Le bilan réel est probablement bien plus élevé, car de nombreux corps sont encore coincés sous les décombres ou se trouvent dans des zones inaccessibles aux médecins. Ainsi, fin avril, près de 300 corps ont été exhumés de fosses communes à l’intérieur de l’hôpital Nasser de Khan Younès, l’un des plus importants établissements de santé du territoire de Gaza. D’après l’état des corps, une partie des victimes auraient été torturées avant d’être exécutées.
Le territoire de Gaza a été réduit à un champ de ruines. Plus de la moitié des habitations ont été détruites. Plus aucun hôpital ne fonctionne. La majorité des 2,5 millions d’habitants ont fui devant l’avancée des troupes israéliennes, dont l’offensive terrestre a commencé le 27 octobre. Plus d’un million de Palestiniens vivent aujourd’hui autour de Rafah, dans des conditions très précaires, souvent dans des tentes. Après le froid de l’hiver, les familles déplacées subissent la chaleur qui monte, et se trouvent menacées, sans eau courante, par la propagation des maladies. En bloquant volontairement l’acheminement de l’aide humanitaire, les autorités israéliennes créent délibérément une situation de famine.
Le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, ne cesse de proclamer que son objectif est d’éradiquer le Hamas. Mais il sait parfaitement qu’il est impossible à son armée d’atteindre un tel objectif. Le but de l’opération militaire est de terroriser l’ensemble des Palestiniens, afin de les dissuader, au moins pour quelques années, de se dresser contre l’oppression qu’ils subissent depuis des décennies.
En campagne pour sa réélection, Biden doit prendre en compte l’émotion que ces événements suscitent au sein d’une partie de l’opinion publique américaine, en particulier dans l’électorat démocrate, et y compris parmi les milieux juifs traditionnellement favorables à Israël. Cela se manifeste notamment par les mobilisations dans les universités, qui ont pris une ampleur plus importante ces dernières semaines, avec l’installation de campements sur les campus.
Le dirigeant de la première puissance impérialiste est aussi préoccupé par les risques d’extension du conflit à l’ensemble du Moyen-Orient du fait de l’attitude jusqu’au-boutiste de Netanyahou. Cela a amené Biden à infléchir son discours vis-à-vis de son allié israélien, et à demander de façon de plus en plus pressante la conclusion d’un cessez-le-feu.
Le 8 mai, il a menacé de suspendre certaines livraisons d’armes en cas d’intervention militaire massive à Rafah. Mais il n’est pas du tout envisagé de mettre en cause l’aide de plusieurs milliards de dollars dont bénéficie chaque année Israël, à laquelle s’ajoutent les aides supplémentaires, comme les 13 milliards votés au Congrès fin avril. Biden n’entend pas affaiblir un allié qui est à ce jour le pilier de la défense de l’ordre impérialiste au Moyen-Orient.
Les calculs de Netanyahou face à l’Iran
En dépit des pressions restées purement verbales de Biden, Netanyahou n’a pas modifié sa politique. Au contraire, reprenant totalement les discours de l’extrême droite israélienne, il répète à chaque occasion qu’il mènera la guerre sans répit « jusqu’à la victoire totale », et que rien ne l’empêchera de mener une offensive sur Rafah, malgré la désapprobation exprimée par les dirigeants de Washington.
Loin de modérer son attitude, Netanyahou a au contraire multiplié les provocations susceptibles d’alimenter une escalade guerrière. Après avoir bombardé le sud du Liban, visant des bâtiments et des combattants du Hezbollah, après avoir mené de nombreux raids aériens contre la Syrie, l’armée israélienne est allée jusqu’à détruire totalement le consulat iranien à Damas, en Syrie, tuant onze personnes, dont deux dirigeants du corps des Gardiens de la révolution. Il s’attaquait ainsi à l’Iran, alors que depuis le début du conflit les dirigeants de Téhéran s’en tenaient à distance. En fait, Netanyahou cherchait à impliquer l’Iran dans le conflit, pour contraindre les États-Unis à lui réaffirmer son soutien.
Devant une telle attaque, l’Iran se devait de réagir, ne serait-ce que pour conserver sa crédibilité vis-à-vis de ses troupes, mais aussi de ses alliés, du Hezbollah, du Hamas et des houtistes, ses proxies (mot anglais pour relais) comme les médias les désignent. Mais les dirigeants de la République islamique n’avaient nullement l’intention de se laisser entraîner dans une escalade où ils auraient eu tout à perdre. Ils ont donc mis en scène une riposte limitée, en avertissant explicitement Washington, via l’ambassadrice de Suisse, du fait qu’ils n’avaient pas l’intention d’aller au-delà. Les quelque 300 drones et missiles tirés sur Israël ont pu être interceptés grâce au Dôme de fer – nom du système israélien de protection antimissiles –, d’autant plus efficace qu’il était appuyé par les moyens mobilisés par les États-Unis et qu’il n’y avait aucun effet de surprise, grâce aux informations transmises par le pouvoir iranien lui-même.
