Les contorsions ridicules de Chirac pour maintenir le CPE, sans le maintenir, tout en le maintenant, n'ont évidemment pas réglé l'épreuve de force entre le gouvernement Villepin et le mouvement contre le CPE et la légalisation de la précarité, bien au contraire. Au moment où nous écrivons -le 1er avril 2006- rien ne permet de prédire avec certitude comment elle se terminera. Villepin, avec l'appui du Conseil constitutionnel et de Chirac, et malgré les réticences d'une partie de sa majorité, a choisi le passage en force. Tout dépend maintenant de la capacité du mouvement anti-CPE à relever le défi, à continuer et à amplifier l'action.
Le gouvernement a déclenché une épreuve de force sur le CPE. Il faut tout faire pour la gagner.
La "loi sur l'égalité des chances" qui contient l'instauration du CPE, parmi d'autres mesures iniques comme l'apprentissage à 14 ans ou l'autorisation du travail de nuit dès 15 ans, n'est que la dernière en date d'une succession de mesures anti-ouvrières prises par les gouvernements Chirac-Raffarin, puis Chirac-Villepin.
Comme toutes les mesures prises par ces gouvernements de combat contre la classe ouvrière, le CPE va dans le sens des intérêts patronaux, en particulier celui de rendre la situation des travailleurs de plus en plus précaire, de plus en plus flexible. Son contenu précis et la façon de l'imposer répondaient au départ cependant à des préoccupations électorales.
En proposant le CPE le 16 janvier 2006, puis en imposant l'ensemble de la loi sur l'égalité des chances le 9 février, en utilisant le 49-3, c'est-à-dire en faisant un coup de force contre sa propre majorité, Villepin voulait surtout conforter son image d'homme d'initiative face à son concurrent, Sarkozy, d'homme fort aussi qui a le courage de "réformer" en ne s'embarrassant pas de conciliabules, ni avec l'opposition parlementaire ni avec les organisations syndicales.
Pour le moment, c'est raté, Villepin est plus bas que jamais dans les sondages. Mais tout dépend évidemment de l'issue du mouvement. À en juger, là encore, par les indications des sondages, l'électorat de droite auquel s'adresse Villepin, tout en commençant à considérer que le CPE est peut-être une initiative malencontreuse étant donné ses conséquences dans la rue, apprécie néanmoins que Villepin ne cède pas devant le mécontentement qui monte. Et, dans la compétition entre Villepin et Sarkozy, c'est l'opinion de cet électorat-là, chaud partisan des mesures anti-ouvrières, qui est déterminante. La majorité parlementaire, si unanime en paroles pour soutenir le CPE dans un premier temps, commence en revanche à dire à haute voix, par la bouche d'un Lellouche, que "le soutien ne signifie pas aller jusqu'au suicide".
Oh, devant le mouvement, Villepin a mis de l'eau dans son vin. Lui qui n'avait même pas voulu discuter de sa loi avec sa propre majorité, répète qu'il a "la main tendue" et qu'il est prêt à "dialoguer", voire à "aménager" le CPE. Chirac a officiellement enterré deux des aspects les plus choquants : la durée de deux ans de la période d'essai et la non-motivation du licenciement. Et de faire des tentatives pour embarquer les syndicats ou les organisations de jeunes dans ces pseudo-négociations dont ni les confédérations syndicales ni l'UNEF n'ont voulu jusqu'à présent.
Dénaturer complètement sa proposition d'origine n'a évidemment pas la même signification pour son électorat que capituler en rase campagne en retirant le CPE. Manifestement, Villepin mise la suite de sa carrière politique sur le fait de gagner l'épreuve de force qu'il a lui-même déclenchée.
Tout dépend donc de la puissance du mouvement lui-même.
La contestation du CPE et le Parti socialiste
Ignominie de plus de la part du gouvernement, présentée comme une mesure favorable à l'emploi des jeunes, le CPE n'a pas déclenché une contestation immédiate. Villepin a pu même, pendant quelque temps, penser que son coup avait réussi puisque les premiers sondages affirmaient qu'une majorité de l'opinion publique était favorable à cette mesure, que le commun des mortels ne connaissait évidemment qu'à travers la présentation des ministres qui défilaient à la télévision.
