Au moment où nous écrivons, la "force multinationale de paix" de l'ONU est en train de débarquer au Timor-Oriental. Placée sous commandement australien (l'Australie n'a jamais caché son ambition d'intégrer le Timor-Oriental dans sa zone d'influence économique), cette force est officiellement chargée de protéger les Est-Timorais de la terreur exercée à leur encontre par les milices pro-indonésiennes, au lendemain du référendum du 30 août dernier où une majorité écrasante de la population s'était prononcée en faveur de l'indépendance.
Pourtant, si l'on en juge par les comptes-rendus publiés dans la presse occidentale, le mal a déjà été fait. Le Timor-Oriental est aujourd'hui un pays dévasté et en partie déserté par sa population. Les dizaines de milliers de personnes qui ont déjà été massacrées au cours des dernières semaines ne pourront pas être ramenées à la vie. Et des centaines de milliers d'Est-Timorais (entre un quart et un tiers de la population totale selon les estimations de l'ONU) sont aujourd'hui les otages de l'armée indonésienne dans d'autres parties de l'Indonésie.
Si Habibie, président par intérim de l'Indonésie, a finalement accepté, le 11 septembre dernier, l'envoi d'une force de l'ONU au Timor-Oriental, c'était moins à cause des pressions diplomatiques qui s'exerçaient sur lui que parce que l'armée indonésienne avait déjà eu le temps de faire basculer le rapport de forces sur le terrain en sa faveur, au détriment des nationalistes et surtout de la population.
Au mieux, le rôle de cette force "de paix" sera d'aboutir à un accord avec l'armée indonésienne un accord qui, maintenant que l'armée indonésienne a pu consolider ses positions, impliquera nécessairement des concessions à Djakarta, aux dépens des Est-Timorais. D'autre part, il est plus que vraisemblable que ce sont les troupes de l'ONU qui seront chargées de maintenir "l'ordre", c'est-à-dire d'imposer cet accord aux Est-Timorais et, surtout, de les empêcher de prendre leur propre sort en main.
La marche vers la catastrophe
Pourtant, cela faisait plus de six mois que de nombreux signes indiquaient qu'une catastrophe se préparait au Timor-Oriental. S'ils avaient réellement voulu l'empêcher, l'ONU et les pays impérialistes auraient eu tout le temps de le faire. Mais ils ont choisi de laisser Habibie gagner du temps en reculant les échéances. Des réprimandes moralisantes ont bien été faites par l'ONU, des résolutions votées, des diplomates et des observateurs ont été envoyés sur place. Mais, pendant que les dirigeants impérialistes se contentaient d'une hypocrite guerre des mots, l'armée indonésienne se préparait, elle, à une vraie guerre, armant et entraînant des milices supplétives et planifiant la déportation en masse de toute une partie de la population du Timor-Oriental.
En janvier dernier, quand Habibie s'est finalement incliné devant les pressions diplomatiques en annonçant l'organisation d'un référendum sur l'indépendance du Timor-Oriental, une nouvelle vague de terreur a secoué le pays, visant d'abord les militants nationalistes connus. Puis la violence policière a touché des milieux plus larges. Ainsi, le 15 avril, 62 personnes étaient massacrées par la police anti-émeute dans une église, non loin de la capitale, Dili. Djakarta a alors refusé tout net qu'une enquête internationale soit conduite par des observateurs de l'ONU. Dans les capitales impérialistes, cela n'a guère soulevé d'émoi.
Le même mois, une déclaration officielle de l'un des chefs de l'armée indonésienne au Timor-Oriental, le colonel Suratman, annonçait le recrutement, l'armement et l'entraînement de 50 000 civils en tant que "gardiens de sécurité" ceux-là mêmes qui devaient être utilisés quelques mois plus tard pour mener une campagne de terreur contre la population. Ces prétendues milices "anti-indépendantistes", comme les a appelées la presse ici, ne sont en fait que des nervis recrutés et payés par l'armée indonésienne pour faire le sale travail que celle-ci ne peut pas se permettre de faire elle-même. Certains de ces miliciens ont été recrutés parmi la minorité non-timoraise déplacée au Timor-Oriental au cours de la dernière décennie. D'autres ont été recrutés au Timor-Occidental. Beaucoup d'entre eux ont été recrutés de force, au cours de rafles dans des villages éloignés, où les hommes étaient contraints de rejoindre les milices pendant que leurs familles étaient gardées en otage dans des camps "protégés" une tactique que l'armée indonésienne a sans doute empruntée à l'armée britannique qui l'a utilisée tout près, en Malaisie et en Birmanie, après la Deuxième Guerre mondiale.
