En 2021, selon l’Organisation mondiale de la santé, 296 millions de personnes dans le monde ont consommé des drogues, en dehors du tabac et de l’alcool. Cela représente 23 % de hausse par rapport à la décennie précédente. Si le cannabis domine (219 millions de consommateurs), les drogues de synthèse sont de plus en plus consommées. Auparavant surtout présente dans les pays riches, la consommation de drogues s’étend à l’Afrique, à l’Amérique latine et à l’Asie. Aux États-Unis, les opioïdes sont responsables d’une catastrophe sans précédent dans l’histoire du pays. Ils ont contribué pour moitié à la baisse historique de l’espérance de vie – de 2,7 années entre 2020 et 2021 – et tué 120 000 personnes en 2023. Initialement produits par des groupes pharmaceutiques, Purdue pour l’Oxycontin et Johnson & Johnson pour le Fentanyl, ces antidouleurs proviennent aujourd’hui majoritairement de trafics illégaux.
Qu’économies légale et illégale soient liées n’a rien de nouveau : le marché des drogues fait partie intégrante du capitalisme. Il s’enracine dans la révolution industrielle, le développement des transports à l’échelle internationale et la conquête impérialiste du monde au 19e siècle. Les guerres de l’opium menées contre la Chine par l’Angleterre en 1839, rejointe en 1856 par la France et les États-Unis, ont ainsi été cruciales pour ouvrir le marché chinois aux capitalistes occidentaux. Le trafic d’opium, produit en Inde et ravageant la population chinoise, était alors organisé par les États impérialistes. Ils en tiraient de solides revenus : en 1853, dans un article pour le New York Tribune, Marx dénonçait ainsi qu’un septième des rentrées fiscales britanniques en Inde provenait du trafic d’opium.
La révolution industrielle et le développement de la production des drogues
La révolution industrielle a permis une production en masse qui concerne les substances addictives : à la fin du 18e siècle, la consommation d’eau-de-vie explosa ainsi dans les classes populaires britanniques. Le développement des moyens de transport ouvrit de nouveaux marchés : la production de beaujolais fut stimulée par la mise en service du train Paris-Lyon-Méditerranée (1855). Mais si « l’assommoir » frappait la classe ouvrière, la production industrielle ne concernait pas que l’alcool.
Tout comme Engels dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845), Marx a dénoncé les ravages de l’opium. Il cite un travail de l’Académie de médecine anglaise de 1866 qui explique : « La consommation d’opium se propage chaque jour parmi les travailleurs adultes et les ouvrières, dans les districts agricoles comme dans les districts manufacturiers […]. Pour les droguistes, c’est l’article principal. »1 Marx conclut : « Voilà la terrible vengeance que l’Inde et la Chine tirent de l’Angleterre », en référence aux guerres de l’opium. Durant la guerre de Sécession et la guerre franco-prussienne de 1870, la morphinomanie était ainsi appelée « maladie du soldat ».
Le développement de la chimie permit la production industrielle de nouvelles molécules, comme la cocaïne, isolée en 1860 par des scientifiques allemands dans les feuilles de coca, un arbuste des Andes. Des extraits de coca étaient alors incorporés dans des chewing-gums, des cigarettes et des boissons. Le Coca-Cola renferma jusqu’en 1903 des extraits cocaïnisés. En 1906, aux États-Unis, ils furent interdits d’usage dans toutes les préparations par la loi Pure Food and Drug Act, votée suite aux révélations du roman La jungle d’Upton Sinclair. En 1885, le laboratoire allemand Merck industrialisa la production de cocaïne, poussant les producteurs péruviens de coca à transformer les feuilles en une pâte plus aisée à transporter : à la fin du 19e siècle, des tonnes de pâte de coca produite au Pérou traversaient l’Atlantique vers Hambourg pour la production de Merck. Cette cocaïne était prescrite dans un cadre médical, tout comme l’héroïne, commercialisée en 1898 par l’allemand Bayer pour soi-disant traiter la tuberculose.
