Russie - Un printemps gréviste ?

Εκτύπωση
Eté 2007

Depuis la réélection de Poutine à la présidence de la Fédération de Russie, en 2004, on assiste à un regain, timide mais réel, de mobilisations sociales et de protestations au sein de la population, y compris, depuis peu, sur le terrain gréviste et syndical.

Début 2005, la colère des retraités avait jeté dans la rue un demi-million de personnes. Cette mobilisation spontanée dans près de 600 villes, et sans précédent dans la Russie actuelle, avait surpris les autorités dont la Loi fédérale N°122 venait de supprimer la majorité des prestations en nature dont, héritage de l'époque soviétique, bénéficiaient encore retraités et invalides. En théorie, la fin de la gratuité des transports urbains et des médicaments devait être compensée financièrement. Mais qui pouvait y croire quand on avait vu, après la disparition de l'Union soviétique, comment l'inflation avait faire fondre en quelques mois salaires, pensions et dépôts à la caisse d'épargne, vouant des millions de gens, et d'abord les plus vieux, à la misère ?

Retraités, locataires des foyers et ouvriers

La crainte du pouvoir de se voir contester par ce petit peuple dont il se dit le défenseur fut telle qu'il revint sur sa loi, ainsi que sur des mesures similaires visant les étudiants. Ceux-ci ne s'étaient pas mobilisés, mais Poutine préféra ne pas vérifier s'ils auraient le même cran que les " babouchkas " qui étaient allées au devant des cordons de police pour défendre les maigres à-côtés de leurs pensions !

Le gouvernement ayant reculé, le mouvement retomba. Mais tout se passa comme s'il avait contribué à modifier l'état d'esprit de certains secteurs de l'opinion. En tout cas, en province ou dans des quartiers des " deux capitales ", il n'est plus rare que des groupes plus ou moins nombreux se mobilisent contre la hausse des tarifs des transports, des charges d'habitation. Il y a eu aussi les réactions contre l'adoption du Code de l'habitat, en 2005, qui rend encore plus difficile et plus onéreux de se loger pour le plus grand nombre avec, notamment, le transfert à la population des charges d'habitation, auparavant assurées par les bailleurs sociaux. Même chose contre des expulsions, décidées sur fond de spéculation immobilière, de travailleurs ou d'étudiants vivant en foyer. En effet, avec la privatisation du logement des années quatre-vingt-dix, ces foyers sans confort, sinon insalubres, que les autorités voudraient fermer, sont souvent la seule solution qui reste à de jeunes familles ouvrières pour se loger à un prix abordable quand les loyers flambent.

Mais la principale nouveauté est qu'on a vu apparaître des luttes et des mouvements plus offensifs, et surtout qui impliquaient des fractions de la classe ouvrière en tant que telle.

Cela, bien sûr, pour autant que l'on puisse en juger, de loin, et en se fondant sur ce qu'en rapporte la presse russe qui ne couvre pas, et ce n'est pas peu dire, tous les conflits sociaux du pays. En mars dernier, le mensuel financier international Forbes, dont l'édition russe se présente en sous-titre comme " un instrument pour les capitalistes ", a répertorié les grèves et créations de syndicats dans diverses entreprises en titrant à la Une : " Les ouvriers contre le capital ". Mais pour autant que l'on sache, cela concerne un nombre restreint d'entreprises, alors que dans des régions entières, et elles sont la grande majorité, rien (encore ?) ne se passe.

Syndicat " officiel "...

À côté et en même temps que des grèves pour des augmentations de salaires, il y a celles pour améliorer les contrats collectifs - ou simplement pour en obtenir un -, pour forcer les directions à respecter les quelques droits que le code du Travail russe reconnaît aux salariés. Et parmi ceux-ci, le droit de créer un syndicat autre que la centrale syndicale " officielle ", la FNPR.