Au cours de la période qui a précédé le référendum, finalement fixé au 30 août après avoir été reporté à deux reprises, les milices pro-indonésiennes se sont lancées dans une campagne de terreur contre la population pour tenter de dissuader les électeurs de se rendre aux urnes. Comme la suite l'a montré, c'était une erreur de calcul. La campagne de terreur de milices visiblement complices de la police et de l'armée indonésiennes a au contraire renforcé la détermination des Est-Timorais. Certains électeurs ont fait à pied des trajets de plusieurs heures, voire de plusieurs jours, pour se rendre aux bureaux de vote. Et quand les bureaux ont ouvert, à 6 heures 30 du matin, il y avait déjà de longues files d'attente à l'extérieur. Selon les observateurs de l'ONU, à 13 heures, 80 % des électeurs avaient déjà voté. Lorsque les bureaux de vote fermèrent, 98,6 % des 432 000 électeurs avaient participé au scrutin et près de 79 % d'entre eux s'étaient prononcés pour l'indépendance.
Quelques heures à peine après l'annonce du résultat, les miliciens se déchaînaient. Puissamment armés, même si c'était d'armes peu sophistiquées, ils se sont mis à brûler et à détruire des petites villes et des villages entiers, violant, pillant et assassinant 20 000 personnes en moins d'une semaine. Dili, la capitale du Timor-Oriental, qui, quelques semaines plus tôt, grouillait d'observateurs de l'ONU, de journalistes et d'équipes de télévision, n'était plus qu'une ville fantôme. Pendant toute la durée du carnage, l'armée et la police indonésiennes sont restées passives et ont laissé les miliciens accomplir leur tâche quand ils ne leur prêtaient pas main-forte.
La proclamation par le régime de Djakarta de la loi martiale au Timor-Oriental, deux jours après le début des massacres, visait à couvrir le régime, accusé de rester "inactif" dans cette affaire. Mais elle a aussi donné le coup d'envoi d'une opération conduite par l'armée, visant, sous prétexte de "protéger" la population, à regrouper par la force des dizaines de milliers de personnes et à les transporter en autocars ou en camions dans les ports et les aéroports d'où elles ont été ensuite déportées, pour la plupart en direction du Timor-Occidental voisin. La majorité d'entre elles se sont ensuite retrouvées dans des camps qui ressemblent plus à des camps de prisonniers qu'à des camps de réfugiés. On estime à 100 000 le nombre de personnes qui ont dû quitter le pays en quelques jours, souvent avec les seuls vêtements qu'elles portaient. Par la suite, une simple menace proférée par des miliciens (qui donnaient par exemple quelques heures à leurs victimes pour quitter leurs maisons, puis revenaient pour les brûler avec tous ceux qui se trouvaient encore à l'intérieur) a suffi à pousser les plus récalcitrants vers des points de rassemblement désignés par l'armée, avant d'être déportés à leur tour. Dans les campagnes, les plus déterminés se sont enfuis dans les montagnes, pendant que leurs villages étaient rasés par les nervis pro-indonésiens. Après deux semaines, les estimations du nombre des déportés variaient entre 200 000 et 250 000, et autant de Timorais s'étaient réfugiés dans la montagne, où ils se trouvaient sans nourriture et sans abri le tout sur une population de 800 000 habitants !
Ce qui s'est passé pendant ces quelques jours n'était que l'application d'un plan précis élaboré par l'armée indonésienne. Les premiers visés par les rafles, outre les militants de toute obédience, ont été les citadins, en particulier les plus éduqués d'entre eux. De toute évidence, l'armée voulait s'assurer qu'il n'y avait plus personne au Timor-Oriental pour parler au nom de la population ou pour représenter ses aspirations nationales sans parler d'organiser une résistance effective.
