France - Les nouvelles lois électorales : dans la continuité d'une vieille tradition

Εκτύπωση
Mars 2003

Depuis les premières élections européennes, en 1979, la loi électorale qui régissait ce scrutin avait au moins le mérite de la simplicité : les députés européens étaient élus à la proportionnelle, l'ensemble du territoire national formant une seule circonscription électorale. C'était de loin les élections qui donnaient l'image la plus fidèle du corps électoral, même si la loi exigeait au moins 5 % des voix pour qu'un parti obtienne des députés. Désormais, si le sénat confirme le vote de la chambre des députés, la France sera divisée en huit circonscriptions. Le nombre de sièges par circonscription étant évidemment plus petit, cela augmentera considérablement le pourcentage de voix nécessaire pour obtenir un élu.

La loi organisant les élections régionales est en passe d'être modifiée dans le même sens : à la proportionnelle par département (toujours avec une barre à 5 %) serait substitué un scrutin de liste à deux tours à l'échelle de la région, avec obligation de recueillir au moins 10 % des inscrits pour se maintenir au deuxième tour (c'est-à-dire, compte tenu des taux d'abstention couramment enregistrés ces dernières années, près de 20 % des voix). Heureusement que " dans sa grande sagesse " le législateur a décidé que, quoi qu'il arrive, les deux listes arrivées en tête pourraient se maintenir, faute de quoi tous les partis auraient pu, dans bien des cas, être éliminés au premier tour ! En plus une prime de 25 % des sièges sera attribuée à la liste arrivée en tête au second tour (c'est-à-dire qu'avec 50 % des voix elle obtiendra automatiquement 75 % des sièges).

Le but clairement avoué de ces changements de lois électorales est d'arriver à un système de bipartisme, analogue à celui qui fonctionne en Grande-Bretagne avec alternance régulière entre conservateurs et travaillistes, ou aux Etats-Unis où " démocrates " et " républicains " monopolisent la vie politique.

En dehors de l'UMP, tous les partis politiques ont pris position contre cette réforme des modes de scrutin concernant les élections régionales et européennes, et dénoncé ce qu'ils présentent comme une atteinte à la " démocratie ". Il est vrai que ces nouvelles dispositions, qui réserveraient de fait la totalité des sièges à l'UMP et au Parti socialiste (c'est-à-dire à deux partis dont les candidats, avec 19,6 % des voix pour Chirac et 16,12 % pour Jospin, ont recueilli ensemble moins de 36 % des suffrages à la dernière élection présidentielle), sont une vraie caricature de démocratie.

On comprend fort bien que l'UDF, les chevènementistes, les radicaux de " gauche ", les Verts, le Parti communiste français, s'élèvent contre ces réformes électorales qui pourraient bien réduire à la portion congrue leur représentation dans les conseils régionaux et au parlement européen. On comprend aussi que le Parti socialiste, qui a plutôt des sièges à gagner si ces nouvelles dispositions sont définitivement adoptées, les dénonce pour conforter son image de principal parti d'opposition au tandem Chirac-Raffarin. Mais l'invocation des " grands principes " par les adversaires parlementaires de ces projets serait plus convaincante s'ils n'avaient pas dans le passé défendu des lois électorales aussi peu soucieuses d'une représentation démocratique de la population que celles qu'a mijotées l'actuel gouvernement.

Le tripatouillage des suffrages n'est pas en effet une caractéristique propre à celui-ci. C'est au contraire une constante de la " démocratie " telle que la conçoivent les représentants de la bourgeoisie, et cela depuis que cette classe est arrivée au pouvoir.

La " Déclaration des droits de l'homme et du citoyen " adoptée par l'Assemblée constituante en 1789 avait beau affirmer que " tous les hommes naissent libres et égaux en droits " (en oubliant au passage les esclaves des colonies), elle accompagnait une loi électorale qui faisait peu de cas de cette égalité. Les femmes étaient totalement exclues du droit de vote. Quant aux hommes, ils étaient répartis en trois catégories, en fonction des impôts qu'ils payaient, c'est-à-dire en fonction de leur fortune. En bas de l'échelle, trois millions de " citoyens passifs ", selon la formule de l'époque, n'avaient que le droit de regarder les quatre millions de " citoyens actifs " désigner les 44 000 électeurs, qui choisiraient à leur tour les députés. Election censitaire et suffrage indirect : au moment même où elle arrivait au pouvoir, la bourgeoisie mettait en oeuvre des instruments qui allaient lui servir longtemps.

