Turquie - Les failles de l'écorce terrestre... et celles du régime

Εκτύπωση
Septembre-Octobre 1999

La brusque aggravation de la situation sociale en Turquie a sans doute, avec le tremblement de terre qui a secoué le nord-ouest du pays dans la nuit du 16 au 17 août derniers, tout d'abord une cause naturelle. Mais toute la puissance et l'imprévisibilité des mouvements de l'écorce terrestre n'auraient pu avoir des conséquences aussi catastrophiques si elles n'avaient touché une société déjà bien malade. Et si le tremblement de terre pourrait bien, par ses conséquences, être un accélérateur de la crise sociale, c'est parce qu'il aura joué le rôle de révélateur de tares de la société turque dont la cause est tout autre que naturelle.

La ville d'Izmit, à une centaine de kilomètres au sud-ouest d'Istanbul et située tout près de l'épicentre, est aussi au coeur de la principale région industrielle et ouvrière du pays. Le bilan très lourd du séisme s'explique par l'importance de la population touchée, mais aussi par les conditions scandaleuses dans lesquelles a eu lieu l'explosion urbaine de ces dernières années. La construction a été le fait de promoteurs sans scrupule à la recherche de profits immédiats et pouvant agir, grâce à la corruption généralisée, au mépris total des règles.

Ainsi, la presse a pu citer le chiffre de 65 % de constructions illégales ou ne respectant pas les normes : immeubles de grande hauteur construits là où la réglementation imposait en principe de ne pas dépasser deux ou trois étages ; économies sur les matériaux employés ; méthodes de construction contraires à toutes les normes anti-sismiques dans une région où un tel séisme était pratiquement certain et annoncé depuis des années par la presse ; de toute évidence, s'agissant de loger une population ouvrière, tous les abus étaient permis. Et c'est ce mépris total de la sécurité de la population de la part des affairistes de l'immobilier, de mèche avec les autorités, qui explique que le bilan probable puisse être de 40 000 morts alors que, selon les spécialistes, il n'y en aurait sans doute eu que 400 si les recommandations faites depuis plus de trente ans en matière de construction avaient été respectées.

Le séisme a donc aussi élargi le fossé entre l'Etat et le système politique d'une part, la population d'autre part. Dans les jours qui ont suivi le 17 août, celle-ci a pu constater l'inaction totale des autorités et notamment l'absence de l'armée turque, l'armée la plus puissante et la mieux équipée de toute la région, dès lors qu'il ne s'agissait plus de faire la guerre mais de porter secours aux sinistrés. Le mécontentement, la révolte, se sont manifestés largement, relayés d'ailleurs par une partie de la grande presse qui a choisi, pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons, de dénoncer l'attitude des autorités.

Aujourd'hui, ce sont des centaines de milliers de personnes qui se trouvent sinistrées, se retrouvant sans-logis au milieu de la région la plus urbanisée du pays. De nombreuses entreprises rendues inutilisables par le séisme sont fermées et le chômage s'étend, réduisant encore les revenus d'une population durement frappée. Les spéculations de toutes sortes de profiteurs entraînent la hausse des prix des biens de première nécessité dans la région sinistrée, faisant redoubler l'inflation. Ainsi sont rassemblés les éléments d'une aggravation de la crise sociale et politique qui trouve son origine bien plus dans les failles de la société que dans celles de la terre, et dont le premier résultat pourrait être d'accélérer l'usure du gouvernement Ecevit.

Le gouvernement Ecevit et les élections du 18 avril

L'actuel gouvernement Ecevit n'est pourtant en place que depuis quelques mois, à la suite des élections du 18 avril qui ont vu la victoire conjointe des nationalistes d'extrême droite du MHP (Milli Hareket Partisi - Parti du Mouvement Nationaliste) et des nationalistes de gauche du DSP (Demokrat Sol Partisi - Parti Démocrate de gauche) dirigé par Bülent Ecevit.