L'impérialisme et l'armée indonésienne
Malgré toutes les preuves de la tragédie qui se déroulait au Timor-Oriental, les dirigeants impérialistes se sont contentés au début de brandir de vagues menaces de sanctions économiques. Il a fallu attendre une semaine après le début de la vague de terrorisme pour que Clinton proteste publiquement contre le bain de sang et menace l'Indonésie de sanctions. Les impérialismes de seconde zone la Grande-Bretagne, la France, l'Australie lui ont alors emboîté le pas. Mais le mot d'ordre était toujours de s'en tenir à la non-ingérence. Et il a même fallu encore quelque temps avant que l'Union Européenne annonce un embargo complet sur les livraisons d'armes en Indonésie embargo bien plus symbolique que réel probablement.
De toute façon, pendant que les dirigeants occidentaux et l'ONU se livraient à leurs pieuses condamnations, les affaires des multinationales présentes en Indonésie ont suivi leur train-train habituel et rien n'a changé depuis. Il n'a pas été et il n'est toujours pas question de geler les avoirs détenus par les riches Indonésiens, en particulier ceux des dignitaires de l'armée, dans les banques des pays industrialisés alors que les dizaines de milliards de dollars que ces avoirs représentent constitueraient un moyen de pression incomparablement plus puissant que la menace de suspendre l'aide du FMI (aide qui pourrait facilement être compensée en faisant payer la population). En réalité, au-delà de leurs jérémiades "humanitaires", les dirigeants impérialistes n'avaient pas l'intention de troubler leur bonne entente avec les possédants et les militaires indonésiens.
La complicité entre l'impérialisme et l'armée indonésienne a une longue histoire, qui remonte à 1965, quand l'armée indonésienne, sous la direction du futur dictateur Suharto, renversa le régime populiste de Sukarno, dont elle était jusqu'alors l'un des piliers l'autre étant le Parti Communiste Indonésien. Ce fut un bain de sang. Suivant les estimations, entre 500 000 et 2 millions de personnes furent massacrées et des dizaines de milliers condamnées à de lourdes peines de prison. Parmi les victimes, le plus gros contingent fut fourni par les membres et sympathisants du Parti Communiste Indonésien qui fut pour ainsi dire annihilé.
La CIA avait, à l'époque, tout un réseau de contacts dans l'armée indonésienne et joua sans aucun doute un rôle dans l'élaboration du coup d'Etat. De toute manière, l'impérialisme salua l'événement avec satisfaction. Il avait vu avec inquiétude la montée en puissance du Parti Communiste et le développement de relations étroites entre l'Indonésie et la Chine. Or, pour l'impérialisme, et en particulier pour les Etats-Unis, l'Indonésie était un pays clé dans cette région du monde sur le plan politique, à cause de sa taille et de la grande variété des groupes ethniques qui y vivent et, sur le plan économique, parce que l'Indonésie est l'un des gros fournisseurs de matières premières des pays riches. Les intérêts en jeu étaient trop considérables pour permettre que l'Indonésie se glisse hors de la sphère d'influence impérialiste et cela quelqu'en soit le coût en vies humaines !
Par la suite, l'armée indonésienne fut remerciée pour ses bons et loyaux services. Equipée et entraînée par l'impérialisme, elle devint l'armée la plus puissante et la plus moderne d'Asie du Sud-Est. Les cercles dirigeants de l'armée prospérèrent grâce à l'assistance militaire de l'Occident, mais aussi aux dessous-de-table qu'ils prélevaient aussi bien sur les exportations de matières premières que sur les commandes d'Etat. Le clan Suharto, qui contrôlait les appareils militaire et politique de l'Etat, gérait aussi un empire industriel et commercial qui lui permit d'accumuler une fortune totale estimée à 40 milliards de dollars. Ainsi, au fil des ans, les liens entre les couches dirigeantes de l'armée indonésienne et les dirigeants politiques et militaires des pays impérialistes, sans oublier les capitalistes occidentaux, se multiplièrent, faisant de l'armée indonésienne le principal rempart de l'impérialisme dans la région.
Le départ de Suharto en mai 1998 ne changea pas grand-chose à cette situation. Le nombre et la détermination des manifestants, qui avaient envahi les rues deux mois plus tôt, avaient montré que le maintien de Suharto à la présidence devenait une menace pour la stabilité politique du pays. Il s'est finalement décidé à donner sa démission, pas seulement parce que les manifestants lui avaient porté un coup décisif, mais parce que ses protecteurs américains lui intimèrent l'ordre de laisser la place. Et même alors, selon les propres mots de Madeleine Albright, secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères de Clinton, il ne s'agissait que de "préserver ses réalisations".