La mobilisation des masses populaires, qui renversa la monarchie en août 1792, imposa l'élection d'une nouvelle assemblée, la Convention, au suffrage universel (masculin). Celui-ci fut inscrit dans la constitution de l'An II, adoptée l'année suivante... qui ne fut jamais appliquée. Car après Thermidor, la Convention adopta une nouvelle constitution, qui revenait au suffrage censitaire et réduisait le nombre d'électeurs pour toute la France à 30 000.

Le suffrage universel ne revit le jour qu'à l'occasion des différents plébiscites organisés par Bonaparte entre 1799 et 1815. Selon une technique qui a fait fortune : tous les hommes votaient... mais n'avaient comme seul droit que celui de répondre à la question qu'avait soigneusement choisie le dictateur.

La Restauration monarchique fut aussi celle du suffrage censitaire : le corps électoral était réduit, en 1815, à 72 000 électeurs. Et en 1820 on imagina même le système du " double vote " en faveur des grands propriétaires fonciers.

Les classes possédantes tenaient à se réserver l'accès aux assemblées élues. La révolution de 1830, faite par le peuple, mais confisquée par la bourgeoisie, ne libéralisa qu'à peine le système, portant le corps électoral à 167 000 hommes. " Le droit électoral n'est pas dans le nombre, mais appartient à la capacité politique ", déclarait le ministre de Louis-Philippe, Guizot, pour qui la " capacité politique " était évidemment proportionnelle à la fortune.

Il fallut attendre la révolution de février 1848 pour voir le retour du suffrage universel. Mais, après la grande peur que la bourgeoisie éprouva en juin devant les ouvriers parisiens révoltés, le parlement se disposa à revenir au suffrage censitaire. Démagogiquement, Louis-Napoléon Bonaparte, qui avait été élu président de la République, se posa en défenseur du suffrage universel. Mais s'il conserva formellement celui-ci après son coup d'Etat du 2 décembre 1851, ce fut pour faire approuver celui-ci, puis la restauration de l'Empire un an plus tard, à la manière de son oncle. Et en matière d'élections législatives, le suffrage universel fut agrémenté d'une loi électorale instituant un scrutin uninominal accompagné d'un savant découpage des circonscriptions, et rendue encore plus antidémocratique par l'institution des " candidats officiels ".

On peut dire que Napoléon III fut l'inventeur de la manière, pour les classes possédantes, d'utiliser le suffrage universel sans prendre le risque de voir élue une assemblée susceptible de porter atteinte à leurs intérêts.

De fait, depuis la chute de l'Empire, en 1870, le suffrage universel masculin fut la règle de toutes les élections législatives, jusqu'en 1945, année où les femmes se virent reconnaître le droit de vote en France, avec des décennies de retard sur bien d'autres pays.

Pourtant, à l'aube de la Troisième république, le suffrage universel ne comptait pas que des adeptes. En 1871, un écrivain comme Flaubert pouvait écrire : " Le premier remède serait d'en finir avec le suffrage universel, la honte de l'esprit humain ", et ajouter : " Le nombre domine l'esprit, l'instruction, la race et même l'argent ", car évidemment, à la " tyrannie du grand nombre ", toute la bonne société préférait celle du petit nombre des riches. Mais pour les hommes d'Etat les plus politiques de la bourgeoisie, le suffrage universel, bien utilisé, c'est-à-dire en prenant les précautions nécessaires pour empêcher l'élection d'une assemblée susceptible de porter atteinte aux intérêts des possédants, pouvait être un bon amortisseur des secousses sociales. C'est ainsi que Le Temps pouvait titrer en 1898 : " Le suffrage universel a tué les barricades ".