Bien sûr, le CPE a été contesté dès les débuts par les organisations d'extrême gauche -par le Parti communiste également-, comme l'ont été les nombreuses mesures anti-ouvrières antérieures. C'est la mobilisation croissante des étudiants à partir du 7 février, à l'université de Rennes, qui a transformé l'agitation politique des militants et des petits groupes en début de mouvement.
Et c'est lorsque le mouvement s'est amorcé que le Parti socialiste a pris le train en marche, en intervenant directement par les prises de position de ses dirigeants politiques qui ont un accès relativement facile à la télévision et aux grands médias ou par l'intermédiaire des nombreux relais dont il dispose dans la société, et plus particulièrement dans le milieu étudiant.
Le Parti socialiste, silencieux sur le terrain social depuis le cuisant échec de son candidat Jospin à la présidentielle de 2002, suivi de son appel honteux à voter pour Chirac, et qui, pendant longtemps, s'est gardé même de s'engager à retirer les pires mesures du gouvernement de droite au cas où il reviendrait au pouvoir en 2007, a trouvé dans le CPE un terrain d'agitation bien délimité, susceptible de l'aider à se refaire une santé politique dans l'électorat de gauche.
Du CPE seul, d'ailleurs, car si les dirigeants socialistes n'hésitent pas à rompre des lances contre le CPE depuis qu'il a été proposé, ils sont complètement silencieux sur le CNE. Dès la première rencontre de l'ex-Gauche plurielle le 8février, le Parti socialiste s'est positionné en chef de file de la contestation sur cette question en proposant aux différents partis de gauche, y compris au Parti communiste dont les militants étaient déjà à l'œuvre, une prise de position commune, concrétisée par un tract-pétition avec pour objectif que cette pétition soit "portée par des centaines de milliers de citoyens, [ce qui] obligera le Parlement à en débattre de nouveau". Pour modérée qu'ait été la position du Parti socialiste, les interventions de ses dirigeants dans les médias ont fait contrepoids à la débauche de propagande orchestrée par le gouvernement, pour faire comprendre en quoi présenter le CPE comme une solution au chômage des jeunes était une supercherie.
Le calcul des dirigeants du Parti socialiste est simple à reconstituer. Si le mouvement contre le CPE parvient à faire reculer Villepin, le Parti socialiste se présentera comme l'artisan politique de la victoire. Si Villepin ne recule pas, les déclarations contre le CPE, les interventions au Parlement sur la question, donneront au Parti socialiste un thème d'agitation sur le terrain social jusqu'aux élections, sans grand risque ni d'être débordé aujourd'hui, ni d'avoir à se déjuger demain au cas où il reviendrait au pouvoir. Hollande, au nom du Parti socialiste, s'est d'ailleurs engagé à annuler le CPE si la gauche revient au pouvoir. S'il est arrivé, notamment pendant la campagne contre la Constitution européenne, que certains leaders du Parti socialiste aient promis de revenir sur telle ou telle mesure du gouvernement actuel, c'est la première fois que le premier secrétaire s'y engage au nom de son parti. Un engagement qui ne lui coûte pas grand-chose cependant. Le CPE peut être retiré sans aucune conséquence pour le grand patronat qui a bien d'autres formes de contrats précaires à sa disposition, à commencer par l'intérim et les CDD. De plus, rien n'empêche le Parti socialiste, après avoir voué le CPE aux gémonies, d'inventer un autre type de contrat précaire, aussi ou plus avantageux pour les patrons, proposé bien entendu en tant que mesure de gauche pour combattre le chômage des jeunes. Cela "phosphore" d'ailleurs du côté de la direction du Parti socialiste où Hollande puis Aubry se sont dépêchés de sortir des contre-propositions avant que Strauss-Kahn ne s'y mette à son tour. Ce n'est pas le lieu ici de disséquer ces trois propositions qui ont en commun qu'elles ne coûtent rien au grand patronat et, le cas échéant, lui rapportent un abaissement de charges sociales (un de plus) ou, encore, une réduction de l'impôt sur les bénéfices des entreprises qui veulent bien embaucher des jeunes. La direction du Parti socialiste ne sera pas en panne d'imagination en la matière, sans pour autant que ses propositions aient la vertu de créer des emplois là où les patrons ne veulent pas en créer.