Pendant la Première Guerre mondiale, la consommation de cocaïne et de morphine se répandit parmi les soldats. Une entreprise hollandaise devint le premier producteur mondial de cocaïne, vendant tant à l’Entente qu’aux puissances de l’Axe. Durant la Deuxième Guerre mondiale, les amphétamines furent utilisées pour stimuler les soldats des différentes armées, ce qui a perduré jusqu’aux guerres actuelles au Moyen-Orient, en Irak et en Afghanistan.
Le double jeu des États
Les États ont donc joué un double jeu, défendant un régime général de prohibition des drogues tout en les instrumentalisant. Durant la guerre d’Indochine, les services secrets français financèrent des opérations militaires par le trafic d’opium, méthode que la CIA (agence d’espionnage des États-Unis) réutilisa durant la guerre du Vietnam, et plus tard pour financer les Contras (milices paramilitaires en Amérique latine) et les groupes armés islamistes en Afghanistan.
Jusqu’aux années 1960-1970, la consommation de drogues comme l’héroïne ou la cocaïne resta limitée aux soldats engagés dans les conflits ou aux milieux artistiques et marginaux. Les substances addictives les plus consommées demeuraient l’alcool et le tabac. Mais les évolutions sociales, aux États-Unis puis dans les autres pays riches, ainsi que des conflits comme la guerre du Vietnam (1965-1975) entraînèrent une extension de leur consommation.
Au Vietnam, l’héroïne finissait dans les veines des soldats, comme, pour paraphraser Marx, une « terrible vengeance » contre la sale guerre de l’impérialisme américain. Pour tromper les longues attentes entre les combats et endurer la souffrance psychologique, 69 % des soldats américains consommaient du cannabis, 38 % de l’opium et 34 % de l’héroïne. Cette consommation était tolérée par la hiérarchie ; les médecins militaires prescrivaient des amphétamines. Confrontée au problème des anciens combattants toxicomanes, l’armée imposa des cures de désintoxication pour rentrer aux États-Unis. Environ 4,5 % des 2,4 millions de soldats américains envoyés au Vietnam étaient dépendants à leur retour.
En 1971, Nixon, le président des États-Unis, lança contre la consommation d’héroïne sur le territoire américain la « guerre contre la drogue ». Cette politique répressive aggrava la situation : ce fut surtout une guerre contre les pauvres, en particulier contre les Noirs. Confronté à leur révolte profonde durant les années 1960, incapable de leur offrir un avenir, l’État américain les jeta massivement en prison. Pour un jeune Afro-américain, la consommation et la possession de drogue, même en petite quantité, suffisaient pour être incarcéré. Pourtant, dans les années 1980, c’était la CIA qui inondait les ghettos noirs du crack qui lui servait à financer la guérilla anticommuniste au Nicaragua. Depuis, de nombreux scandales ont montré que la CIA ou la DEA (agence de lutte contre la drogue) ont été impliquées dans des trafics ou ont protégé certains cartels pour en neutraliser d’autres.
La crise des opioïdes
Aux États-Unis, depuis la fin des années 1990, la consommation de drogue a pris une tout autre ampleur avec les antidouleurs opioïdes. Trente ans plus tard, leur marché est totalement hors de contrôle, à l’image de ce que Marx et Engels écrivaient dans le Manifeste communiste : « La société bourgeoise, qui a mis en mouvement de si puissants moyens de production et d’échange, ressemble au magicien qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a évoquées. »
En 1996, le groupe Purdue Pharma, propriété de la famille Sackler, adapta un ancien antidouleur qu’il renomma Oxycontin. Bien que celui-ci fût deux fois plus addictif que la morphine, Purdue prétendit que l’Oxycontin n’induisait pas de dépendance et obtint une autorisation de mise sur le marché de la Food and Drug Administration (agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux, FDA). Purdue déploya une politique commerciale agressive à l’aide de sa filiale d’études de marché. Développée dans les années 1950 pour commercialiser le Valium, elle avait amassé des données sur les habitudes de prescription de centaines de milliers de médecins. Purdue cibla les médecins de famille, dont beaucoup de patients souffraient d’invalidité et de douleurs chroniques, dans la Rust belt, la « ceinture de rouille », c’est-à-dire les comtés industriels du nord des États-Unis ravagés par les fermetures d’usines. En Virginie-Occidentale, dans l’Ohio, au Michigan ou en Pennsylvanie, les commerciaux de Purdue distribuaient des échantillons gratuits, exactement comme les dealers de rue.