Il y avait cependant loin du suffrage universel à la démocratie, car le seul mode de scrutin susceptible de donner l'image la plus fidèle possible du corps électoral, la proportionnelle à l'échelle nationale, n'a jamais été appliqué. Le scrutin uninominal d'arrondissement à deux tours (analogue à celui que nous connaissons aujourd'hui pour les élections des députés) a été le plus en faveur pendant la Troisième république. Et les rares fois où l'on a utilisé la proportionnelle, depuis 125 ans, ce fut dans le cadre étroit du département, voire, comme ce fut le cas sous la Quatrième république, en découpant en plusieurs circonscriptions les départements les plus peuplés.

C'est que le choix, par les gouvernants, d'un mode de scrutin ne se ramène pas seulement à mettre la bourgeoisie à l'abri d'une mauvaise surprise électorale, bien improbable en dehors d'une crise sociale et politique aiguë, du fait que les classes possédantes contrôlent entièrement les grands moyens d'information qui fabriquent l'opinion, et que les grands partis qui se réclament de la classe ouvrière n'aspirent plus depuis longtemps qu'à exercer le pouvoir en loyaux gérants de la classe capitaliste. Mais faire fonctionner sans à-coups les institutions de la bourgeoisie nécessite des lois électorales sur mesure, qui ne seront pas en outre sans importance pour donner la victoire à un parti bourgeois sur un autre.

C'est pourquoi toute l'histoire de la vie politique française est faite de grands et petits tripatouillages électoraux, dans lesquels tous les partis représentés au parlement ont trempé, d'une manière ou d'une autre.

A la veille des élections de 1951, l'assemblée nationale inventa ainsi le système des " apparentements ", destiné à diminuer la représentation parlementaire du Parti communiste français comme celle du RPF gaulliste (qui se posait en adversaire de la Quatrième république). Le principe était simple : des listes rivales pouvaient se déclarer " apparentées ", et si le total de leurs voix dépassait la majorité absolue dans le département, elles raflaient tous les sièges et se les partageaient. La SFIO (le Parti socialiste de l'époque), les radicaux et les partis de droite non gaullistes conclurent presque partout de tels accords d'apparentement. Ces listes apparentées obtinrent la majorité dans une trentaine de départements. Le grand perdant fut le PCF : avec 26,9 % des voix, il n'obtenait que 101 députés, alors qu'il aurait dû en avoir 180 à la proportionnelle. En revanche, avec 12,6 % des suffrages, la SFIO récoltait 106 sièges.

Le même souci de réduire la représentation parlementaire du PCF présida en 1958, après le retour au pouvoir de de Gaulle, à la loi électorale instituant le scrutin uninominal à deux tours qui fut alors adoptée avec l'approbation de tous les partis qui soutenaient le général, de l'UNR gaulliste à la SFIO. Le PCF, avec 19,2 % des voix, voyait son groupe parlementaire réduit à dix députés.

C'est qu'aux effets du scrutin uninominal, et à l'isolement politique du PCF, s'étaient ajoutés les effets d'un savant charcutage des circonscriptions qui faisait que les 26 000 électeurs inscrits d'une circonscription de la Lozère comptaient autant que les 185 000 d'une circonscription de l'Essonne.

Après l'élection de Mitterrand, la gauche au gouvernement ne remit absolument pas en cause les institutions de la Cinquième république, que le nouveau chef de l'Etat avait pourtant traitées auparavant de " coup d'Etat permanent ". Mais elle changea cependant la loi électorale pour instituer un système de proportionnelle à l'échelle départementale qui fut appliqué en 1986. Ce fut la seule fois. Car la droite alors victorieuse s'empressa de revenir au scrutin uninominal. Et le Parti socialiste revenu aux affaires de 1988 à 1993 ne le remit pas en question. Pas plus que Jospin, premier ministre après la dissolution de 1997, n'accepta de concéder aux Verts et au PCF la " dose " de proportionnelle qu'ils réclamaient pour dépendre moins directement du bon vouloir du PS.

Alors, si aujourd'hui l'UMP met en place un système électoral inique, les partis politiques de la bourgeoisie qui jouent à la vertu démocratique offensée seraient plus crédibles si, dans un passé plus ou moins récent, ils n'avaient pas recouru eux-mêmes à des pratiques aussi peu ragoûtantes. Tant il est vrai qu'il n'y a que la classe ouvrière au pouvoir qui pourra instaurer un système qui soit réellement démocratique pour le plus grand nombre.