Prendre la tête du combat contre le CPE a en plus un avantage "collatéral" pour le Parti socialiste: celui de polariser la critique de la politique anti-ouvrière du gouvernement Villepin sur ce seul point, en oubliant le reste.
Un mouvement qui s'amplifie dans la jeunesse
Le mouvement contre le CPE n'a pas été une explosion spontanée, mais une mobilisation croissante. Il faut dire qu'entre les premières manifestations, à l'appel à la fois des confédérations syndicales et des organisations étudiantes, le 7février, et les suivantes, le 7 mars, les universités ont été en vacances, zone académique après zone académique. C'est surtout après le 7 mars que le mouvement s'est amplifié.
Les premières actions, en particulier les blocages d'universités -interdire l'accès à tout ou partie des bâtiments par des tables, des chaises et autres obstacles matériels- complétés par des piquets, qui se sont imposés comme la principale forme de la contestation, étaient largement minoritaires au début. L'extension géographique a précédé l'approfondissement du mouvement.
Le blocage de l'université a été prôné par les plus déterminés des étudiants -membres d'organisations politiques ou militants surgis du mouvement lui-même- comme un moyen commode de faire participer leur université au mouvement général, sans avoir besoin de convaincre ou sans être en situation de le faire. Accessoirement, cela a permis de répondre aux objections de ceux qui, boursiers en particulier, risquent de subir les inconvénients d'une absence aux cours -puisque dans une faculté bloquée, les cours ne peuvent pas avoir lieu. Sous son apparence "radicale", cela a été surtout une adaptation au bas niveau de détermination du gros des étudiants, en tout cas au début. Cette façon d'agir a participé à l'extension du mouvement à un grand nombre d'universités, mais c'était avec un faible niveau de participation.
La mobilisation étant cependant montante, les "blocages", tout en étant minoritaires, ont rencontré le soutien au moins passif d'un nombre croissant d'étudiants, au point de devenir avec le temps synonymes de grève.
À partir du 7 mars, l'UNEF a appelé à la grève dans les universités. Le nombre de participants n'a cessé d'augmenter. En ont témoigné la multiplication des manifestations concernant le seul milieu universitaire, mais aussi le nombre croissant d'étudiants ayant participé aux journées d'action appelées conjointement par les organisations syndicales et les organisations étudiantes. La participation, en tout cas aux manifestations successives des 7 février, 7, 16, 18, 23 et 28 mars, a été croissante (mis à part le 23 mars pour laquelle l'appel des confédérations était plus symbolique que réel). Le doublement du nombre de participants entre le 18 mars et le 28 mars, aussi bien d'après la police que d'après les organisations syndicales, est d'autant plus significatif que le 18 mars était un samedi, c'est-à-dire un jour où il était possible de manifester sans être forcé de faire grève.
Le 28 mars, pour la première fois, les confédérations syndicales ont appelé à la grève, appel relayé dans le secteur public et dans un certain nombre d'entreprises privées. Les manifestations ont été un succès, avec une participation double de celle du samedi 18 mars.
La participation aux défilés (trois millions d'après les chiffres syndicaux, un million d'après la police) dépasserait même celle des manifestations de décembre 1995 contre le plan Juppé et celle de mai 2003 contre la "réforme" des retraites (de l'ordre de 2,2 millions selon les syndicats). Pendant la deuxième quinzaine de mars, le mouvement anti-CPE a franchi un pas, en s'élargissant.
Le degré de mobilisation après le 28 mars et en attendant le 4 avril
Le mouvement tel qu'il s'est déroulé concrètement a déjà eu un résultat non négligeable. Il a attiré l'attention de l'opinion publique sur les visées anti-ouvrières cachées derrière la phraséologie gouvernementale présentant le CPE comme favorable aux jeunes. Le CPE est rejeté par une large fraction de la population. Le mouvement anti-CPE bénéficie d'une large sympathie.
Mais éprouver de la sympathie pour ceux qui agissent contre le CPE est une chose. Agir soi-même en est une autre.