Cette dernière, qui apparaît comme quasi inféodée au pouvoir politique et aux directions des entreprises, est l'héritière des anciennes structures étatiques encadrant la classe ouvrière sur les lieux de travail dans l'URSS de Brejnev et de Gorbatchev. Même si sa dénomination - Fédération des syndicats indépendants de Russie - n'évoque guère cette filiation, des " syndicats " VCSPS de l'URSS elle a conservé jusqu'à présent la position (de partenaire officiel des directions et des autorités dans les entreprises) et les ressources (la gestion des œuvres sociales). Y adhérer est souvent le seul moyen d'avoir accès aux colonies de vacances, crèches, logements, bons de séjour dans un centre de vacances mis à disposition par les entreprises...

La FNPR dit regrouper 31,5 millions de salariés. Cela représente 42,5 % des 69 millions d'actifs et cinq millions de chômeurs. Lors de son dernier congrès, fin 2006, la FNPR a enregistré de nouvelles défections au profit de syndicats " non officiels ". Ceux-ci, selon leurs dires, totaliseraient 2,5 millions d'adhérents, dont 1,5 million pour le principal, VKT (Confédération pan-russe du travail), un demi-million pour Sotsprof (Syndicats socialistes) et autant pour quelques autres, dont Zachtchita trouda (Défense du travail).

Dans la période qui suivit la disparition de l'URSS, la FNPR se présenta en défenseur des " intérêts du collectif de travail " - une façon d'englober, comme à l'époque soviétique, l'ensemble du personnel depuis le directeur jusqu'à la femme de ménage. Et dans la course aux privatisations d'alors, la FNPR mit tout son poids pour persuader les travailleurs de dizaines de milliers d'usines qu'elles ne devaient pas " passer en des mains étrangères ". En clair, les travailleurs devaient aider la direction en place, et ses relais dans la bureaucratie locale ou nationale, à obtenir la propriété juridique de l'entreprise.

Appuyant des directeurs d'entreprise qu'elle présentait comme légitimes, la FNPR fut parfois amenée à soutenir des luttes ouvrières aux formes radicales. L'exemple le plus célèbre fut, en 1998, sur fond d'affrontements avec la police et les bandes patronales, la grève avec occupation, puis la remise en route par ses ouvriers du TsBK de Vyborg (près de la Finlande), un combinat produisant de la cellulose qu'une partie des bureaucrates le contrôlant voulaient céder à une firme occidentale.

Ce corporatisme de la FNPR, sans doute vu par certains travailleurs comme un moindre mal dans le chaos post-soviétique, et l'appui qu'elle a continué à trouver auprès des autorités expliquent qu'elle ait conservé sa quasi-hégémonie, même si celle-ci s'effrite au profit des syndicats dits " alternatifs ".

... et syndicats " indépendants "

À l'époque soviétique, directeurs d'entreprises et cadres " syndicaux " de la VCSPS appartenaient à des catégories sociales voisines et complémentaires d'une même bureaucratie. Travaillant au coude-à-coude, ils étaient liés par une complicité d'intérêts, qui s'exprimait dans des relations plus ou moins paternalistes des directions et des " syndicats " avec le personnel, pourvu qu'il ne revendique pas.

C'est cette base à la fois sociale et humaine de l'hégémonie de la FNPR qui se réduit, et qui tend à disparaître au fil des changements internes que la Russie a connus. D'une part parce que dans les entreprises, à commencer par celles où des capitalistes occidentaux ont investi, les méthodes de gestion sont de moins en moins les mêmes qu'avant. Tout comme ceux qui sont chargés de diriger ces entreprises. D'autre part, parce que sont apparus des syndicats plus attractifs pour une frange combative des salariés. Et cela alors qu'arrivait dans les entreprises une nouvelle génération de travailleurs dont les réflexes, l'attitude vis-à-vis de l'encadrement (dont le " syndicat "-maison) sont moins marqués par l'époque précédente.

Dans ces conditions, des employeurs pourraient d'autant plus faire une place aux syndicats " indépendants " que les responsables nationaux de ces syndicats multiplient les preuves de leur intégration à la société russe telle qu'elle est.

