les officiers de l'armée [...]. Derrière eux se tiennent tous les principaux groupes sociaux qui, bénéficiant de l'exploitation capitaliste d'État en URSS, constituent la classe dirigeante".
En face, continuaient-ils, "la résistance à la nouvelle droite est venue de trois sources" : "les républiques ethniques" ; "l'opposition libérale démocrate, fortement implantée à Moscou et Leningrad, et exerçant au travers de Boris Eltsine une influence puissante sur le gouvernement de la République Fédérale de Russie" ; enfin "le mouvement de grève de mars-avril".
Si nous citons cet exemple, c'est que la terminologie qui y est utilisée, présentant les "conservateurs" comme occupant l'aile droite de l'échiquier politique et exprimant les aspirations et les intérêts de l'ensemble de la bureaucratie d'hier, terminologie que l'on retrouve dans nombre de publications du SWP, y compris parmi les plus récentes, est bien représentative de la façon dont ces camarades abordent le problème. Or, comme toute terminologie, celle-ci reflète un choix implicite.
Dire, en mai 1991, que les "conservateurs" représenteraient les intérêts de l'ensemble des privilégiés de l'ancien régime, c'est d'abord une absurdité. C'est nier que les libéraux démocrates devaient leur force d'abord et avant tout au fait qu'ils exprimaient ouvertement les aspirations de toute une partie de la bureaucratie à l'instauration rapide du capitalisme. C'est nier l'existence de conflits au sein de la bureaucratie, qui la divisent. Mais il est vrai que justement, comme nous l'avons vu plus haut, le SWP préfère cacher ces conflits derrière des formules économiques abstraites.... sans doute parce qu'ainsi il est plus facile d'identifier le camp des "conservateurs" à celui des privilégiés, sans autre forme de procès.
Mais si les "conservateurs" représentaient "les intérêts de l'ensemble des privilégiés de l'ancien régime", que représentait alors Eltsine ?
Silence des camarades du SWP...
Affirmeraient-ils, par exemple, qu'Eltsine représentait les intérêts de la bourgeoisie mondiale ou encore, qui sait, ceux du capitalisme privé, pour autant que ces intérêts soient distincts de ceux de la couche "capitaliste d'État" chère à l'analyse des camarades du SWP ? Cela serait discutable, mais enfin, compréhensible. Affirmeraient-ils au moins que Eltsine, en démagogue qu'il est, représentait surtout sa propre aspiration à parvenir au pouvoir, et qu'il était prêt à se faire l'écho de n'importe quoi montant des tréfonds de la couche privilégiée, quitte à changer en cours de route, c'eût été, au moins, une explication, partielle mais pas fausse.
Mais non, sur ce que représentait Eltsine, le SWP se tait. Mais ce silence, aussi prudent qu'hypocrite, complète ce qui a été par ailleurs exprimé : en rangeant toutes les couches privilégiées comme un seul homme derrière le camp "conservateur", on suggère qu'Eltsine, lui, pourrait représenter les intérêts de la classe ouvrière. D'autant qu'en plaçant le camp "conservateur" à la droite de l'échiquier politique, on suggère, sans l'affirmer, que le camp adverse, celui d'Eltsine, pourrait se situer à gauche.
La même démarche et la même ambiguïté apparaissent d'ailleurs dans la lettre du SWP lorsqu'elle appelle à la rescousse Trotsky et les idées qu'il défendit face à la montée du fascisme en Allemagne. Qu'y a-t-il de commun entre les libéraux démocrates d'Eltsine, qui expriment l'avidité au profit de millions de bureaucrates, et la social-démocratie allemande qui organisait dans ses rangs des millions d'ouvriers ? Quelle similitude y a-t-il, du point de vue des possibilités d'organisation de la classe ouvrière, entre la démocratie bourgeoise dans l'Allemagne des années 30, avec ses puissantes organisations ouvrières menacées par la montée du fascisme, et les maigres libertés, jusqu'ici essentiellement réservées aux intellectuels et aux privilégiés, tolérées en URSS ? Guère, mais ces parallèles abusifs servent en revanche aux camarades du SWP à présenter, implicitement, Eltsine et son camp comme les champions de la démocratie face aux "conservateurs".
Ces camarades ont-ils déjà oublié comment, dès son élection à la présidence russe, Eltsine a interdit aux travailleurs toute forme d'organisation politique dans les entreprises ? Auraient-ils oublié que le recours à une solution à la chilienne a été envisagé non seulement dans le camp "conservateur" mais aussi dans le camp d'Eltsine ?
Toutes ces ambiguïtés, ces non-dits, ces "oublis", reviennent en fin de compte à une seule et même chose - au nom d'un soi-disant bon sens, à faire du camp libéral démocrate un moindre mal que la classe ouvrière se devait d'appuyer face aux "conservateurs", et des camarades du SWP des Eltsiniens dans les faits.