Pour le moment, la mobilisation est surtout celle des étudiants et des lycéens.Même parmi les étudiants cependant, la participation est très variable. Dans certaines villes, elle est massive aussi bien aux AG (Rennes: 4000-5000 participants; Grenoble: plus de 6000, au moins une fois; Le Havre: 1100 dans une faculté de 7000 étudiants; Poitiers: 3000 à 4000) que dans les manifestations. Pour les AG, c'est loin d'être le cas partout. En région parisienne par exemple, les AG ne dépassent guère le millier de participants (sur les 50000 étudiants de Jussieu ou les 33000 de Nanterre). Et le nombre de ceux qui militent activement pour l'extension du mouvement est encore plus faible.
Là encore, cela donne une idée du niveau de détermination de la majorité des étudiants, même ceux qui sont d'accord avec l'objectif du mouvement et opposés au CPE. Mais il est probable que la forme prise par le mouvement au début, le blocage, ait encore accentué ce faible niveau de participation: la majorité des étudiants restant chez eux et venant, au mieux, aux manifestations.
Ce sont les manifestations largement annoncées qui attirent la participation des étudiants et qui tiennent donc lieu tout à la fois de moyens d'action et d'assemblées. Aux grandes manifestations nationales, s'ajoutent des manifestations locales -quasi quotidiennes dans certaines villes, plus rares dans d'autres- qui offrent aux étudiants et aux lycéens les plus actifs un moyen d'agitation permanente.
Des lycéens ont rejoint les étudiants, pratiquement depuis le début du mouvement.
Mais la nouveauté de la dernière quinzaine est que, si la participation des étudiants aux manifestations semble plafonner dans bien des endroits, celle des lycéens s'amplifie. C'est dans la logique des choses: les lycées sont plus dispersés et souvent situés dans de petites villes sans université, voire sans un autre lycée. Ce sont eux qui ont le plus de réserves pour un mouvement allant en s'amplifiant. Les blocages de lycées, bénéficiant bien souvent de la sympathie des enseignants, se sont multipliés, y compris dans de petites villes, voire dans des lycées privés.
En revanche, le monde du travail n'est pas ou pas encore vraiment entré en action. Dans les manifestations du 7 février et du 7 mars, qui, toutes, ont eu lieu un mardi, jour de semaine, et sans que les confédérations syndicales aient appelé à la grève, la participation des salariés aux manifestations s'est réduite pour l'essentiel au milieu syndicaliste, délégués, etc., -quelques dizaines de participants des plus grosses entreprises dans le cortège parisien.
Le 18 mars étant un samedi, la participation a été plus large mais pas forcément venant des entreprises, avec notamment la participation de parents d'élèves venus en famille.
Le 28 mars a été la première occasion où, en appelant aux manifestations, les confédérations ont appelé également à la grève. Le plus important contingent des manifestants a été fourni par la jeunesse scolarisée, mais cette fois avec une participation plus importante de travailleurs du secteur public, essentiellement les enseignants appelés pour la première fois à la grève, mais aussi avec des délégations plus importantes venant des salariés du privé.
Quelques questions soulevées par le mouvement... ou par ceux qui prétendent le diriger
En milieu étudiant, le mouvement a été marqué dès le début par un certain nombre de caractères qui, même lorsqu'ils étaient largement acceptés par les participants, ne relevaient pas d'un haut niveau de politisation, même par rapport aux nécessités du mouvement.
Nous avons déjà parlé du blocage. Qu'un mouvement avec une large participation, bénéficiant du soutien de la majorité, décide la fermeture d'une faculté afin d'interdire à une minorité favorable au CPE de continuer les cours, est une chose. Proposer des mesures techniques pour suppléer la prise de conscience en est une autre. Heureusement, le développement du mouvement lui-même et la sympathie qu'il a rencontrée ont évité au moins que la question du blocage devienne un ferment de division entre étudiants.
Un autre parti pris largement répandu, lié au précédent, consiste à consacrer les forces de la petite minorité active à occuper les facultés, voire, comme dans le cas de la Sorbonne, à tenter de les réoccuper après une intervention policière, au lieu de consacrer tous les efforts à l'extension vers d'autres facultés, voire vers d'autres lycées.