Rapidement, le nombre de personnes dépendantes à l’Oxycontin ainsi qu’à d’autres antidouleurs opioïdes a explosé. En vingt-cinq ans, ils ont tué près de 700 000 personnes. Le Fentanyl a progressivement remplacé l’Oxycontin. Produit par Johnson & Johnson, le Fentanyl est cent fois plus puissant que la morphine et moins cher à produire, car totalement synthétique. L’épidémie d’opioïdes s’est étendue à tout le territoire américain et à tous les milieux sociaux. Mais, si les médias parlent des overdoses de célébrités, ce sont les classes populaires, y compris afro-américaines et hispaniques depuis quelques années, qui sont majoritairement touchées.
Des actions en justice ont été menées par des États américains et des associations de patients. En 2021, Johnson & Johnson a payé une amende de 5 milliards sur neuf ans et s’est engagé à ne plus commercialiser de Fentanyl durant dix ans aux États-Unis. En janvier 2023, Publicis, qui a conseillé Purdue de 2010 à 2019 et dont Élisabeth Badinter est la première actionnaire, a payé une amende de 350 millions de dollars pour éviter un procès. Enfin, la famille Sackler, qui a encaissé 10 milliards de l’Oxycontin, a déboursé 4,5 milliards de dollars : rapporté à chaque personne décédée, c’est seulement 3 500 dollars par famille. Ces amendes ne sont rien comparées aux profits des groupes pharmaceutiques et, si le marché américain se ferme, le marché mondial est toujours là. Mundipharma, la filiale internationale de Purdue, cible aujourd’hui prioritairement la Chine.
Au début des années 2000, les autorités prirent des mesures pour encadrer les prescriptions, ce qui poussa vers le marché noir les 5 millions de patients dépendants. Aujourd’hui, le Fentanyl est essentiellement vendu par les cartels mexicains, notamment celui de Sinaloa. Les arrestations en 2014 de son chef, Joaquín Guzmán dit El Chapo, puis de son fils en 2023, n’ont en rien arrêté le trafic.
Cartels, triades et mafias : des réseaux rivaux mais complémentaires d’États déliquescents
Les cartels fonctionnent en réseaux, qui relient des clans structurés sur une base familiale et géographique. Le cartel de Sinaloa au Mexique regroupe ainsi une centaine de clans sous l’autorité d’un état-major. Chaque clan assure une tâche du trafic de drogue : production, stockage, expédition, protection armée contre les autres cartels et l’armée, ou la DEA. Chaque clan reverse un pourcentage à l’état-major, qui fournit les fonctions supports nécessaires : corruption des pouvoirs publics ; importation des produits chimiques nécessaires à la production ; mise à disposition des machines à pilules ou à ensacher. À Culiacán, la capitale de l’État du Sinaloa, les hommes du cartel sont les patrons de la ville : quand un habitant a un problème, ce sont eux que l’on appelle, pas la police. Un journaliste français explique ainsi qu’il laissait sa voiture ouverte, avec sa caméra visible : personne n’aurait osé la voler, car le cartel lui avait offert sa protection.
En 2021, le chef d’état-major du commandement Nord des États-Unis affirmait que 30 à 35 % du territoire mexicain étaient contrôlés par des cartels. Ils ont de nombreuses activités légales, dans l’immobilier, le BTP, le tourisme, les restaurants et les hôtels, ce qui permet de blanchir l’argent de la drogue. Les cartels ont leurs œuvres de charité. Durant l’épidémie de Covid, ils ont ainsi pallié les faiblesses de l’État mexicain, distribué des aides alimentaires et des masques… à l’effigie des chefs mafieux. Comme tout entrepreneur ambitieux, les chefs de cartel aiment se faire de la publicité, diffusent sur les radios et leurs réseaux sociaux des chansons les célébrant.