Premier ministre social-démocrate dans la période précédant le coup d'Etat de 1980, Ecevit fut aussi à l'époque le premier chef de gouvernement de gauche qu'ait connu la Turquie. Mais les partis turcs qui, comme le parti d'Ecevit, se qualifient de social-démocrates, n'ont même pas ce passé de partis ouvriers qu'ont les partis sociaux-démocrates occidentaux. Ils sont issus en fait des diverses tendances de l'ancien Parti Républicain du Peuple, le parti unique de l'époque de Mustafa Kemal. Leur véritable tradition politique, dans la mesure où ils en conservent une, est le nationalisme turc et non la référence au mouvement ouvrier, même s'ils peuvent avoir quelques liens avec des fractions de l'appareil syndical, lui aussi extrêmement bureaucratique et qui est bien plus lié à l'Etat qu'aux travailleurs. Ecevit est bien à l'image de cette tradition. Nationaliste avant tout, c'est en particulier son gouvernement qui, en 1974, décida l'intervention de l'armée d'Ankara à Chypre au nom de la défense de la minorité turque, aboutissant à une division de l'île qui dure encore aujourd'hui. Mais sur le plan social, la classe ouvrière fut rapidement déçue du gouvernement Ecevit qui ouvrit d'ailleurs la voie à des gouvernements plus à droite et finalement au coup d'Etat de septembre 1980.

C'est donc ce vieux routier de la politique turque qui est revenu au pouvoir à l'automne 1998, à la tête d'un gouvernement intérimaire faisant suite à la démission du précédent gouvernement, celui de Mesut Yilmaz accusé de complicités avec la mafia. Après que de nombreux gouvernements se sont usés les uns après les autres et ont dû démissionner sous les accusations de corruption, Ecevit pouvait se présenter comme un homme honnête et sans aucune accusation de ce type à son encontre, chose exceptionnelle dans la politique turque. Ce fait, ajouté à son nationalisme et à son opposition à toute concession dans la question kurde, lui valait les faveurs de l'état-major dont on sait qu'en Turquie l'avis est toujours prépondérant dans les choix politiques importants et qui désespérait de trouver une combinaison politicienne permettant de constituer un gouvernement ayant un minimum de stabilité.

Enfin, Ecevit a pu se présenter à ces élections d'avril 1999 comme l'homme ayant mis la main sur le leader kurde Abdullah Ocalan. La fuite de celui-ci à l'automne 1998, chassé de la Syrie qui lui donnait asile à la suite des pressions des généraux turcs sur le gouvernement de ce pays, puis son séjour en Italie où il a demandé l'asile politique, enfin son enlèvement par des agents turcs à Nairobi en février 1999, ont donné lieu pendant des mois à un véritable délire nationaliste de la part des politiciens turcs, à commencer par le gouvernement Ecevit et par les ultra-nationalistes du MHP.

C'est cette exploitation sans vergogne du nationalisme turc qui semble avoir profité, tant au parti "démocrate de gauche" d'Ecevit qu'au MHP. Le succès de l'un et de l'autre s'est appuyé sur leurs campagnes de dénonciation des "séparatistes" kurdes, leurs campagnes contre les dirigeants des pays européens, notamment l'Italie et l'Allemagne, accusés de les protéger. Il s'y est ajouté le discrédit des partis de droite, l'ANAP de Mesut Yilmaz et le DYP de Tansu iller, et en partie des islamistes, et l'usure de l'autre parti social-démocrate, le CHP associé au pouvoir depuis trop longtemps. Le DSP, le parti d'Ecevit, a ainsi obtenu 22 % des voix, contre 12,5 % aux précédentes élections de 1995, tandis que le MHP en recueillait 18 %, entrant au Parlement alors qu'il n'y était plus représenté depuis dix-neuf ans du fait de la loi électorale promulguée après le coup d'Etat militaire de 1980 et qui a institué une barre de 10 % des voix à l'échelle nationale, au-dessous de laquelle un parti ne peut avoir d'élus.