Ainsi, le leader de Sotsprof, Sergueï Khramov, qui se déclare " apolitique ", n'a cessé de naviguer du Parti social-démocrate et du Parti du travail de Russie à des formations nationalistes - Pour la Patrie, l'Union eurasienne, puis Patriotes -, pour finir (?) à Russie juste, un parti porté sur les fonts baptismaux par le Kremlin pour défendre " l'homme qui travaille " ! Il y a aussi le dirigeant du syndicat des mineurs NPG, Alexandre Sergeiev, qui avait intégré le groupe des conseillers présidentiels d'Eltsine. Quant au syndicat des pilotes, sa direction a été cofondatrice du parti Choix démocratique d'Egor Gaïdar, ex-bras droit d'Eltsine du temps de la " thérapie de choc ". Sans oublier Oleg Cheïn, le coprésident du syndicat Défense du travail, qui fut longtemps la coqueluche de certains milieux d'extrême gauche en Russie comme à l'étranger. S'étant fait élire comme député " marxiste " en 1999, il rallia ensuite le parti Rodina (La Patrie), dont il intégra le bureau politique, avant de poursuivre sa carrière à Russie juste, le second parti poutinien de la Douma !

À cela s'ajoute le fait que, tous autant qu'ils sont, ces syndicats dits " indépendants " ont adopté un fonctionnement interne opaque des plus antidémocratiques, leur direction n'ayant de comptes à rendre à personne et décidant seule des orientations politiques du syndicat sans aucun contrôle des syndiqués.

Ford, GM, Renault et les autres

C'est dans ce contexte que, ces derniers mois, on a vu se succéder des grèves, dont plusieurs au moins en partie victorieuses. Cela a touché notamment des secteurs jusqu'alors décrits, tant en Russie qu'en Occident, comme privilégiés socialement. Tout particulièrement des branches et des entreprises où ont été investis des capitaux occidentaux : MacDonald's, Heineken, Coca-Cola..., dont l'automobile où certains mouvements ont fait école, tant d'une usine d'un constructeur à celle d'un autre que dans des entreprises géographiquement voisines, mais appartenant à d'autres secteurs économiques.

En mars dernier, se produisit la troisième grève en quelques mois à l'usine Ford de Vsevolojsk, près de Saint-Pétersbourg. Les grévistes obtinrent rapidement des augmentations de 14 à 20 % (peu ou prou l'équivalent de 100 dollars mensuels pour tous), des repos supplémentaires en compensation de la dureté de leur travail et la reconnaissance de leur syndicat qui, créé en 2006, regroupe selon ses dires 70 % du personnel.

Encouragés par cet exemple, début avril, les conducteurs des camions postaux de Saint-Pétersbourg, dont certains ont quitté la FNPR, se mirent en grève en déclarant former leur propre syndicat. Même chose dans la région de Vsevolojsk, à Nevskie Porogi : les ouvriers de cette usine d'emballage revendiquaient une hausse de salaire, le doublement du tarif des jours fériés travaillés, l'admission d'un inspecteur du travail dans l'usine (ce qui en dit long sur les conditions de travail dans cette usine et sur le non-respect, par les directions, même des rares protections légales des travailleurs), la mise à disposition d'un local pour le syndicat " alternatif " nouvellement créé.

Toujours au printemps, il y a eu la lutte qui a permis d'obtenir des tribunaux qu'ils imposent la réintégration de militants du syndicat " autonome " Edinstvo (Unité) à l'usine General Motors-Avtovaz, une joint-venture, dans la ville de Togliatti. En effet, il est fréquent que les directions licencient les salariés qui tentent de s'organiser, et surtout d'organiser leurs camarades de travail - d'où le fait qu'une partie des conflits actuels en Russie, qui peuvent d'ailleurs durer des mois, sinon des années, a pour objet d'obtenir la réembauche de syndicalistes.

Un conflit ayant éclaté pour ces mêmes motifs, mais aussi pour des hausses de salaires, dans une usine de cigarettes de Moscou, grève appuyée par la section locale FNPR, la direction a fini par satisfaire la plupart des revendications. Même chose à Yarpivo, une brasserie industrielle de Yaroslavl. À Perm, grande ville de l'Oural, ce sont les travailleurs du dépôt de bus municipal qui ont créé un section syndicale de Zachtchita trouda devant la menace d'un plan de restructurations.