L’activité des cartels, en partie légale, en partie illégale, est indissociable du reste de l’économie et leur rôle social est complémentaire d’États déliquescents. Au Mexique comme dans bien des pays pauvres, la corruption gangrène tout l’appareil d’État. Plusieurs ex-gouverneurs d’États mexicains font l’objet de mandats d’arrêt internationaux. En 2020, le général Cienfuegos, à l’époque le militaire le plus haut gradé du Mexique, a été arrêté, accusé d’avoir été acheté par El Chapo. Ces liens avec des militaires sont anciens : dans les années 1980, la CIA utilisa le cartel de Sinaloa pour soutenir les contras contre les sandinistes du Nicaragua. Plus récemment, un autre cartel, les Zetas, a été bâti par des anciens soldats des forces spéciales, partis avec armes, mitrailleuses, lance-roquettes et blindés. La militarisation entraînée par la « guerre contre la drogue » a décuplé la violence. Rien qu’au Mexique, entre 2006 et 2019, 275 000 personnes ont été tuées, avec des armes produites aux États-Unis, dont le nombre atteint 2 millions. Leur vente enrichit les capitalistes nord-américains de l’armement.
Actuellement, en Équateur, l’armée est en guerre contre les cartels. Comme toujours, les pauvres seront les premières victimes de cette guerre, qui ne peut régler la question du sous-développement. C’est pourtant ce dernier qui est à la base de la corruption et de la déliquescence des États qui nourrissent le poids social et économique des cartels.
La production de la drogue et la division internationale du travail
Pour alimenter les marchés américain et européen, la production de drogue est conçue comme les autres, suivant les « chaînes de valeur » de la mondialisation. Ainsi le Fentanyl vendu aux États-Unis est-il majoritairement produit au Mexique à partir de molécules de base (acide chlorhydrique, acétone, anhydre acétique, colorants, poudre de lactose…) produites en Inde ou en Chine. Les molécules qui servent à produire des drogues sont également indispensables à la synthèse de bien des médicaments.
Pour les drogues qui demandent une production agricole, pavot, coca ou cannabis, les techniques agronomiques les plus modernes sont employées, parfois en culture hors sol, avec une gestion scientifique des terres et de l’eau, une sélection des semences. Des entreprises de biotechnologie hollandaises ont augmenté la concentration en THC, la substance psychoactive du cannabis. Les paysans, comme au Maroc ceux de la région pauvre du Rif qui cultivent du cannabis, deviennent dépendants de ces semences, tout comme ils ont besoin d’engrais, fournis par les capitalistes de l’agrochimie. En fin de compte, ces cultures de drogues rapportent bien peu aux petits paysans, alors que les gros au-dessus d’eux engrangent des profits faramineux.
Le trafic des drogues demande une logistique mondiale : il n’a pu prendre l’ampleur actuelle qu’avec le développement massif du fret maritime par conteneur, qui représente 90 % des transports mondiaux. Inventé dans les années 1950 aux États-Unis, le conteneur s’est généralisé avec la guerre du Vietnam, quand l’armée américaine l’a adopté pour sa logistique. Aujourd’hui, la cocaïne, dont le premier producteur est la Colombie, arrive majoritairement aux États-Unis et en Europe par conteneurs. Face aux contrôles, les trafiquants adaptent en permanence les voies de transport, par exemple en expédiant la pâte de coca en Afrique de l’Ouest, pour la traiter dans des laboratoires locaux, avant de l’expédier vers le marché européen. Ces techniques répartissent sur plusieurs cartels les coûts en cas de saisie de la marchandise. La recomposition des réseaux est très rapide : comme pour toute l’économie capitaliste, souplesse et flexibilité sont synonymes de bénéfices.