Le gouvernement Ecevit a été formé le 28 mai et appuyé sur une coalition de son parti, le DSP, et du MHP d'extrême droite, à laquelle s'est encore joint le parti de droite ANAP. Nombre des ministres d'Ecevit sont donc membres du MHP, ce "parti du mouvement nationaliste", d'inspiration carrément fasciste, formé en 1965 par le colonel Alpaslan Türke et rendu tristement célèbre à la fin des années soixante-dix par ses assassinats de militants ouvriers et pour avoir largement prêté main-forte à la police et à l'armée pour s'attaquer aux travailleurs en grève. On estime que le MHP aurait ainsi été responsable de plusieurs milliers d'assassinats de militants de gauche commis avant le coup d'Etat de 1980, dont nombre des victimes étaient des membres du parti d'Ecevit de l'époque, le CHP à l'origine des partis sociaux-démocrates actuels. Le MHP, dit le parti des "loups gris" ceux-ci font partie de la symbolique du nationalisme turc d'extrême droite a en outre une forte présence au sein de la police, de l'administration et de l'appareil d'Etat en général, où il a toujours bénéficié de solides protections et joué son rôle dans nombre d'affaires louches allant de la corruption ordinaire à nombre d'assassinats de personnalités libérales restés non élucidés ces dernières années.

C'est donc ce parti qui se trouve propulsé aujourd'hui au rang de parti de gouvernement avec la complicité d'Ecevit, celui-ci passant l'éponge sans sourciller sur tout ce passé trouble, y compris sur les assassinats passés des militants de son propre parti par le MHP.

La démagogie nationaliste comme procédé de gouvernement

A peine investi, ce gouvernement a pu offrir en pâture à l'opinion, au mois de juin, la condamnation à mort d'Abdullah Ocalan, sans qu'on sache quel choix fera finalement le gouvernement Ecevit : il pourrait en effet être plus habile pour lui de ne pas exécuter la sentence et de garder Ocalan prisonnier, dans l'éventualité de pouvoir s'en servir politiquement. Cela est rendu possible par l'attitude d'Ocalan lui-même qui, avant même sa capture, avait déclaré que la lutte armée au Kurdistan était sans issue, puis s'est déclaré disponible pour "servir l'Etat turc", en somme disponible à condition qu'on lui laisse la vie sauve pour collaborer à une solution du problème kurde ne remettant pas en cause l'intégrité territoriale de la Turquie. Le gouvernement et l'armée ont déjà pu se servir de cette attitude pour tenter de donner à la capture d'Ocalan les dimensions d'une victoire politique de l'Etat turc sur la guérilla kurde, l'Etat ayant non seulement mis la main sur son principal chef, mais celui-ci déclarant désormais que sa lutte était sans issue.

Le gouvernement Ecevit s'est donc déjà distingué par ses proclamations nationalistes et guerrières sur la défense de l'intégrité de la Turquie, par ses rodomontades périodiques à l'encontre des Etats voisins comme la Grèce et l'Iran, par les incidents de frontière provoqués avec ces deux pays, toutes choses qui font partie des procédés classiques des gouvernements turcs mais encore plus de l'arsenal politique du MHP et du DSP. Mais ce procédé éculé, au fond, ne peut faire illusion longtemps alors que la population est confrontée à des problèmes de plus en plus graves auxquels le gouvernement n'a pas de solutions. Il ne peut non plus suffire à la priver de réactions lorsqu'elle subit de graves attaques. En quelques mois, on a déjà pu le vérifier.

Attaques anti-ouvrières

Un des premiers soins du gouvernement Ecevit a été en effet de s'attaquer aux retraites des travailleurs. Dans sa tentative de réduire le déficit du budget de l'Etat, miné par les frais de la guerre du Kurdistan et par l'accumulation de la dette extérieure qui dépasse les cent milliards de dollars , le gouvernement Ecevit a annoncé que ce qu'il fallait revoir était... le système des retraites permettant jusqu'alors d'en bénéficier à partir de 50 ans pour les femmes et de 55 ans pour les hommes.