Pour l'impérialisme, le principal problème était d'assurer une transition politique en douceur dans le but, non de mettre fin à la dictature corrompue et discréditée de l'armée indonésienne, mais au contraire de la préserver, si possible derrière un écran de fumée de type démocratique, mais pas nécessairement. Il fallait laisser se calmer les espoirs de changement qui s'étaient fait jour dans la population, et contrôler les possibles effets du choc suscité par la démission de Suharto, après trente-quatre ans de règne ininterrompu. Quoi qu'il arrive, l'impérialisme était déterminé à ce que ses vieux alliés, les généraux indonésiens, restent aux postes de commande. Et c'est exactement ce qui s'est passé sous le régime intérimaire de Habibie.
Aux origines du drame timorais
A l'origine de la situation dramatique du Timor-Oriental, il y a la partition de l'île, dans laquelle les puissances impérialistes ont une responsabilité historique directe. Il y a de cela quelques siècles, les puissances coloniales qu'étaient la Hollande et le Portugal se disputèrent cet archipel de 13 000 îles s'étendant de l'Océan Indien au Pacifique et connu alors sous le nom d'Indes Orientales. Au 17e siècle, le Portugal fut largement évincé par la Hollande qui s'empara de la majorité des îles, mais permit au Portugal de conserver la moitié orientale de l'île de Timor.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Indes Orientales hollandaises, riches en pétrole, furent envahies par les Japonais. Après la défaite japonaise de 1945, la Hollande ne réussit pas à recoloniser ses anciennes possessions et une Indonésie indépendante fut proclamée en 1949, bien que des combats pour le contrôle de la partie occidentale de l'île de Nouvelle Guinée se poursuivirent jusqu'au milieu des années cinquante, jusqu'à ce que finalement l'Indonésie ait gain de cause. Les seuls territoires de l'archipel qui restèrent sous l'emprise coloniale furent la partie orientale de la Nouvelle Guinée (occupée par l'Australie jusqu'à son indépendance en 1975) et le Timor-Oriental qui retourna au Portugal, pendant que l'autre moitié de l'île était intégrée à l'Indonésie.
Le renversement de la dictature au Portugal lors de la "révolution des oeillets" en 1974 entraîna la légalisation des mouvements nationalistes du Timor-Oriental. En septembre 1974, le Front Révolutionnaire pour l'Indépendance du Timor-Oriental (FRETILIN) vit le jour. Face à lui, il y avait l'Union Démocratique Timoraise (UDT), favorable au maintien des relations avec le Portugal, et l'Association Démocratique et Populaire du Timor (APODETI), soutenue par l'Indonésie, qui réclamait l'intégration du pays à son puissant voisin. En 1975, le FRETILIN répondit à une tentative de coup d'Etat de l'UDT en déclenchant l'insurrection armée. La défaite de l'UDT fut suivie par le retrait de l'administration coloniale et l'indépendance fut déclarée, le 28 novembre 1975, par un gouvernement nationaliste radical dominé par le FRETILIN.
Mais l'indépendance du Timor-Oriental fut de courte durée. Un plan d'invasion du pays, élaboré par l'Indonésie avec le soutien de l'Occident, avait été mis sur pied. En septembre 1974, déjà, le premier ministre d'Australie, Gough Whitlam, avait rencontré Suharto et déclaré publiquement qu'un "Timor indépendant ne serait pas viable et constituerait une menace potentielle pour la région". Quelques jours avant l'invasion, le 7 décembre 1975, le président américain Gérald Ford et son conseiller pour les affaires extérieures, Henry Kissinger, faisaient une visite de trois jours à Djakarta. Il est plus que probable que le sort du Timor-Oriental fit alors l'objet de discussions et que Ford donna son aval à l'invasion de l'île.
La réaction des dirigeants impérialistes face à l'invasion indonésienne fut de détourner pudiquement leurs regards. Et pourtant, l'occupation brutale du Timor-Oriental n'était certainement pas plus légitime que le fut plus tard l'occupation du Koweit par Saddam Hussein en 1990. De plus, alors qu'en 1990, l'économie irakienne était étranglée par le dumping spéculatif pratiqué par le Koweit sur le marché mondial du pétrole, Suharto visait lui à élargir son empire, contre la volonté des Est-Timorais. Pourtant, contrairement à ce qui s'est passé dans le cas de l'Irak, aucune tentative sérieuse ne fut faite pour contraindre Suharto à retirer ses troupes du Timor-Oriental sans parler de la mobilisation militaire massive qui aboutit à la guerre du Golfe contre l'Irak. Dans le cas du Timor-Oriental, le problème fut tout simplement passé sous silence par l'impérialisme, si l'on excepte les quelques résolutions votées par l'ONU pour faire plaisir aux représentants des pays du tiers-monde.