En mai, vint le tour de Renault-Avtoframos à Moscou. Il y a deux ans, ce constructeur se vantait, dans Global (une de ses publications), d'avoir recherché " avant tout un avantage de coût " en installant " la plus grande des usines de constructeurs automobiles étrangers implantés en Russie ". Il ne précisait pas le montant des salaires (ils tournent autour de 15 000 roubles, soit l'équivalent de 440 euros, alors que le salaire moyen à Moscou, exceptionnel pour la Russie, est de 25 000 roubles), mais Global soulignait qu'il s'agissait d'une " usine entièrement manuelle ".

Les investissements en machines ne lui ayant guère coûté, c'est donc grâce à " l'huile de coude " de ses ouvriers moscovites que Renault a pu claironner, en octobre dernier, avoir sorti 50 000 Logan à Avtoframos. Cinq mois plus tard, les travailleurs de l'usine, où venait de se créer une section de la même MPRA (Union interrégionale des travailleurs de l'automobile) qu'à Ford, Nokian Tyres et GM-Avtovaz, obtenaient de la direction qu'elle reconnaisse leur organisation syndicale.

En même temps, ce syndicat déposait un préavis de grève pour 30 % d'augmentation de salaire, sachant qu'un long délai sépare l'appel à la grève de celle-ci... quand un syndicat respecte la législation. Les lois fédérales et le code du Travail russes imposent en effet comme préalable, pour qu'une grève soit déclarée légale, qu'aient été remplies des conditions très contraignantes : mise sur pied d'une commission de " résolution des conflits " et d'assemblées du personnel répétées à une semaine d'intervalle en présence de la direction, vote majoritaire obligatoire à chaque fois, publication d'un protocole énonçant les motifs de la grève à laquelle doit appeler un syndicat reconnu. Ce carcan a été conçu pour étouffer dans l'œuf toute velléité revendicatrice, alors les grévistes passent fréquemment outre !

De la Perestroïka à aujourd'hui

Les grèves des mineurs, massives et soutenant de fait le camp des partisans d'Eltsine contre le pouvoir de Gorbatchev, avaient marqué les toutes dernières années de l'URSS. Puis, au fil des années quatre-vingt-dix et des deux présidences Eltsine, les grèves s'étaient faites de plus en plus rares.

La classe ouvrière était, comme toute la population laborieuse du pays, sous le coup de la disparition de l'URSS, fin 1991, et de ce qui s'en était ensuivi : la privatisation-dépeçage de l'économie, la " thérapie de choc ", l'effondrement du niveau de vie de dizaines de millions de gens, les salaires massivement payés avec retard et dévorés par l'inflation, le chaos politique et social. Et un nouvel abîme s'était ouvert avec le krach financier d'août 1998 et ses suites.

Dans un tel contexte, les grèves, quand il s'en produisait, étaient le fait de travailleurs se battant le dos au mur - pour tenter de se faire payer des arriérés de salaire ou d'éviter la liquidation de leur entreprise. Ou alors de travailleurs appartenant à des branches de l'économie où, étant fortement concentrés, ils ont plus de moyens de se défendre, et où les conditions de travail sont telles qu'on ne peut facilement remplacer des grévistes au pied levé. Ce sont les mêmes secteurs où, aussi, ont subsisté certains syndicats " alternatifs " nés durant la perestroïka : ceux des mineurs de charbon (avec leur syndicat NDPR), des conducteurs de trains, des pilotes, des contrôleurs aériens, des dockers... En août 2005, fort de ses 2 300 adhérents, le RPD, syndicat des dockers du port de mer de Saint-Pétersbourg, déclencha une grève qui força les employeurs à négocier une nouvelle convention collective n'imposant plus des conditions de travail " inférieures aux normes minimales fixées par la loi ".

Les enseignants, les travailleurs de l'énergie ou les personnels soignants ont aussi mené plusieurs fois des grèves au niveau d'une ville, d'une région, voire du pays. Ainsi, en octobre 2005, les enseignants réclamèrent 50 % de hausse de leurs salaires, d'ailleurs si bas que le gouvernement avait prévu de les relever de 20 % !