Dans un pays où les conditions de travail sont particulièrement dures et usantes, où l'on commence bien souvent à travailler en usine à quatorze ans ou avant, où bien des patrons considèrent qu'après trente ans on est trop vieux pour être assez productif, et où, de toute façon, le montant de la retraite permet à peine de survivre, une telle attaque est particulièrement scandaleuse. Cela n'a pas arrêté Ecevit qui, invoquant les recommandations du FMI, présenta un projet de loi portant progressivement la retraite à 55 ans pour les femmes et à 58 ans pour les hommes, et la durée minimum de cotisation requise pour en bénéficier de 5 000 à 8300 jours. Selon les estimations des syndicats, une telle mesure pouvait porter à 70 % le nombre des travailleurs ne pouvant espérer bénéficier d'une retraite à taux plein.

L'annonce du projet de loi a donc provoqué rapidement la colère, dans toutes les couches de la classe ouvrière, secteur privé comme secteur public, d'autant plus qu'au même moment se posait la question de l'augmentation des salaires des fonctionnaires, effectuée tous les semestres dans un pays où le rythme annuel d'inflation reste de l'ordre de 80 %. Début juillet, alors que les syndicats réclamaient 40 % d'augmentation simple rattrapage de l'inflation , le gouvernement Ecevit annonça que cette augmentation ne serait que de 20 % !

Pour tous les travailleurs du secteur public, c'est de la part du gouvernement entériner l'inflation, cette inflation qui représente un vol quotidien et permanent effectué à leurs dépens. Et pour tous, l'attaque contre les retraites était un vol de plus. Les journaux ont d'ailleurs révélé comment les caisses de l'organisme national de sécurité sociale (SSK) alimentent en fait l'Etat puisque ses fonds sont déposés auprès de la banque centrale au taux de...0 % alors que les taux pratiqués par les banques prennent en compte le taux d'inflation à 80 ou 100 % ! On peut ajouter qu'un grand nombre de patrons ne payent pas les cotisations de la sécurité sociale et que tout cela suffit amplement à expliquer l'existence d'un déficit de la sécurité sociale.

Le mécontentement a en tout cas été assez important pour que les confédérations syndicales, a priori plutôt prêtes à cosigner le projet du gouvernement, se soient senties obligées d'organiser une manifestation nationale contre le projet de loi sur les retraites, le 24 juillet à Ankara. Ce jour-là ont convergé sur la capitale des centaines de milliers de travailleurs venus de tout le pays dans des cars affrétés par les confédérations syndicales, tant les confédérations Türk-I (de droite), Hak-I (islamiste) que les confédérations de gauche DISK et KESK (syndicat des fonctionnaires). La presse, les médias, ont dû donner un grand écho à cette manifestation impressionnante.

Cependant, après avoir affirmé qu'après cette manifestation la lutte continuerait, le secrétaire général de Türk-I a tiré argument de quelques concessions minimes faites par le gouvernement pour s'en retirer, les autres organisations le faisant ensuite à leur tour en invoquant l'absence de Türk-I . Finalement, la loi est aujourd'hui passée, en revenant cependant en arrière sur les 8300 jours de travail exigés pour le droit à la retraite et en les ramenant à 7 000, soit tout de même encore 40 % de plus que les 5 000 exigés auparavant. Mais le résultat de l'affaire est déjà d'avoir compromis l'image un peu favorable dont pouvait disposer le gouvernement Ecevit auprès des travailleurs, au moins ceux ayant voté pour son parti.