... et au désarmement de la classe ouvrière
Or si, ce qui ne fut pas le cas, des militants ayant une certaine influence étaient intervenus lors du putsch d'août 1991 en URSS, armés des conclusions du SWP, cela les aurait conduit à démissionner face aux forces politiques se plaçant sur le terrain des privilégiés. Car la politique du moindre mal que défend le SWP dans sa lettre conduisait à choisir, au nom de la classe ouvrière, le camp de l'une des fractions privilégiées et, en fait, comme on a pu le voir par la suite, le camp de la plus puissante de ces fractions, celle qui avait le plus de chance de l'emporter.
Justifier l'alignement derrière une des forces se plaçant sur le terrain de la classe privilégiée, au nom du "moindre mal pour la classe ouvrière" fait tellement partie des méthodes de raisonnement du SWP qu'il nous prête sa propre méthode de raisonnement... mais avec, en conclusion, une prise de position symétrique. Le voilà donc à nous faire dire que, pour défendre l'économie planifiée, nous aurions - dans "certaines conditions", merci de la réserve ! - "soutenu le putsch face au danger principal que constituait la "contre-révolution" de Eltsine."
Par malheur pour leurs arguments, destinés à écraser des positions qui ne sont pas les nôtres, nous ne demandons pas plus à la faction dite "conservatrice" de la bureaucratie de défendre "les acquis du prolétariat mondial" que nous ne demandons à Eltsine de défendre la démocratie pour le prolétariat. Nous laissons ce type de prise de position au SWP qui, malheureusement, ne s'en acquitte que trop bien...
Si donc les camarades du SWP ont besoin que nous leur mettions les points sur les i, il fallait évidemment prendre position contre le putsch, ne serait-ce que pour des raisons de principe, pour affirmer clairement que la classe ouvrière n'avait rien à attendre des dirigeants de l'armée ou du KGB. Mais il fallait affirmer tout aussi clairement que la classe ouvrière n'avait rien à attendre non plus du camp eltsinien, que ce camp était, socialement et politiquement, le frère jumeau de celui des putschistes.
Mais là encore, le SWP remplace la politique juste par la rhétorique. "Il aurait fallu défendre l'idée que les travailleurs devaient combattre la junte en comptant sur leurs propres organisations et leurs propres méthodes de lutte et en agissant indépendamment des libéraux", écrivent-ils.
Certes, certes. Si le prolétariat avait été mobilisé, organisé d'une manière autonome, cette phrase aurait pu prendre une signification. Mais cela n'étant pas le cas, ce genre de phrase ne pouvait signifier qu'une chose : que c'était contre le putsch et pas contre les libéraux qu'il fallait s'organiser. Une façon, encore, de jeter les révolutionnaires qui auraient suivi le SWP et les quelques travailleurs susceptibles de les écouter, dans les bras de Eltsine.
Est-ce les conceptions capitalistes d'État du SWP qui le conduisent à un tel choix ? C'est ce qu'ils disent et nous leur en laissons la responsabilité. Mais ce que nous savons en revanche, c'est que bien d'autres tendances, qui se réclament, elles, du trotskysme, ont suivi des raisonnements analogues pour arriver au même suivisme opportuniste envers le camp eltsinien.
A propos des objectifs de luttes à venir pour la classe ouvrière
Tout d'abord il paraît nécessaire de dissiper le flou rhétorique que font planer les camarades du SWP quant à la réalité de la situation de la classe ouvrière en URSS. On trouve ainsi dans leur lettre des formules comme "renaissance de véritables organisations ouvrières", "classe ouvrière revigorée", qui peuvent laisser supposer qu'il existe aujourd'hui en URSS un degré significatif d'organisation dans la classe ouvrière, voire même d'intervention politique de sa part. Impression sur laquelle, comme nous l'avons vu plus haut, ils basent d'ailleurs en partie leur raisonnement à propos des enjeux du putsch. Chausser des lunettes roses face à la réalité politique, que ce soit pour faire preuve d'optimisme, pour lutter contre la démoralisation dans ses propres rangs, ou pour toute autre raison, ne peut être qu'une politique à courte vue. En tout cas c'est la pire des choses quand il s'agit d'intervenir face à un problème concret, en évaluant avec autant de justesse que possible les forces en présence.
Or que voit-on en URSS ? En quelques mois, avant même qu'on en soit au rétablissement du capitalisme, les hommes au pouvoir ont précipité des millions de travailleurs et en particulier de retraités dans la misère et le désespoir. Pour ces millions de prolétaires la vie n'est pas simplement devenue plus dure, elle s'est transformée en une lutte désespérée pour trouver des petits boulots qui fourniront quelques roubles de plus, pour trouver des combines pour acheter un minimum de nourriture, bref pour survivre. Par nécessité, cette lutte occupe tous les instants et chacun s'y trouve isolé face à des montagnes de problèmes insolubles. C'est d'abord une lutte individuelle, démoralisante, qui réduit la classe ouvrière à la défensive et ne favorise pas la combativité. Et cela, ce n'est pas une question de raisonnement ou d'analyse, c'est un fait social.