Aujourd'hui, la situation n'est guère différente (sauf en ce qui concerne la plus grande fréquence des grèves), malgré les âneries que l'on peut lire dans la presse d'ici quand elle décrit la relative embellie économique consécutive à la flambée des prix du pétrole et du gaz (dont la Russie est un des principaux producteurs et exportateurs), en laissant entendre que, de ce fait, la situation de la classe ouvrière s'améliorerait.

Une " embellie " - pour qui ?

Si, dans les grandes agglomérations, la construction bat son plein, surtout celle de gratte-ciel et de résidences de luxe - pour " l'élite ", affirment promoteurs et publicitaires -, se loger devient de plus en plus difficile pour la population laborieuse. Quant aux centaines de milliers de travailleurs du bâtiment et des travaux publics, essentiellement originaires d'Asie centrale, ils sont traités comme une main-d'œuvre taillable et corvéable à merci. Souvent contraints de dormir sur leur chantier et dépouillés de leurs papiers par leur patron dès leur arrivée, traqués par la police qui rackette les " illégaux ", ils ne touchent même pas ce qui ressemblerait au salaire minimum officiel. Dans les exploitations forestières de Sibérie et dans certaines industries de province, la situation des immigrés de l'ex-URSS et de ceux venus de Chine est encore pire.

Certes, surtout dans les grandes métropoles, le salaire nominal des travailleurs ayant un passeport intérieur russe en règle a sensiblement augmenté : depuis 1999, il aurait doublé selon les statistiques officielles. Mais cela après un tel effondrement du pouvoir d'achat des salaires dans les années quatre-vingt-dix que, toujours selon les données officielles, le salaire réel reste encore inférieur de 20 % à son niveau de 1989 ! Et encore ce salaire peut-il consister pour les deux tiers, sinon les trois quarts, en primes variables et non garanties. Cela même dans les secteurs les plus prospères de l'économie, telle l'industrie des hydrocarbures, moteur de la fameuse " embellie " ! Obtenir une augmentation de la part fixe de leur salaire (en même temps que de l'ensemble de leur paie) fut d'ailleurs une des raisons de la grève - victorieuse -, en juillet 2006, de milliers de travailleurs de Neftyugansk, à Sourgout, principal centre pétrolier de Sibérie occidentale.

Quant aux conditions de travail, le code du Travail remanié par Poutine en 2001 a d'abord entériné le rapport de forces existant entre employeurs et salariés quand il stipule que l'horaire de travail peut être porté à douze heures par jour. Ou qu'un employeur peut imposer douze heures supplémentaires par semaine, et jusqu'à seize heures si le personnel l'accepte !

Dans l'industrie, faute d'investissements productifs notables, les gains de production sont surtout atteints par une intensification de l'exploitation. Et même les quelques limites à celle-ci que prévoit le code du Travail ne sont souvent pas respectées par les entreprises, y compris dans des secteurs éloignés de la production.

Dans la sphère des services, employés ou cadres peuvent travailler six jours sur sept, avec des repos hebdomadaires et annuels plus ou moins laissés à la discrétion des directions, pour des journées de travail de dix heures et plus, dans des entreprises qui fonctionnent souvent 24 heures sur 24, comme on le voit affiché un peu partout aux devantures des commerces, même les plus modestes. Et cela n'est peut-être pas pour rien dans la création, à Moscou fin 2006, d'un syndicat " autonome " à Citybank, un établissement financier russe de premier plan !

Et puis, même cette plaie de la décennie précédente, les salaires impayés, n'a pas disparu.

