Proche-Orient - Après l'attentat d'Hébron

Εκτύπωση
Avril 1994

Moins de six mois après la signature à Washington de l'accord dit "Gaza et Jéricho d'abord" entre le gouvernement israélien et l'OLP, et la poignée de mains entre le Premier ministre israélien Rabin et Yasser Arafat sous les auspices du président américain Clinton, la tuerie survenue à Hébron, dans les Territoires occupés, constitue un accroc de taille.

Le geste d'un colon israélien d'extrême droite, pénétrant le 25 février dans la mosquée d'Hébron pour mitrailler aveuglément des Palestiniens rassemblés pour prier et faisant trente morts en quelques minutes, a fait en effet éclater au grand jour les incertitudes d'un accord déjà si fragile que, après les premières semaines d'euphorie qui avaient suivi la signature, les pourparlers pour son application s'étaient rapidement enlisés.

Le chantage de l'extrême droite sioniste

Le crime d'Hébron a été d'abord présenté par le gouvernement israélien comme un acte individuel émanant d'un "psychopathe". Mais lui-même savait très bien que cet acte ne peut évidemment être isolé du climat que continuent à entretenir dans les Territoires les groupements de colons d'extrême droite - notamment le groupement Kach fondé par Meir Kahane et dont faisait partie Baruch Goldstein, l'assassin d'Hébron. Armés comme bon leur semble, prêts à tout moment à passer aux actes, manifestant ouvertement leur racisme à l'égard des Arabes et appelant carrément au meurtre, ces groupes d'extrême droite visent à se constituer une base politique parmi les colons pour commencer, puis plus largement dans la population israélienne, au nom du refus de toute concession aux Palestiniens et de leur opposition irréductible au compromis établi entre le gouvernement israélien et l'OLP d'Arafat.

Ces groupements d'extrême droite ne représentent qu'une petite minorité de la population israélienne. Ils sont même loin de représenter les 120 000 colons juifs des Territoires occupés. Sans doute, parmi ces colons qui ont accepté de s'installer dans ces territoires habités par une majorité de Palestiniens, bon nombre ont agi dans l'idée de contribuer à rendre définitive l'intégration de ces territoires dans Israël, et en tout cas avec la conviction politique que l'occupation israélienne durerait un temps indéterminé. Mais beaucoup aussi - et peut-être sont-ils en majorité - n'ont été logés là que parce qu'on ne leur proposait rien d'autre et voudraient surtout vivre en paix. Au cas où la tension entre les deux communautés rendrait la situation invivable, ceux-là aussi risqueraient de payer pour la politique criminelle menée par les dirigeants d'Israël, toutes tendances confondues, depuis l'occupation de ces territoires ; ces dirigeants qui ont poussé une partie de la population d'Israël, souvent des émigrés de fraîche date, à s'installer dans ces territoires, non pas au nom d'une politique de coexistence entre deux peuples sur un pied d'égalité, mais au contraire pour faire de ces colons juifs les fantassins d'une politique expansionniste, leur donnant une position et des droits que les Palestiniens n'avaient pas, faisant des premiers des oppresseurs des seconds, et les opposant par là même.

Évidemment, pour maigres qu'aient été les concessions des dirigeants israéliens, en comportant la création d'entités territoriales autonomes palestiniennes, elles mettent ces colons en porte-à-faux par rapport à la politique officielle.

C'est évidemment dans cette brèche-là que les groupes d'extrême droite comptent s'engouffrer : s'appuyer sur les craintes des colons quant à leur avenir sous une autorité palestinienne, aggraver ces craintes de façon à faire basculer tous les colons dans le camp de l'extrême droite.

Mais ce n'est pas l'avenir des colons qui préoccupe ces groupes d'extrême droite. Un Baruch Goldstein lui-même n'était pas un Israélien de vieille date. Ce n'était pas un Juif victime de l'antisémitisme qui, comme les rescapés des camps de la mort de la Seconde Guerre mondiale, n'aurait plus su où aller pour vivre en paix. C'était un médecin américain, militant d'extrême droite venu récemment en Israël avec l'intention affichée de "tuer des Arabes" au nom de l'idéologie du "Grand Israël".

Mais comme toujours, les groupes de ce type savent qu'ils peuvent représenter un groupe de pression sans rapport avec leur influence réelle. Par démagogie, par complaisance, pour ne pas être en reste par rapport aux surenchères des "ultras" sionistes et des partis religieux, les gouvernements israéliens de gauche comme de droite ont sans cesse cédé du terrain devant ces groupes, entre autres en favorisant les implantations dans les Territoires occupés pour entretenir l'idée que, tôt ou tard, le Grand Israël serait une réalité.

l'accord de septembre 1993... et ses nombreuses zones d'ombre

En reconnaissant l'OLP d'Arafat et en signant avec ce dernier le compromis du 13 septembre, le gouvernement Rabin a dû avouer à sa façon qu'il n'avait pas les moyens d'une telle politique. La population, l'armée israéliennes elles-mêmes montraient leur lassitude de l'occupation des Territoires, de cette politique de répression sans issue à laquelle elle les condamnait. Face à une population palestinienne dont "l'Intifada" se poursuivait sans relâche, il fallait céder du terrain, tenter de trouver un compromis en promettant de remettre au moins une partie du pouvoir à des notables, à des policiers palestiniens ; ne serait-ce, pour commencer, qu'à Jéricho et surtout à Gaza, le territoire palestinien où la situation de l'armée israélienne est la plus intenable.