Les cartels recourent à la sous-traitance et aux joint-ventures (coentreprises). Pour l’héroïne, la Camorra napolitaine sous-traite aux réseaux nigérians la vente au détail en Europe, alors que la ‘Ndrangheta calabraise traite avec les cartels colombiens ou des mafias albanaises pour l’approvisionnement de cocaïne. Dans les grands ports, Anvers, Rotterdam ou Hambourg, 25 000 conteneurs arrivent chaque jour, mais très peu sont contrôlés : moins de 2 % des 750 millions de conteneurs livrés chaque année sur la planète sont inspectés. En France, Le Havre est une porte d’entrée de la cocaïne. Les dockers y sont la cible des cartels, qui paient grassement pour décharger un conteneur rempli de drogue ou pour fermer les yeux quand les collecteurs viennent la récupérer. Pour soumettre ceux qui se laissent prendre dans leurs filets, les trafiquants sont implacables : depuis 2019, une quarantaine de dockers havrais ont été kidnappés ou agressés et en 2020 l’un d’eux a été assassiné.
Pour organiser la production et la logistique, les trafiquants ont recours aux moyens de communication les plus modernes, comme le service de messagerie ultrasécurisé Sky ECC. Fourni par une compagnie canadienne légale dont les serveurs informatiques étaient hébergés à Roubaix dans l’entreprise OVH, Sky ECC a été démantelé en 2021. L’économie de la drogue repose donc, comme le reste du capitalisme, sur une division internationale du travail : petits paysans producteurs ; narco-chimistes utilisant des éléments de base produits à l’autre bout de la planète ; transporteurs logisticiens ; réseau de grossistes, semi-grossistes, gérants… jusqu’aux petits dealers. Ces « petites mains du trafic », les plus visibles, sont eux-mêmes souvent toxicomanes, endettés et soumis à la violence des chefs de réseaux. Dans cette hiérarchie du trafic, les rapports de domination et de pouvoir sont les mêmes que dans l’économie capitaliste légale, entre les travailleurs du rang et leurs exploiteurs, relayés par toute une hiérarchie.
La finance et le blanchiment de l’argent de la drogue
La financiarisation de l’économie capitaliste offre une opacité indispensable aux trafiquants. Le secret des affaires permet de cacher les connexions avec l’économie légale afin de blanchir l’argent des trafics. Comme pour le linge sale, le blanchiment comporte trois étapes : le prélavage, le lavage et le recyclage. Chaque étape est confiée à des spécialistes qui prennent leur commission.
La première étape, le prélavage, consiste à placer l’argent liquide sur un compte bancaire. Pour contourner les contrôles sur les dépôts importants, les trafiquants utilisent des intermédiaires à qui ils confient les espèces, en échange d’un virement sur un compte. La seconde étape du blanchiment consiste à déplacer rapidement les fonds sur d’autres comptes, pour brouiller les pistes. De nombreux paradis bancaires sont d’efficaces machines à laver l’argent sale, comme le Panama, les îles Caïmans ou les Bermudes. Mais ils ne sont pas tous des destinations exotiques ou à la réputation sulfureuse. Bien sûr, il y a la Suisse et le Luxembourg, mais Londres ou, aux États-Unis, l’État du Delaware sont aussi des places financières très utilisées.
Régulièrement, des scandales révèlent que les comptes bancaires des acteurs du blanchiment sont hébergés par des banques ayant pignon sur rue, HSBC, Crédit suisse, UBS, Pictet… ou des chambres de compensation comme Clearstream, qui relient toutes les grandes banques européennes. La technique des trafiquants est la même que pour les conteneurs : cacher leurs affaires dans l’immensité du système financier, comme l’a résumé le cadre à l’origine du scandale Clearstream dans les années 2000 : « S’ils cherchent un arbre, montre la forêt. »
Après le lavage, les trafiquants recyclent dans l’économie légale les sommes importantes du trafic de drogue : dans le monde, chaque année, son chiffre d’affaires s’élèverait à 250 milliards de dollars, un montant comparable au budget de l’État suédois mais qui est par définition difficile à évaluer. Aujourd’hui, pour tous les trafiquants du monde, la destination à la mode est Dubaï : l’argent sale y est blanchi dans le financement de gratte-ciel, palaces et installations sportives et commerciales, enrichissant les géants mondiaux du BTP.