Ainsi, à l'usine Kholodmach de Yaroslavl (matériel réfrigérant pour l'industrie), où débrayages, assemblées du personnel, occupation des locaux directoriaux, création d'un syndicat, licenciement de son initiatrice, se déroulent sur fond de salaires non payés, à nouveau depuis 2003. Même situation au nord de Moscou dans deux usines de Rybinsk, Polygraphmach (machines d'impression) et Rybinkhleb (agroalimentaire), le syndicat ayant appelé les salariés de cette dernière à refuser des salaires si amputés qu'ils n'étaient plus que l'équivalent de... 32 euros ! Toujours fin 2006, des métallurgistes de Toula avaient entamé une grève de la faim, leur usine ne les payant plus depuis des mois. Cas plus récent, celui du combinat AKDP (alimentation pour enfants) près de la mer d'Azov : avertie d'une grève imminente, la direction a versé aux ouvriers une partie des cinq mois de salaire qu'elle leur devait, en menaçant de licencier ceux qui ne s'en contenteraient pas.

L'attitude des milieux d'affaires

Soulignant le bas niveau des salaires en Russie au regard des coûts mondiaux de la force de travail, le dossier de Forbes déjà cité expliquait que " les entrepreneurs russes étaient prêts à céder des augmentations de 10 à 15 % ". Enfin, s'ils y étaient obligés. De ce point de vue, un autre article - " Une école syndicale de direction " - paru en avril dans le principal journal russe des milieux d'affaires, Kommersant, est fort instructif.

Traitant des grèves récentes et du renforcement des syndicats " indépendants " qui en sont souvent à l'origine, il écrivait : " Déjà en 2006, les experts prévoyaient un renchérissement du coût de la main-d'œuvre dans les usines de Moscou et Saint-Pétersbourg. [En fait] pour l'heure, les trusts de l'automobile, eux-mêmes, ne s'émeuvent pas trop des conflits avec les salariés en Russie. Au siège russe de GM, on se déclare certain que " le niveau des salaires et avantages sociaux de nos collaborateurs nous permet parfaitement d'affronter la concurrence ". À Nissan, " on suit la situation et est prêt à un dialogue constructif avec les travailleurs " [...]. Toyota et Volkswagen ont refusé de commenter [...]. Quant aux producteurs russes d'automobiles, ils sont d'une absolue sérénité. À SeverstalAvto on déclare que " la direction de la compagnie n'a pas de divergences avec les syndicats de l'usine ", tandis qu'à Avtovaz, on souligne que le syndicat Unité ne crée pas de problème, car il regroupe moins de 1 % des salariés ".

À voir le nombre d'entreprises où un syndicat " indépendant " n'est toujours pas toléré, celles où ses animateurs ont été licenciés (et comme il s'agit souvent d'un ou deux militants, cela décapite le syndicat), on constate que les employeurs ne sont pas toujours aussi " sereins " que certains veulent bien le dire. Et l'on peut gager qu'il n'y aurait plus trace de sérénité si la situation devenait différente d'aujourd'hui où, dans l'immense majorité des entreprises russes, il n'y a ni grève, ni tentative de créer des syndicats un peu différents de la FNPR. D'autant plus que, stabilisation ou pas de la situation économique et politique sous Poutine, les bureaucrates, les parvenus et les authentiques bourgeois qui se sont partagés les entreprises savent bien que leur position sociale, elle, reste fragile.

Quelle perspective ?

Évidemment, en tant que révolutionnaires nous ne pouvons que nous réjouir de ce qui apparaît comme un regain d'activité de la classe ouvrière en Russie. Et cela, encore une fois, même si on a bien du mal à en cerner l'ampleur et la profondeur éventuelle.

Parmi les multiples questions que l'on peut se poser à cet égard, il y a celle de savoir si l'aspect dominant de la situation est qu'il s'agit essentiellement de luttes défensives ou si, parmi les travailleurs, il y a une reprise de confiance en eux-mêmes. On peut surtout se demander si, parmi les travailleurs participant à ces luttes, certains se posent des questions sur l'avenir de la société russe, sur les transformations qu'elle a subies, sur les raisons de ces transformations et la direction qu'elles prennent.

Autant de questions auxquelles il ne peut y avoir de réponses que politiques. Et celles-ci, bien sûr, on ne peut les attendre ni des partis russes actuels, ni des chefs syndicalistes, même " indépendants ".