L'accord laissait dans le flou, en revanche, ce qu'il adviendrait dans l'avenir des Territoires occupés. En fait, les dirigeants palestiniens, et Arafat en premier lieu, étaient invités à faire d'abord la preuve de leur capacité à contenir les manifestations de leur propre peuple, en mettant en place une administration et une police sur une partie bien limitée des Territoires. Le gouvernement israélien promettait seulement que, plus tard, les limites de ce territoire seraient étendues, mais ne s'engageait sur rien de précis, même pas d'ailleurs sur les limites exactes des zones de la bande de Gaza et des environs de Jéricho sur lesquelles le pouvoir "autonome" palestinien pourrait s'exercer.

Pour vague qu'elle soit, cette promesse était cependant indispensable pour donner quelque crédibilité à l'accord du 13 septembre. Elle permettait aux dirigeants palestiniens d'affirmer que celui-ci ne serait de toute façon qu'un premier pas et que, une fois un pouvoir palestinien reconnu même sur une toute petite partie des Territoires, il y aurait nécessairement d'autres pas. Sans cela, l'accord aurait été trop clairement inacceptable pour la grande majorité de la population palestinienne.

Cette simple promesse suffisait évidemment à poser la question de l'avenir des implantations juives dans les Territoires occupés. Mais le gouvernement israélien feignait de l'ignorer. Il préférait reporter la question à une date ultérieure, sans doute pour la garder comme possible enjeu d'un marchandage. Mais une autre raison était évidemment sa faiblesse politique traditionnelle à l'égard des colons, de la droite et de l'extrême droite israéliennes. Au moment même d'ailleurs où s'est produit l'attentat d'Hébron, le gouvernement Rabin était engagé dans de difficiles négociations pour élargir sa majorité à un petit parti de la droite religieuse. Ces négociations se sont conclues positivement, sur une promesse faite par Rabin à ce parti et concernant... une question aussi importante que l'interdiction d'importer en Israël de la viande non "cachère" !

On voit ainsi à quels chantages, allant jusqu'au dérisoire, les politiciens israéliens peuvent se soumettre quand ces chantages viennent de leur droite, et combien ils peuvent se montrer faibles devant quelques rabbins brandissant un Talmud ou quelques colons brandissant une mitraillette, pourvu que ce soit au nom du sionisme, de la religion ou de l'idéologie du Grand Israël. Mais c'est bien cette faiblesse politique que l'attentat d'Hébron et ses suites font éclater au grand jour et qui fait apparaître, aux yeux d'une grande partie de la population palestinienne, l'accord du 13 septembre comme un marché de dupes. Comment en effet accorder foi à la promesse d'un gouvernement qui, s'il continue à réprimer impitoyablement les manifestations des Palestiniens des Territoires, peut laisser impunément les colons d'extrême droite massacrer des Arabes ?

La position du gouvernement israélien est d'autant plus délicate que chaque jour qui passe apporte son lot de révélations sur cette complaisance. Ainsi, les déclarations des militaires israéliens interrogés après l'attentat d'Hébron ont fait apparaître que l'armée avait pour consigne explicite de ne rien faire contre des groupes de colons armés agissant contre les Palestiniens, voire qu'il y aurait eu une complicité de l'armée pour passer sous silence la présence, à la mosquée d'Hébron, d'un deuxième colon qui, à la différence de Baruch Goldstein, aurait réussi à s'enfuir.

La difficile poursuite des tractations

Mais bien plus encore que la position du gouvernement israélien, c'est la position de la direction de l'OLP et d'Arafat qui se trouve fragilisée après cet attentat. Sous peine d'être complètement discrédités vis-à-vis de la population palestinienne et débordés par tous les groupes qui, au sein de celle-ci, critiquent le compromis signé, les dirigeants palestiniens ne peuvent plus pour l'instant s'en faire les défenseurs. Les pourparlers en vue de l'application de l'accord ont donc été suspendus, l'OLP posant comme condition pour les poursuivre l'installation d'une force de contrôle internationale dans les Territoires.

Cela dit, il y a toutes les chances pour que l'attentat d'Hébron ne change l'orientation stratégique ni du gouvernement israélien, ni de l'OLP.