Il y a, bien sûr, des grèves qui laissent entrevoir que la classe ouvrière est loin d'être résignée. C'est en tout cas la capacité d'intervention de la classe ouvrière qui constitue la clé de l'avenir, et le seul choix digne de révolutionnaires est de miser sur cette capacité en proposant la politique qui lui permettrait de se déployer.
Mais outre le poids de la dégradation de la situation économique de la classe ouvrière sur sa combativité - la crainte toute nouvelle du chômage, etc. - c'est l'influence du courant eltsinien, ou encore, des courants nationalistes dans les Républiques, sur les travailleurs et surtout, sur les organisations syndicales ou autres qui assurent la direction des grèves, qui constitue l'obstacle majeur devant une intervention autonome de la classe ouvrière.
Voilà pourquoi une politique révolutionnaire dans ce qui reste encore de l'URSS passe par une critique intransigeante de "l'eltsinisme" comme du nationalisme, et pas par le suivisme plus ou moins honteux à leur égard. Voilà pourquoi le rôle d'une organisation révolutionnaire ne serait pas de bavarder sur la "classe ouvrière revigorée", mais de défendre l'idée que la classe ouvrière doit intervenir dans le processus en cours, pour empêcher la restauration du capitalisme et, par la même occasion, bouter dehors la bureaucratie.
Et c'est dans ce cadre que se situe la discussion sur la lutte contre les privatisations qu'évoque le SWP à la fin de sa lettre.
Ces camarades nous disent : "La classe ouvrière devrait certainement s'opposer aux privatisations et à toutes autres 'réformes' à la Thatcher adoptées par le gouvernement Eltsine et par les autres régimes qui assurent la succession, mais pas au nom d'un "retour" à l'économie de commande stalinienne". Personne - en tous cas, pas nous -ne prône le "retour à l'économie de commande stalinienne". Cela étant dit, que les camarades du SWP le veuillent ou non, le fonctionnement économique de l'URSS reste différent de celui de la Grande-Bretagne, et les enjeux n'y sont donc pas les mêmes. Même si l'on est capitaliste d'État, on peut quand même se rendre compte qu'en URSS, pour l'instant en tous cas, le capitalisme privé n'existe pour ainsi dire pas. Le problème auquel il faut donc répondre est quelle attitude faut-il avoir face aux menaces concrètes de rétablissement du capitalisme privé ? Nous, nous sommes contre ce rétablissement, nous sommes contre tout ce qui peut contribuer à renforcer numériquement et politiquement l'émergence d'une classe de capitalistes, de propriétaires attachés à la propriété privée qui, à ce jour, n'existe encore que de façon embryonnaire, contrairement à la Grande-Bretagne. Et quand nous sommes confrontés au problème concret des privatisations en URSS, nous pensons qu'il faut dire clairement aux travailleurs que l'enjeu, c'est cela, c'est le renforcement, aux dépens de la classe ouvrière, d'un ennemi, de cette nouvelle bourgeoisie basée sur la propriété privée.
Et à ces privatisations, nous opposons la remise en marche de la planification étatique, revue et sérieusement corrigée en fonction des intérêts de la classe ouvrière et sous son contrôle ; soumise à l'autorité de soviets ouvriers démocratiques reconstitués, et son corollaire, l'élimination des bureaucrates parasites.
Si une génération de jeunes révolutionnaires russes attendaient aujourd'hui une aide politique des organisations révolutionnaires européennes, ce ne serait pas les aider que leur conseiller d'ignorer l'antagonisme entre économie étatisée et économie basée sur la propriété privée, entre économie planifiée et économie de marché, au centre du processus social en cours. C'est précisément dans cette question que se marque, de la façon la plus nette, la frontière entre un point de vue de classe et un point de vue libéral bourgeois.
Leur conseiller d'ignorer ces questions en n'y répondant pas, ce serait au contraire les inciter à faire table rase de la seule réelle expérience politique qu'ils ont, celle du stalinisme, à en ignorer la compréhension et les leçons. Ce serait les écarter de la seule tradition prolétarienne qui puisse leur servir, celle de la révolution d'Octobre, tout en les poussant, dans le meilleur des cas, vers la recherche d'une troisième voie, entre celle ouverte par les Bolcheviks et celle de la restauration capitaliste. Mais justement, de troisième voie, il n'y en a pas. Et à pousser des militants dans une telle direction, on ne peut que les pousser à se retrouver, par illusion et par manque d'expérience de ce qu'est le capitalisme, aux côtés d'autres courants "radicaux", réformistes ceux-là, qui, sous couvert de diverses chimères comme celle de l'autogestion par exemple, se sont alignés derrière Eltsine et les libéraux.