Or, dans les conditions de la Russie d'aujourd'hui, retrouver non seulement des réflexes de lutte de classe, mais des idées de lutte de classe, la compréhension de la nécessité et du sens de ce combat pour la classe ouvrière, tout cela suppose qu'il y ait des gens pour transmettre ces idées et cette conscience à la classe ouvrière. Encore faudrait-il d'abord qu'ils les aient acquises. Et qu'ils comprennent vraiment, c'est-à-dire qu'ils veuillent comprendre en profondeur, ce qui s'est passé en Russie et en Union soviétique depuis près d'un siècle, quels en ont été les enjeux pour les classes et groupes sociaux en présence, pour l'avenir non seulement de la société russe, mais pour celui du mouvement ouvrier international et finalement de l'humanité.

En ex-URSS, depuis une quinzaine d'années, il existe certes des courants qui se disent d'extrême gauche. Bien peu nombreux, sans réelle expérience ni capital politique propre, ce sont en outre de tout petits groupes composés d'étudiants, parfois d'enseignants, sans liens même ténus avec la classe ouvrière. Et d'ailleurs, depuis qu'ils existent, ils n'ont jamais vraiment cherché, ni voulu se lier à une classe ouvrière dont certains disaient même, pour se justifier, qu'elle " ne se bat pas ".

Bien sûr, ils ne peuvent plus le dire ainsi. Mais sans que cela change grand-chose au fond du problème. Il suffit de voir comment, face au " dégel " gréviste de ce printemps 2007, ils se précipitent sur les solutions toutes faites, incapables de rien résoudre, que leur soufflent, s'il en était besoin, les courants internationaux d'extrême gauche auxquels ils sont liés. Et ce sont là de bien piètres conseilleurs quand ils discourent sur les " perspectives pour les gauches anticapitalistes " qu'ouvrirait " la contestation sociale ", ou quand ils ne voient d'autre solution pour qui se revendique des idées révolutionnaires en Russie que de se mettre à la remorque de la direction de tel ou tel syndicat prétendu " alternatif ". Car c'est cela, pour eux, aller maintenant vers la classe ouvrière. Comme s'il suffisait d'" aller au peuple ", caricature des populistes russes du 19ème siècle - mais, ceux-ci, au moins, ils y sont allés réellement -, sans d'ailleurs savoir pour quoi faire !

Mais il existe aussi des indices qui laissent à penser que, dans certains endroits de cet immense pays qu'est la Russie - qui plus est très fortement industrialisé, d'où l'existence d'une classe ouvrière nombreuse, concentrée et présente à la fois un peu partout dans le pays -, il y a de petits groupes de travailleurs ou d'intellectuels qui se posent un peu plus sérieusement certaines des questions de l'heure.

Dans quelle mesure ces individus et ces groupes parviendront-ils à apporter des réponses aux questions qui se posent ? C'est l'avenir qui le dira. Mais ce que sera cet avenir dépend aussi de leur volonté de retrouver des idées socialistes, communistes, de lutte de classe, une conscience, qui seraient utiles, indispensables aux travailleurs.

Après tout, sans vouloir à tout prix comparer des périodes très différentes à un siècle d'intervalle, le Parti social-démocrate ouvrier de Russie a bien surgi de tout petits groupes dispersés sur le territoire encore plus vaste de l'empire tsariste, des petits groupes qui ne représentaient au début guère qu'eux-mêmes, mais qui, à force d'opiniâtreté et avec modestie, ont su trouver le chemin de la social-démocratie, d'où allait sortir le bolchevisme.

Et ce qui est sûr, c'est que plus la classe ouvrière russe aura à se battre - et l'âpreté au gain de la bureaucratie comme celle de la nouvelle bourgeoisie ne lui laisseront probablement pas d'autre choix -, plus se posera la question de la transmission, pour ceux qui auront su les retrouver, des idées socialistes, communistes, révolutionnaires, celles de la lutte de classe consciente et organisée. Ne serait-ce que par littérature interposée, de petits groupes retrouveront-ils le chemin des idées révolutionnaires, du marxisme ? Ce n'est pas un pronostic, juste un souhait et l'expression d'une nécessité.

21 juin 2007