L'amplification même du mouvement, son extension en particulier vers les lycées ont soulevé d'autres types de problèmes. La violence gratuite ou, au contraire, tout à fait intéressée qui a accompagné les manifestations, surtout à partir de celle du jeudi 23 mars, n'est pas seulement le fait d'éléments extérieurs venant parasiter la manifestation pour dépouiller des participants. Ceux qui ont cassé des vitrines au long du parcours ou qui, à l'intérieur même des cortèges de jeunes, s'en sont pris en bande à des manifestants pour leur faire les poches ou leur voler leurs portables, ne sont pas tous des éléments n'ayant rien à voir avec le mouvement.
Entraîner les lycées professionnels, les jeunes de banlieue, aurait pu être ou pourrait être un signe de l'extension du mouvement lui-même, un signe de renforcement. Mais à condition d'avoir la capacité et la volonté d'intégrer ceux des jeunes qui veulent s'associer au mouvement social, mais aussi d'avoir la volonté de rejeter ceux qui n'ont que faire des objectifs politiques que s'est donnés le mouvement et qui n'ont pas même un minimum de solidarité avec ceux qui y participent, mais qui viennent seulement pour se défouler ou pour trouver un milieu facile à dépouiller.
Un mouvement a besoin d'une discipline collective subordonnée au but que l'on cherche à atteindre. Ceux qui, à l'intérieur même des manifestations, s'en prennent à d'autres manifestants pour les rouer de coups et pour les voler, sont des adversaires du mouvement et doivent être traités comme tels. Ceux qui, sous prétexte de radicalisme, brûlent des voitures ne montrent pas plus de conscience et plus de solidarité par rapport au mouvement que n'en ont montré les jeunes de banlieue en novembre 2005.
Mais comment l'ensemble des étudiants auraient-ils pu trouver l'attitude juste alors que même nombre de ceux qui prétendent les inspirer, voire les diriger, notamment dans les organisations d'extrême gauche, qui se disent anarchistes, autonomes, mais pas seulement eux, flattent les moins conscients?
Lors de la manifestation du jeudi 23 mars, à Paris, on a pu entendre un animateur des JCR déclamer depuis un camion-sono que "notre mouvement a hérité des trois grands mouvements de la jeunesse de ces dernières années: le mouvement des étudiants de 2003, le mouvement des lycéens de 2005 qui nous a transmis la technique du blocage, et le mouvement des banlieues de l'automne qui nous a transmis son énergie et sa radicalité". Et ce discours fut tenu à quelques centaines de mètres seulement de quelques centaines de jeunes inconscients qui tabassaient et détroussaient des manifestants ou jetaient des projectiles sur le cortège!
Et dans combien de réunions de coordination ou dans combien d'AG d'université, les participants se sont affrontés dans des discussions surréalistes sur la question de savoir s'il fallait ou non être solidaires des casseurs, s'il fallait organiser des "cortèges ouverts" pour les "accueillir" ou, au contraire, s'il fallait organiser un service d'ordre?
Signe de prise de conscience du mouvement, cependant, après les incidents des manifestations du 23 mars, les services d'ordre se sont renforcés et les étudiants rennais qui, une semaine plus tôt, annonçaient sur leur banderole "Nous sommes tous des casseurs", criaient le 28 mars "Les casseurs, cassez-vous!" Mais, évidemment, il faut aussi se donner les moyens pour que cela n'en reste pas aux slogans.
Il appartient en tout cas à tous ceux qui sont conscients du problème et, en particulier, à ceux qui se posent en dirigeants de convaincre les manifestants de former des groupes de défense capables de faire respecter le mouvement et de défendre les cortèges contre tous ceux qui agissent, consciemment ou non, pour l'affaiblir.
Car il a été tout de même paradoxal d'entendre, au lendemain des incidents du 23 mars, des manifestants étudiants s'indigner de l'inaction des CRS qui, à quelques pas des bandes de "casseurs" agressant un manifestant, ne sont pas intervenus, et dans le même temps, dénoncer les brutalités policières!