Deux décennies d'une guerre civile sanglante
En février 1976, deux mois à peine après l'invasion indonésienne, on estime que le nombre de morts s'élevait à 60 000 c'est-à-dire autant, proportionnellement, que pendant toute l'occupation japonaise. Parmi eux, les 20 000 membres de la communauté chinoise, surtout présente dans les villes, avaient été les premiers à être décimés. En juillet, le gouvernement indonésien se sentait assez sûr de son fait pour faire du Timor-Oriental la 27e province d'Indonésie. Mais les combats ne cessèrent pas pour autant. Le FRETILIN organisa des guérillas dans la montagne, avec le soutien d'une bonne partie de la population. La guerre s'installa. Un témoin oculaire raconte : "Après septembre 1978, la guerre s'est intensifiée. L'aviation militaire faisait des sorties toute la journée. Il y avait des centaines de victimes tous les jours, leurs corps étaient abandonnés aux vautours. Si les balles ne nous tuaient pas, nous mourions de maladie, des épidémies. Des villages entiers ont été rayés de la carte."
En 1978, la reddition d'un grand nombre de civils sembla indiquer que le FRETILIN ralentissait son effort de résistance. Beaucoup de ces civils furent par la suite armés et entraînés par l'armée indonésienne dans le but de "timoriser" la guerre. Cette tactique fit long feu quand le FRETILIN demanda à ces recrues désormais bien armées et équipées de déserter et de rejoindre les rebelles... En 1983, un cessez-le-feu de cinq mois fut le prélude à une nouvelle offensive d'envergure de l'armée indonésienne. L'année qui suivit fut à nouveau terrible, avec son cortège d'épidémies et de famines généralisées. En 1989, face à une situation de plus en plus difficile, le commandant du FRETILIN, Xanana Gusmao, proposait l'ouverture de négociations de paix sans conditions. Mais son offre fut rejetée et la guerre continua, sans que quiconque s'en émeuve dans le reste du monde.
En novembre 1991, le Timor-Oriental fut à nouveau l'objet de l'attention mondiale après les massacres de Dili, parce que des étrangers équipés d'une caméra vidéo en avaient été témoins. Sans avoir été provoqués, des soldats avaient abattu quelque 200 jeunes au moment où ils pénétraient dans un cimetière pour y déposer des fleurs sur la tombe d'un étudiant qui avait lui-même été abattu dans une église. La réaction internationale fut telle que Suharto fut contraint de demander une enquête sur les événements. Certains soldats furent bien déclarés coupables, mais ils ne furent que très légèrement sanctionnés et la politique du régime indonésien continua comme si de rien n'était.
En 1992, quinze ans après l'occupation du Timor-Oriental par les troupes de Suharto, on estimait que la guerre civile et la répression indonésienne avaient fait au total 200 000 morts parmi la population. Le taux de natalité élevé du pays avait été réduit par l'introduction de la stérilisation forcée imposée à des milliers de femmes. En même temps, 150 000 personnes, venues des îles surpeuplées de Java et de Bali avaient été transportées au Timor-Oriental, souvent de force, dans le cadre d'un programme de "transmigration" destiné à limiter les forces centrifuges que représentent les nombreux groupes ethniques qui peuplent les îles indonésiennes. Selon les nationalistes est-timorais, ces "transmigrants" reçurent les terres les plus fertiles (précédemment enlevées par l'armée à ceux qui les cultivaient) pour que leur sort devienne lié au maintien de l'occupation indonésienne du Timor-Oriental.
N'était-on pas là en présence d'une politique ressemblant fort à la "purification ethnique" que les dirigeants occidentaux ont dénoncée en Bosnie et au Kosovo ? Et pourtant, dans le cas du Timor-Oriental, les puissances impérialistes ne protestèrent pas, même de façon symbolique. Aujourd'hui encore, si elles envoient des troupes au Timor-Oriental, ni leur intervention, ni leurs menaces de sanctions économiques ne sont dirigées contre l'armée indonésienne ou le régime de Habibie.