L'affaire des retraites devrait d'ailleurs éclairer sur la nature du gouvernement Ecevit cette fraction de l'extrême gauche turque qui le qualifie de gouvernement "fasciste" du fait de la participation ministérielle du MHP. En participant au gouvernement, celui-ci a dû se présenter come un parti "respectable" car la bourgeoisie dans ces circonstances attend de lui qu'il gouverne, qu'il mette en jeu son crédit politique, et non qu'il fasse le coup de feu ou organise des complots. Bien sûr, cela ne signifie pas qu'en d'autres circonstances le MHP ne pourrait reprendre le rôle de force de frappe anti-ouvrière et d'assassin de militants de gauche qui a été le sien notamment avant 1980. Mais, si le gouvernement Ecevit a pu faire passer sa loi sur les retraites, ce n'est pas parce que le MHP et ses nervis auraient terrorisé les travailleurs et brisé leurs organisations mais, au contraire, grâce à la collaboration des dirigeants syndicaux qui, après avoir été contraints d'organiser la manifestation du 24 juillet, se sont bien gardés d'en faire le début d'une mobilisation véritable. Comme les gouvernements qui l'ont précédé, face à la classe ouvrière le gouvernement Ecevit a besoin de la collaboration des organisations réformistes, politiques et syndicales, et n'aurait d'ailleurs pas les moyens de les briser pour affronter directement la classe ouvrière.

Une situation économique fragile

En quelques mois, le crédit du gouvernement Ecevit semble en tout cas largement entamé, d'abord du fait de l'attaque contre les retraites, et maintenant du fait de son attitude face aux conséquences du tremblement de terre. Or la situation économique de la Turquie était déjà particulièrement fragile depuis plusieurs mois. La crise financière de la Russie à l'été 1998, en particulier, a touché l'économie du pays en lui retirant un de ses débouchés à l'exportation. Dans de nombreux secteurs, notamment le textile, jusque-là relativement épargnés par la crise, la mévente a commencé à se faire sentir et le chômage à s'étendre. A cela s'ajoute maintenant le fait que l'affaire Ocalan et la tension autour de la question kurde ont dissuadé bon nombre de touristes de se rendre dans le pays, ôtant à celui-ci une de ses sources traditionnelles de devises.

Enfin, la crise du Sud-Est asiatique, la crise russe et latino-américaine, ont aussi accéléré le retrait des capitaux impérialistes, de plus en plus défiants envers l'économie des pays du Tiers-Monde et enclins à se reporter sur les places financières des pays développés.

La situation financière de la Turquie, déjà difficile, s'est ainsi encore aggravée. Les conséquences du tremblement de terre viennent maintenant s'y ajouter pour créer une situation sociale qui, au moins, dans certaines régions, pourrait devenir explosive.

La putréfaction de l'appareil d'Etat

Enfin, sur le plan politique, le contexte est celui d'un discrédit croissant de l'Etat et des politiciens. Les affaires de corruption, qui ont touché successivement tous les partis, ont entraîné le discrédit rapide de tous ceux qui sont passés au pouvoir ces dernières années. Ce discrédit avait d'abord entraîné le report d'une partie de l'électorat vers le parti islamiste. C'est alors que celui-ci était au gouvernement qu'avait éclaté, il y a deux ans, l'affaire dite de Susurluk à la suite d'un simple accident de voiture impliquant certaines personnalités et qui avait mis en lumière la collusion entre certains services de l'Etat, des affairistes douteux et les milieux mafieux. Maintenant, alors que le parti islamiste a lui aussi été touché par les scandales et a été écarté du pouvoir sous la pression des militaires, ses voix se reportent sur le MHP. Le paradoxe est que le succès du MHP permet l'élection des politiciens impliqués dans l'affaire de Susurluk qui obtiennent ainsi l'immunité parlementaire : le voile va ainsi probablement tomber définitivement sur celle-ci et sur les étranges liens entre les services de l'Etat, les milieux mafieux et les bandits d'extrême droite.