L’économie de la drogue est donc à la fois renvoyée dans l’ombre par la prohibition imposée par les États et partie intégrante de l’économie capitaliste. Comme tous les capitalistes, les cartels de la drogue jouent du morcellement étatique, qui s’est aggravé : en 1945, il y avait 51 États ; ils sont aujourd’hui 193, avec de nombreux micro-États, le plus souvent des paradis fiscaux. Comme tous les hommes d’affaires, les trafiquants jouent de la contradiction entre la massification des flux commerciaux et financiers, qui unifie l’économie mondiale, et le morcellement politique. Chaque pays a ainsi une législation différente, des administrations différentes, des polices différentes, avec en leur sein des services eux-mêmes bien souvent en concurrence. Et même lorsqu’Interpol ou des structures de lutte contre la délinquance financière prennent des mesures, elles se heurtent à la concurrence entre États, au secret bancaire ou aux lourdeurs administratives, qui font que les trafiquants ont largement le temps de s’adapter.
« Les bénéfices secondaires du crime »
La lutte des États contre les trafics représente elle-même une activité économique, qui nourrit un nombre important de policiers, d’agences étatiques, de vendeurs de matériel de surveillance et de drones, de criminologues, d’universitaires, de sociologues, d’avocats et de magistrats. L’existence des trafics nourrit même une activité culturelle lucrative, dans le cinéma et les romans policiers.
Dans un texte de 1861 à l’ironie mordante, Marx dénonce cette capacité de la société bourgeoise à profiter de la moindre occasion pour faire du profit, y compris du crime. Il se demande : « Est-ce que le métier de serrurier aurait atteint un tel degré de perfection s’il n’y avait pas eu de voleurs ? Est-ce que la fabrication des chèques bancaires aurait atteint un tel degré d’excellence s’il n’y avait pas eu d’escrocs ? […] Le développement de la chimie appliquée n’est-il pas dû autant à la falsification des marchandises et aux tentatives pour y remédier, qu’aux efforts productifs honnêtes ? Le crime, par le développement sans fin de nouveaux moyens d’attaquer la propriété, a forcé l’invention de nouveaux moyens de défense […]. Le criminel apparaît ainsi comme une de ces “forces équilibrantes” naturelles qui établissent une juste balance et ouvrent la porte à plusieurs occupations soi-disant utiles » (Les bénéfices secondaires du crime2).
Avec le capitalisme, le crime et les trafics ont pris une ampleur industrielle. Les États tentent bien d’en limiter les effets les plus délétères, surtout quand ils conduisent à une remise en cause de leur autorité sur leur territoire, ou quand des sommes trop importantes échappent à leurs services fiscaux. Mais leurs efforts sont vains, car ils sont bien incapables de contrôler et réguler l’économie capitaliste, qu’elle soit légale ou non. Et tout ce qu’ils peuvent faire se retourne en général contre la population, comme la « guerre à la drogue ».
La production et la distribution des drogues sont permises par l’industrie chimique, les conteneurs et les balises GPS, les systèmes de télécommunications ultramodernes… Ce sont des outils géniaux, tout comme les médicaments antidouleur. Mais, dans le cadre du capitalisme et de la loi du profit, ils deviennent des engins de mort face auxquels les États sont impuissants, car jamais les autorités ne remettent en cause la propriété privée. Les États sont incapables de contrôler quoi que ce soit, sauf à réprimer par la prohibition, ou à pallier les conséquences les plus délétères de la consommation de drogues par la légalisation. Le nombre de personnes dépendantes ne fait qu’augmenter sur la planète, asservies à la nécessité de tenir, dans cette société violente et individualiste. C’est un problème incontrôlable et morbide, symptôme du pourrissement de la société bourgeoise, qui ne pourra se régler qu’en renversant le capitalisme.
3 mai 2024
1Le Capital, livre I, chapitre XV : machinisme et grande industrie.
2Texte disponible sur le site https://www.marxists.org/francais/marx/works/1861/00/marx_crime.htm.