Le but recherché par Netanyahou a été atteint, car on a vu le camp occidental se mobiliser, condamner unanimement l’Iran pour avoir attaqué Israël, et réaffirmer solennellement son alliance avec celui-ci. Après cela, l’État israélien se devait de riposter à son tour, mais il s’est contenté de bombarder un site militaire, sans donner à cette attaque le caractère spectaculaire qui aurait obligé les Iraniens à réagir de nouveau. À l’issue de cette partie de poker menteur, chacun a pu crier victoire et en rester là. Mais Netanyahou aura réussi, au moins pour un temps, à faire taire les critiques occidentales et à faire oublier son action contre les Palestiniens.
Il n’est donc pas exclu que Netanyahou renouvelle le même type de provocation, ne serait-ce que pour tenter de susciter un réflexe d’union nationale derrière lui, à un moment où sa politique est de plus en plus contestée en Israël même, et pour obliger les dirigeants américains à réaffirmer leur soutien au gouvernement israélien, quoi qu’il fasse.
L’impérialisme américain à la manœuvre
À en juger par l’activité et les nombreuses tournées diplomatiques du secrétaire d’État américain Antony Blinken au Moyen-Orient, les dirigeants des États-Unis cherchent en tout cas à éviter que le conflit à Gaza ne débouche sur une confrontation à l’échelle régionale. Fin avril, Blinken a évoqué un mega deal, pour reprendre son expression, qui consistait à resserrer les liens avec les États arabes de la région, en particulier avec l’Arabie saoudite, pour les intégrer dans une alliance politique et militaire contre l’Iran. Mais cela nécessiterait de faire au moins semblant de prendre en compte les aspirations des Palestiniens, par exemple en s’appuyant sur l’Autorité palestinienne et en allant jusqu’à lui reconnaître le statut d’État à part entière.
Pour le moment, ces perspectives se heurtent à l’opposition résolue du gouvernement israélien. Du côté palestinien, les négociations qui se mènent depuis des mois par l’intermédiaire du Qatar et de l’Égypte montrent que les dirigeants américains sont tout à fait prêts à intégrer le Hamas dans le règlement politique de l’après-guerre. L’organisation islamiste y est elle-même tout à fait disposée, car ce qu’elle vise en réalité, comme toutes les organisations nationalistes, comme l’OLP avant elle, c’est à faire reconnaître par les grandes puissances son droit à disposer d’un appareil d’État et à le diriger pour le compte de sa bourgeoisie. Les dirigeants du Hamas savaient parfaitement que les massacres du 7 octobre commis contre la population israélienne entraîneraient des représailles militaires terribles, mais ils cherchaient précisément à relancer le conflit quoi qu’il en coûte, de façon à s’imposer comme des interlocuteurs incontournables.
On ne peut dire sur quoi pourront déboucher finalement les manœuvres de la diplomatie américaine, mais il est certain qu’elles n’apporteront à la population palestinienne ni la fin du conflit, ni la fin de l’oppression qu’elle subit, ni même une véritable amélioration de ses conditions de vie.
Tout montre en effet que l’armée israélienne se prépare à maintenir une occupation au moins partielle de Gaza. Des bombardements puis des équipes de sapeurs israéliens ont rasé l’essentiel du bâti sur une « zone de sécurité » frontalière qu’Israël aménage sur environ un kilomètre de large à la lisière de Gaza. Ces destructions massives amputent l’enclave de près d’un sixième de sa surface et d’une large part de ses terres agricoles. L’armée israélienne y ajoute une route militarisée, le corridor de Netzarim, aménagée à partir de la mi-février, qui coupe l’enclave de Gaza en son milieu. Elle reprend en partie le tracé d’une ancienne route réservée aux colons juifs jusqu’au retrait israélien en 2005. Longue de sept kilomètres, elle isole la ville de Gaza au nord, dont la population est passée de 700 000 habitants avant la guerre à 300 000 aujourd’hui, en la séparant du reste de l’enclave.
Ce corridor rejoint le port flottant construit par les États-Unis sur la côte de Gaza, prévu pour être opérationnel de mai à septembre et censé servir à acheminer l’aide humanitaire. En réalité, il s’agit de mettre en place des infrastructures utilisables par le pouvoir israélien pour contrôler Gaza et y installer de façon permanente des forces de répression.
Le territoire de Gaza était déjà une prison à ciel ouvert. L’État israélien s’apprête, en concertation avec les États-Unis, à en faire un véritable camp de concentration, avec ses zones séparées par des corridors, des barbelés et des miradors, au sein duquel son armée pourra se livrer à sa guise à des opérations militaires.