Où se trouve le capitalisme d'État dans tout cela ?
A vrai dire, nous avons bien du mal à répondre à cette question, tant il est vrai que d'autres courants, se réclamant ceux-là du trotskysme, témoignent du même penchant suiviste à l'égard d'Eltsine. Il faut croire que l'opportunisme ne découle pas d'un choix théorique, mais que c'est la théorie qui est réduite à justifier des choix opportunistes.
On peut trouver une certaine cohérence de ce point de vue dans la démarche du SWP, tant dans le temps que dans l'espace. Nous n'en donnerons ici que deux exemples, mais on pourrait sans doute les multiplier à l'infini.
Pour commencer par un exemple proche du sujet qui occupe la présente discussion, au lendemain de l'échec du putsch, l'éditorial de leur hebdomadaire Socialist Worker (31 août 1991) disait "Les journaux et la télé disent 'le communisme s'est écroulé'. C'est un fait dont tout socialiste doit se réjouir". Et, on pouvait lire un peu plus loin, dans le même numéro, à propos des statues de Lénine déboulonnées en URSS, mis en parallèle avec la mise en pièces des statues tsaristes en 1917 : "La logique de la révolution conduit ceux qui ont été radicalisés par les journées d'août à se conduire, malgré leur haine affirmée pour le bolchevisme, d'une façon remarquablement similaire aux bolchéviks". A la une de ce numéro de Socialist Worker on lisait "Le communisme s'est écroulé, maintenant luttons pour le véritable socialisme", slogan qui a servi dans les mois suivants de thème à une campagne de réunions publiques dans les principales villes du pays et s'est étalé sur d'innombrables affiches sur les murs.
Hurler avec les loups de la presse bourgeoise ; se féliciter de ce que "le communisme s'est écroulé" ; applaudir des deux mains aux déboulonnages des statues de Lénine par des manifestants ouvertement réactionnaires ; se parer de l'étiquette "socialiste" qui, en Grande-Bretagne, est celle dont se revendique l'aile gauche du parti travailliste et des appareils réformistes, tout en rejetant la bannière communiste en même temps que le stalinisme, tout cela ne va-t-il pas dans le même sens ? Dans le sens de l'opinion publique réformiste et petite-bourgeoise, profondément hostile aux traditions communistes de la révolution d'Octobre, qui est le milieu privilégié de l'extrême gauche britannique et du SWP en particulier. Et d'ailleurs, l'adoption par les initiateurs du SWP des thèses capitalistes d'État, au début de la guerre froide, à une époque où ils militaient eux-mêmes au sein du parti travailliste et où celui-ci, comme l'appareil syndical, se livrait à une chasse aux sorcières communistes dans ses rangs, n'allait-elle pas également dans le sens des préjugés du milieu auquel s'adressait le SWP d'alors ?
On pourrait d'ailleurs mettre en parallèle l'attitude du SWP vis-à-vis des eltsiniens russes et des travaillistes britanniques. Les publications de ces camarades, ne manquent certes pas de critiques et de mises en garde aussi bien contre Eltsine que contre Kinnock, le leader travailliste. Et pourtant, dans un cas comme dans l'autre, c'est la même politique qui ressort. De même qu'en URSS, le SWP se fait le champion de la lutte contre le camp "conservateur", reléguant à l'arrière-plan la lutte contre les eltsiniens, de même en Grande-Bretagne, dans toutes ses activités publiques, il tient à apparaître non seulement comme le champion de la lutte contre le gouvernement conservateur de Major, mais également comme le plus chaud partisan de l'élection d'un gouvernement travailliste. Quant au combat que la classe ouvrière doit mener contre ses propres dirigeants réformistes, il est lui aussi relégué à l'arrière-plan et de fait aux calendes grecques.
Et, s'agissant de la politique du SWP en Grande-Bretagne, il ne peut être question des conséquences des thèses capitalistes d'État. A l'inverse ce sont ces dernières qui apparaissent comme la conséquence d'une démarche cohérente adoptée de longue date par les camarades du SWP, qui consiste à s'adapter au réformisme ambiant plutôt que de tenter d'ouvrir devant la classe ouvrière une perspective de classe qui la prépare aux combats futurs qu'elle aura à mener non seulement contre la bourgeoisie mais contre ses représentants dans les rangs de la classe ouvrière, c'est-à-dire les appareils réformistes.
Nous serions tentés de conclure en paraphrasant la conclusion de la lettre des camarades du SWP et en leur disant qu'il leur reste à se débarrasser des moindres traces de réformisme et qu'ils ont encore fort à faire pour en arriver là.
22 février 1992