Le "radicalisme" devient le maître mot pour justifier n'importe quoi, y compris les agissements les plus stupides. Brûler la voiture de ses proches ou de ses voisins en bas de son HLM, cette forme standard de "l'action" de certains jeunes de banlieue, au mois de novembre n'était certainement pas le signe d'une grande conscience politique, ni même d'un minimum de solidarité sociale. Mais ce n'est pas plus intelligent ni plus juste de le faire au long d'un cortège de manifestants contre le CPE! Saccager sa gare de banlieue pour rien, en passant, en se rendant à une manifestation parisienne ne l'est pas davantage. Pas plus que n'est tolérable de profiter des manifestations pour, sur leurs marges, mettre à sac des boutiques et des magasins.
Les groupes qui prétendent diriger le mouvement et qui pensent qu'ils le dirigent puisqu'ils s'alignent sur ses défauts et sur ses insuffisances au lieu de chercher à le rendre toujours plus conscient, ont une large part de responsabilité. Même avec le mot "radicalisation" à la bouche, ils ne font pas avancer le mouvement, mais le font reculer.
Autre chose encore: malgré et après le succès des manifestations du 28 mars, qui a été en même temps le succès de la mobilisation étudiante, bien des militants du mouvement ont procédé, sous prétexte de radicalisation encore, à des actions d'éclat, du genre bloquer des autoroutes, des boulevards périphériques ou des voies ferrées. Ce n'est certainement pas la meilleure façon de gagner -en l'occurrence, conserver- la sympathie de l'opinion publique. Le travailleur qui a regardé avec sympathie des étudiants qui ont distribué des tracts anti-CPE devant son entreprise, dans une gare ou sur un marché, n'aura pas toujours la même réaction si, à la sortie de son travail, fatigué, il se retrouve bloqué dans un embouteillage ou dans un train de banlieue.
Le 28 mars, un million de personnes ou peut-être trois ont participé aux manifestations. Le lendemain, Villepin annonçait qu'il ne céderait pas. La tâche la plus indispensable qui s'imposait alors au mouvement n'était pas de proposer une action secrètement préparée aux quelques centaines d'étudiants ou lycéens les plus impatients qui en avaient "ras-le-pied" des nombreuses manifestations auxquelles ils avaient participé et qui en avaient tiré la conclusion qu'elles ne servaient à rien et qu'il fallait "radicaliser" leur action. La tâche indispensable était de s'adresser à ceux qui étaient venus le 28 mars et pour qui, souvent, c'était la première manifestation. La tâche indispensable, c'était encore de s'adresser à ceux qui n'étaient même pas venus le 28 mars mais qui considéraient le mouvement anti-CPE avec sympathie. Il fallait leur montrer que le mouvement n'était pas fini, qu'il n'était pas le fait de minorités, mais qu'aux rodomontades de Villepin devait répondre une action plus large, plus massive encore. Proposer dans ces conditions des actions par définition archi-minoritaires, voire secrètes dans leur organisation, où ne pouvaient même pas participer l'ensemble des étudiants et à plus forte raison ceux qui avaient été attirés dans les manifestations, était au mieux à côté du but. On ne radicalise pas un mouvement en se faisant plaisir contre la majorité du mouvement lui-même. Ce n'est pas une radicalisation, c'est une façon de se désintéresser de tous ceux que l'on pourrait et devrait gagner au mouvement afin qu'il continue à s'élargir.
Une vieille pratique d'ailleurs du milieu anarchiste qui, en privilégiant les actions d'éclat, voire les actions radicales, perpétrées par des individus ou de petites minorités pour "réveiller les masses", ne fait en réalité que montrer son mépris pour les masses.