Cette incontrôlabilité de l'Etat, sa corruption, l'usure rapide des politiciens et les oscillations de l'électorat qui en résultent, l'instabilité politique, tout cela finit par poser problème, y compris à une partie de la bourgeoisie. Il ne manque donc pas de milieux, parmi celle-ci, pour s'élever contre la pourriture croissante de l'Etat et l'impuissance des milieux politiques, pour critiquer la corruption endémique et demander la "transparence" au nom des intérêts de la population. Ce sont souvent les éditorialistes de la grande presse, ou bien les principales chaînes de télévision privées, disposant d'une importante audience, qui se font les porte-parole de cette opinion bourgeoise et petite-bourgeoise qui voudrait que la Turquie dispose d'institutions efficaces et contrôlables, prenant exemple entre autres sur celles des Etats européens. Une telle campagne demandant "la lumière" sur le fonctionnement de l'Etat s'était fait entendre, précisément, lors de l'affaire de Susurluk. Elle se manifeste parfois par des critiques plus mesurées et prudentes de l'obstination des généraux à nier les droits élémentaires des Kurdes et à mener jusqu'au bout la guerre coûteuse du Kurdistan. Elle vient maintenant de se manifester de nouveau, à l'occasion du tremblement de terre.

C'est en effet toute la grande presse et les grandes chaînes de télévision qui ont mis en relief l'impuissance des autorités à venir en aide à la population, et au contraire l'élan de solidarité qui a traversé toute celle-ci et qui a suppléé, en partie, les carences de l'Etat. Beaucoup se sont aussi fait l'écho de la révolte qui a secoué la population sinistrée, de la façon dont certains politiciens dont le président de la République et le Premier ministre ont été pris à partie lorsqu'ils se sont rendus dans la région touchée...

Mais justement, depuis des années, ces protestations de la fraction éclairée de la bourgeoisie turque se caractérisent elles aussi par leur impuissance. La corruption de l'appareil d'Etat, sa collusion avec des milieux d'affairistes, de mafieux et de trafiquants, son mépris de la population, l'obstination des généraux à mener leur guerre, tout cela se maintient et même s'aggrave sans que les campagnes de cette fraction de la bourgeoisie semblent avoir quelque influence. Tout au plus le discrédit peut-il déboucher sur le changement d'équipe gouvernante... au profit d'une autre qui a vite fait de révéler à son tour sa corruption et son impuissance.

Il est probable que le gouvernement Ecevit subisse une évolution similaire, l'"honnête" Ecevit étant voué à apporter sa couverture à la corruption, si ce n'est carrément au banditisme, des hommes du MHP. Dans l'immédiat en tout cas, il apporte sa caution à l'appareil d'Etat et à l'armée en assurant que ceux-ci ont fait tout ce qu'il fallait pour porter secours aux victimes du tremblement de terre. Cette attitude le promet à une usure politique probablement encore plus rapide que celle de ses prédécesseurs...

Quant aux milieux de la bourgeoisie mécontents de cette situation, ils devront bien continuer à la supporter. Car, au fond, cet appareil d'Etat est le leur, celui qui protège leurs intérêts fondamentaux, les intérêts des possédants locaux et ceux de l'impérialisme. Et s'il le fait par la violence, la corruption, en ayant recours à des hommes entraînés à cela et qui eux-mêmes le font bien souvent par intérêt personnel et nullement par idéal, c'est tout simplement qu'il doit utiliser des moyens en rapport avec ses buts véritables qui sont le maintien de l'exploitation et de l'oppression. C'est ce qui en fait ce qu'il est, avec ses politiciens corrompus, ses hommes de main et ses soudards, avec son arrogance et son mépris pour la population, et même son indifférence lorsqu'un tremblement de terre fait 40 000 victimes parmi cette population, un appareil que rien ne peut réformer et surtout pas les vélléités démocratiques de quelques bourgeois.

Cet Etat est à balayer de fond en comble, avec ses politiciens et son administration corrompus, ses militaires putschistes et ses policiers comploteurs, et il faudra pour cela rien moins qu'une révolution sociale. Seule la classe ouvrière appuyée sur les autres couches populaires peut en avoir les moyens, si elle se bat sous son propre drapeau, pour son propre programme de transformation révolutionnaire de la société.