En Israël, le mouvement de contestation et ses limites
En Israël même, la politique menée par Netanyahou est de plus en contestée. Il avait présenté la guerre à Gaza comme « existentielle » pour Israël et avait défini deux objectifs de guerre : l’éradication du Hamas et la libération des otages. Aucun de ces objectifs n’a été atteint, et cette guerre apparaît de plus en plus, aux yeux de beaucoup d’Israéliens, comme un moyen de garantir d’abord l’existence politique de Netanyahou. Inculpé depuis novembre 2019 pour des chefs d’accusation de corruption, fraude et favoritisme, il encourt jusqu’à seize ans de prison. Après de nombreuses interruptions, son procès a repris le 4 décembre. En se maintenant au pouvoir grâce à la poursuite de la guerre, Netanyahou cherche à repousser l’échéance par tous les moyens, car la menace est réelle : l’un de ses prédécesseurs, Ehud Olmert, a passé plus d’un an derrière les barreaux pour des faits similaires.
Lancé dans une fuite en avant, Netanyahou s’appuie plus que jamais sur l’extrême droite religieuse et nationaliste, partisane de la création d’un Grand Israël par l’annexion de la Cisjordanie et de Gaza et l’expulsion de tous les Palestiniens de ces territoires. Cette extrême droite compte plusieurs ministres dans le gouvernement de Netanyahou et elle profite de la situation de guerre pour tenter de renforcer encore son poids et développer la colonisation en Cisjordanie. Les exactions commises par des colons et les opérations de répression de l’armée y ont fait près de 500 morts et 5 000 blessés depuis le 7 octobre.
En affichant son intransigeance et en refusant de conclure une nouvelle trêve avec le Hamas après celle de novembre, Netanyahou donne des gages à cette extrême droite. Cette attitude a suscité une mobilisation d’une partie des familles des otages, qui exigent au contraire que le gouvernement négocie leur libération avec le Hamas. Depuis plusieurs mois, une partie de ceux qui avaient manifesté avant le 7 octobre contre Netanyahou et son projet de réforme de la Cour suprême sont redescendus dans la rue. Tous les samedis, des milliers de personnes manifestent pour réclamer des élections anticipées – celles-ci doivent avoir lieu normalement en 2026 – avec l’objectif d’obtenir le départ du gouvernement actuel.
La principale figure de l’opposition à Netanyahou, l’ancien général Benny Gantz, qui se positionne au centre-droit, a réclamé des élections en septembre. Mais, membre du cabinet de guerre constitué au lendemain du 7 octobre, il prend bien garde à ne pas apparaître comme trop favorable à des négociations et s’est déclaré en faveur d’une offensive contre Rafah. Gantz doit compter depuis peu avec la concurrence d’un autre ancien général, Yaïr Golan, qui ambitionne de prendre la tête du Parti travailliste et qui va jusqu’à déclarer : « Nous devons changer de direction de façon radicale, car il est impossible de détruire le Hamas. »
Si ces politiciens tentent de capitaliser à leur profit l’hostilité à Netanyahou, aucun ne constitue une véritable alternative susceptible de mettre fin à l’enchaînement des guerres. S’ils s’opposent au Premier ministre actuel, ils ne remettent pas en cause sa politique vis-à-vis des Palestiniens, ni celle menée par tous les gouvernements qui se sont succédé à la tête de l’État israélien, fondé en 1948 en spoliant plus de 700 000 Palestiniens de leurs terres et de leurs biens et en les contraignant à l’exil.
Pas de solution dans le cadre de l’impérialisme
Aucune paix et aucune sécurité ne pourront être garanties à la population israélienne sans une rupture radicale avec les politiques suivies jusqu’à présent par ses dirigeants. Mettre fin à l’opposition qui a été créée entre Israéliens et Palestiniens passe nécessairement par la reconnaissance des droits nationaux de ces derniers. Mais aucun « règlement politique » mené sous la houlette des puissances impérialistes ne garantira l’égalité des droits entre les peuples, ni leur coexistence pacifique dans cette région. Ce sont les puissances impérialistes qui ont dressé les peuples les uns contre autres, et notamment les Juifs contre les Arabes. Pour maintenir leur domination, elles ont intérêt à ce que ce conflit perdure, et donc à l’alimenter par leurs manœuvres diplomatiques et le soutien militaire apporté aux uns contre les autres.
Le renversement de l’impérialisme constitue la seule perspective émancipatrice pour les peuples, au Moyen-Orient comme dans le reste du monde. La seule force pouvant accomplir cette tâche est le prolétariat, à la condition de dépasser les divisions nationales et d’unir les opprimés de la région dans une lutte commune pour mettre fin à l’exploitation et au pillage de celle-ci par l’impérialisme. Plus que jamais, les communistes révolutionnaires doivent défendre ce programme. Il est le seul qui puisse offrir une issue à l’interminable conflit israélo-palestinien, qui n’est lui-même qu’une manifestation de la faillite du capitalisme.
8 mai 2024