Le mouvement est par ailleurs marqué par les préjugés contre tout ce qui est organisation ou engagement politique. L'apolitisme du mouvement en lui-même ne suffit pas à tout expliquer. Il résulte souvent de l'activité de ceux qui cachent leur politique derrière l'apolitisme. Cette hostilité à annoncer clairement ses idées, à les défendre, quitte à s'incliner devant la discipline collective du mouvement et qui, par là même, empêche les choix conscients, est en réalité une forme de dictature exercée sur le mouvement lui-même. Cette forme de dictature correspond d'ailleurs au conformisme social. Il suffit de lire le long reportage consacré par le journal Le Monde au "modèle poitevin". Son auteur se félicite de ce "principe érigé en règle d'or: le non-affichage des sensibilités politiques et syndicales". C'est avec une sympathie aussi condescendante qu'approbatrice que l'article décrit ces débats où "les applaudissements et les huées sont proscrits et remplacés par des gestes silencieux empruntés aux forums altermondialistes: rotation des mains tournées vers le haut en signe de satisfaction, pouce vers le bas pour montrer son désaccord", et de se féliciter encore que "cela fait dix ans qu'il n'y a plus de pratique syndicale militante ici", etc. Et de citer des étudiants qui, tout en ne cachant apparemment pas leur engagement socialiste devant le journaliste, se flattent de ne pas le défendre publiquement. Mais n'est-ce pas la pire façon de dissimuler ses idées? N'est-ce pas mépriser la masse des étudiants? Et, à en juger par ce que sont devenus les leaders de bien des mouvements de lycéens ou d'étudiants antérieurs, qui député ici, qui journaliste-vedette là, ce sont précisément les partis politiques les plus puissants que cela ne gêne pas mais, au contraire, arrange de cacher leur identité politique le temps d'un mouvement social pour en faire par la suite un capital afin de faire carrière politique.
Développer, renforcer le mouvement
L'avenir du mouvement pour le retrait du CPE tel qu'il est dépend de ceux qui en ont été les éléments moteurs jusqu'à présent: les étudiants et les lycéens. Jusqu'à présent, leur mobilisation n'a cessé de se renforcer, attirant un nombre croissant de jeunes. Il y a lieu d'espérer que cela continuera malgré le chantage aux examens ou, encore, pour les lycéens, la menace, brandie par Robien, d'être évacués de leurs lycées manu militari. Et, avec le développement du mouvement, avec la participation croissante de jeunes aux actions et aux décisions, ils apprendront à éviter les écueils et l'enlisement qui menacent tout mouvement durable.
Mais la possibilité que le mouvement passe à une vitesse supérieure supposerait une participation plus massive des travailleurs. Le mouvement étudiant y contribue déjà, par son seul développement, par son renforcement, par la multiplication des manifestations, directement, en entretenant un climat de lutte et, indirectement, en exerçant une pression sur les confédérations syndicales.
Il peut y contribuer davantage en ayant la préoccupation de toucher le monde du travail, partout où faire se peut, devant les entreprises mais aussi sur les marchés, dans les gares, dans les centres commerciaux, etc.
Mais l'attitude des confédérations syndicales en la matière est essentielle.
Pour le moment, elles sont unanimes à rejeter le CPE et à en demander le retrait. Même la CFDT qui fait du "dialogue social" l'alpha et l'oméga de son existence! Mais, justement: Villepin a montré dans cette affaire le peu de cas qu'il fait du "dialogue social". Pour le moment, les confédérations appellent en tout cas aux manifestations du 4 avril, et c'est tant mieux. L'unanimité de l'appel comme le fait que les derniers appels à la grève et aux manifestations se sont faits à échéances rapprochées ont contribué à faire participer toujours plus de salariés.
Malgré ses limites et ses faiblesses, le mouvement des étudiants et des lycéens a eu, en tout cas, l'immense mérite de relever le dernier en date des défis que le gouvernement a lancés, au-delà du monde du travail, à l'ensemble de la société. Au-delà même des grandes manœuvres du Parti socialiste et de l'ex-Gauche plurielle pour canaliser le mouvement afin d'en faire la campagne électorale de la gauche, au-delà de la personne et de la carrière politique de Villepin, l'enjeu du mouvement est de faire reculer le gouvernement pour la première fois depuis dix ans. Depuis les grandes manifestations de 1995 qui avaient obligé Juppé à remballer ses projets, les nombreuses attaques venant depuis quatre ans de la droite, mais aussi, entre 1997 et 2002, du gouvernement socialiste, si elles ont entraîné des réactions plus ou moins importantes de la part du monde du travail, aucune de ces réactions n'a été victorieuse.
Alors, il faut tout faire pour que celle qui est en cours le soit.
1er avril 2006