La raison n'en est évidemment pas que le régime de Habibie ou celui de Suharto avant lui sont plus "démocratiques" que ceux de Saddam Hussein ou de Milosevic. Elles n'ont sans doute rien à envier les unes aux autres, toutes ces dictatures, surtout quand il s'agit du traitement qu'elles réservent aux minorités nationales ou autres qui se trouvent sous leur joug. La seule chose qui les différencie vraiment c'est que, alors que Saddam Hussein et Milosevic se sont montrés un peu trop imprévisibles et un peu trop désireux de défendre leurs propres intérêts sans tenir compte de ceux de l'impérialisme, les généraux indonésiens, eux, après trente-quatre ans de bons et loyaux services, sont considérés par l'impérialisme comme des alliés fiables dont la loyauté doit être entretenue à tout prix et ce sont les populations d'Indonésie en général, et celle du Timor Oriental en particulier, qui le paient.
Les enjeux pour l'impérialisme
Au cours des trente-quatre dernières années, la principale fonction de l'armée indonésienne, du point de vue de l'impérialisme, a été de maintenir la stabilité politique dans un vaste pays qui, d'un côté, pourrait déstabiliser toute la région, et qui, de l'autre, représente une énorme source de profits pour les multinationales occidentales.
Il suffit de regarder une carte de l'Indonésie pour comprendre que ce pays pourrait devenir une véritable poudrière dans cette partie du monde. D'abord, il est divisé en un grand nombre d'îles qui sont souvent peuplées de groupes ethniques particuliers et où il ne manque pas de mouvements séparatistes qui se sont développés sur la base de ces différences ethniques. Ensuite, certaines de ces îles sont elles-mêmes divisées entre plusieurs pays, en fonction de leur passé colonial ou des rivalités impérialistes. Le Timor n'en est qu'un exemple parmi d'autres.
Mais il y a aussi des raisons très terre-à-terre derrière la volonté de l'armée indonésienne et des multinationales occidentales de maintenir l'ordre, leur ordre, dans cette île. Il y a de très importantes réserves de gaz et de pétrole dans le bras de mer qui sépare le Timor de l'Australie, le long de la côte sud du Timor-Oriental. On estime que ces réserves sont cinq fois supérieures à toutes celles de l'Australie. Jusqu'ici, à cause de la guerre civile qui fait rage dans l'île, ces réserves ont été très peu exploitées, malgré les efforts du gouvernement australien qui se traduisirent en 1989 par un traité qui valait reconnaissance officielle de l'occupation indonésienne au Timor-Oriental. Un certain nombre de grandes compagnies pétrolières sont déjà actives en mer de Timor ou y possèdent des options. C'est le cas de Shell, de Chevron (USA), d'Elf (France), de BHP (Australie), ainsi que de PT Astra, une compagnie indonésienne qui fait partie de l'empire du clan Suharto. Il n'est pas douteux qu'elles sont toutes désireuses de voir le conflit du Timor-Oriental se terminer par un accord qui ferait obstacle aux prétentions du FRETILIN sur les ressources pétrolières au large des côtes du Timor.
Outre le Timor, l'immense île de Bornéo, avec ses réserves naturelles considérables mais encore peu exploitées, est elle aussi divisée, mais cette fois en trois : entre l'Indonésie, la Malaisie et le petit sultanat de Brunei un micro-Etat taillé sur mesure par les Britanniques pour les besoins de Shell.
Enfin il y a aussi la Nouvelle-Guinée, riche en minerais, qui a été artificiellement divisée selon une ligne nord-sud entre l'Indonésie (qui y possède l'Irian Jaya ou Papouasie occidentale) et l'Etat indépendant de Papouasie-Nouvelle-Guinée qui est étroitement lié à l'Australie. Le Mouvement pour une Papouasie libre (OPM) y est actif depuis 1977 et demande la réunification des deux moitiés de l'île. Entre 1977 et 1979, l'OPM a organisé une rébellion qui s'est finalement effondrée. Mais depuis cette date, il y a eu de nombreux troubles politiques, y compris des combats dans la capitale, Jayapura, en 1984. Les raisons de mécontentement sont nombreuses, qu'il s'agisse de la brutalité de l'armée, de l'interdiction faite aux familles de traverser la frontière entre les deux parties de l'île ou surtout de l'exploitation forcenée des Papous par les compagnies opérant sur le territoire de l'île. Au total, quelque 43 000 habitants ont été tués par les forces indonésiennes depuis 1977.
La chute de Suharto suscita des affrontements entre l'armée et les manifestants favorables à l'indépendance. Dans la capitale, ces affrontements firent au moins deux morts. En octobre 1998, Habibie fit un "geste", en déclarant que l'Irian Jaya n'était plus une "zone d'opérations militaires", mais sans pour autant retirer ses troupes ! En même temps, le gouvernement de Djakarta a toujours un plan pour y installer quelque 65 millions de Javanais sur une période de 20 ans afin de prévenir toute menace de sécession future. Il faut dire que les enjeux y sont considérables, à la fois pour la clique au pouvoir en Indonésie et pour les multinationales occidentales. C'est ainsi, par exemple, que dans la partie indonésienne de l'île se trouve le complexe minier de Grasberg, qui appartient conjointement au groupe américain Freeport et au groupe anglo-australien Rio-Tinto Zinc. On y trouve une mine d'or qui est la plus importante du monde, et une mine de cuivre qui est numéro deux mondial ce qui signifie des profits et de royalties considérables. Cela dit, Grasberg est aussi connue pour les conditions de vie et de travail qui y sont imposées à la main-d'oeuvre indigène et la brutalité des milices privées employées par les compagnies minières : par exemple, en 1994-1995, sur une période de neuf mois, 37 ouvriers indigènes furent abattus par ces milices.
Il y a aussi la région d'Aceh, le bastion musulman situé sur l'île de Sumatra, où des intégristes musulmans dirigent depuis longtemps un mouvement séparatiste puissant. Enfin, le départ de Suharto a ouvert de nouvelles perspectives aux politiciens du pays. Certains d'entre eux semblent prêts à avoir recours à n'importe quelle démagogie pour prendre la tête de mouvements séparatistes qui pourraient leur permettre de se tailler un fief bien à eux dans un avenir plus ou moins proche. Les tensions religieuses ou ethniques suscitées par la politique de transmigration de Suharto, la pauvreté générale et la catastrophe économique causée par la crise financière depuis deux ans pourraient fournir des leviers très puissants à ce type de démagogues.
Le problème auquel sont confrontés l'armée indonésienne et l'impérialisme est donc le suivant : quelles seraient les conséquences d'une indépendance totale ou partielle du Timor-Oriental ? Accorder l'indépendance au peuple timorais ne risque-t-il pas de déchaîner des mouvements centrifuges dans d'autres parties de l'Indonésie et de remettre en cause la stabilité politique, non seulement de l'Indonésie elle-même, mais de pays voisins qui lui sont liés par des liens ethniques (comme la Malaisie ou même les Philippines) ? Et, du point de vue de l'impérialisme, quels risques comporte un éclatement, même partiel, de l'Indonésie pour les intérêts capitalistes dans la région ?
Les généraux indonésiens semblent, pour leur part, avoir déjà trouvé la réponse à ces questions. La politique qu'il ont adoptée montre qu'ils ne veulent prendre aucun risque et ne veulent donc pas d'un Timor-Oriental indépendant. Sans compter qu'un certain nombre d'individus dans la hiérarchie militaire, en particulier dans le clan Suharto, semblent avoir des intérêts économiques Importants à préserver au Timor-Oriental, qu'il s'agisse du café, du bois de santal ou du pétrole.
Quant aux puissances impérialistes, elles continuent à envisager toutes les solutions possibles, en se présentant comme des partisans du droit des Est-Timorais à l'autodétermination. Mais les Est-Timorais ont toutes les raisons de se méfier des puissances impérialistes et des leaders nationalistes qui, comme Xanana Gusmao, remettent le sort de la population entre les mains de l'ONU. L'expérience de l'ex-Yougoslavie est là pour montrer ce qu'on peut attendre de l'impérialisme. Il cherchera avant tout des hommes forts en qui il puisse avoir confiance pour défendre ses intérêts contre les populations et quel qu'en soit le prix pour elles. Si l'armée indonésienne fait la preuve qu'elle peut contrôler la situation, l'impérialisme continuera à la soutenir. Sinon, les Est-Timorais risquent d'hériter d'un dictateur encore pire même si c'est avec la caution de l'ONU.