La direction de l'OLP ne pouvait évidemment pas continuer les négociations comme si de rien n'était. Pour les reprendre, elle essayera d'obtenir quelques concessions supplémentaires de la part des dirigeants d'Israël. Le recours à des troupes ou des "observateurs" internationaux, de l'ONU ou d'un autre organisme, pourrait être une façon pour les deux parties de sauver la face. L'OLP et Arafat pourraient présenter une telle intervention comme une garantie plus fiable que celle du gouvernement israélien. Mais au fond, celui-ci aussi pourrait y trouver un avantage, en tirant au moins en partie son épingle du jeu et en évitant la responsabilité politique d'un affrontement direct avec les colons. Cela pourrait être aussi l'occasion pour lui de poser ses conditions, par exemple en marchandant son acceptation contre l'octroi de soutiens financiers de la part des États-Unis ou d'un organisme international, notamment pour la prise en charge des frais de démantèlement d'une partie des colonies juives des Territoires et de l'indemnisation du déménagement de leurs habitants à l'intérieur d'Israël.

Mais toutes ces tractations, recouvrant souvent des calculs incroyablement mesquins, supposent bien sûr du temps, un temps pendant lequel la situation politique dans les Territoires occupés peut, elle, se dégrader très vite.

Entre extrême droite israélienne et intégrisme islamiste ?

L'attentat d'Hébron modifie donc, dans une certaine mesure, la tournure des négociations. Le gouvernement israélien prolongerait-il celles-ci pour autant, faisant que l'accord s'enlise dans des discussions interminables ? Peut-être. Dans le passé, une tactique classique des gouvernements israéliens a toujours été de gagner du temps, de faire traîner les choses en longueur en multipliant les exigences, tout en créant dans le même temps des "faits accomplis" - colonies de peuplement, occupations de territoires - qui deviennent alors autant d'éléments d'un marchandage sans fin, dans lequel ils peuvent monter les enchères à peu près aussi vite que l'adversaire leur fait des concessions.

Mais, cette fois, ce n'est pas le plus vraisemblable. Ce sont la dégradation de la situation dans les Territoires du fait de l'Intifada, la lassitude de l'opinion israélienne, qui ont amené le gouvernement israélien à la concession importante que représentait l'accord de septembre et, en premier lieu, la reconnaissance politique de l'OLP. Il est donc probable que l'attentat d'Hébron, en provoquant la reprise des manifestations de la population palestinienne, le force maintenant à faire quelques pas - et, de ce point de vue, le seul atout dont dispose pour l'avenir la population palestinienne réside dans le maintien de sa mobilisation.

Mais même si l'on parvenait maintenant à une application réelle de l'accord de septembre 1993, c'est-à-dire à la mise en place d'un pouvoir palestinien à Jéricho et à Gaza, voire à quelques pas supplémentaires, on voit dans quelles conditions cela pourrait se dérouler, tant du côté israélien que du côté palestinien.

Côté israélien, il existe une extrême droite décidée à faire des implantations juives dans les Territoires un enjeu politique. Non pas peut-être qu'elle pense pouvoir maintenir sa présence dans toutes ces implantations : une partie de la population de celles-ci, lasse de se trouver au cœur d'affrontements auxquels elle ne s'attendait pas, commence d'ailleurs à en partir sans même attendre les indemnisations promises. Mais l'extrême droite israélienne pense sans doute pouvoir conquérir ainsi une base de masse dans une population frustrée, pour laquelle la vie facile promise par les gouvernements successifs se sera finalement révélée un piège.

C'est un calcul que ses homologues d'autres pays ont fait bien des fois, qu'il s'agisse de l'extrême droite afrikaaner en Afrique du Sud ou de l'OAS lors de la décolonisation de l'Algérie. Encore, dans le cas de l'Algérie, ce calcul s'est-il révélé vain, la population "pied-noir" rapatriée en France ayant été intégrée sans grand problème au sein de celle d'un pays impérialiste qui bénéficiait, dans les années soixante, d'une situation économique favorable. Mais il n'en serait peut-être pas de même pour le tout petit pays impérialiste qu'est Israël, au moment justement où les perspectives économiques mondiales sont de plus en plus grises et où des soutiens traditionnels comme les États-Unis ont de moins en moins de crédits à lui consacrer ; au moment aussi où, toujours du fait de la crise, les frontières des pays impérialistes se ferment de plus en plus à l'immigration.

Car, au contraire, l'idéologie sioniste officielle contraint les dirigeants israéliens à accepter l'immigration des Juifs venus de l'Europe de l'Est en crise, une immigration constituée en majorité d'ingénieurs, d'avocats, de musiciens, etc., à laquelle la minuscule économie israélienne est évidemment incapable de garantir la place sociale à laquelle ils s'attendent. Autrefois, dans un second temps, cette immigration gagnait souvent les pays impérialistes occidentaux. Mais si cette voie est de plus en plus bouchée, si la colonisation des Territoires s'avère un leurre, une telle population repliée en Israël, frustrée et déçue dans ses espoirs, peut constituer une base pour l'extrême droite sioniste, pour son nationalisme, son mysticisme religieux et souvent son racisme.

Du côté palestinien, les calculs des groupes intégristes islamistes offrent avec ceux de l'extrême droite sioniste une certaine symétrie. En dénonçant l'accord passé par Arafat avec les dirigeants israéliens, ces groupes visent probablement moins à en empêcher vraiment l'application qu'à bénéficier, sur le plan politique, du discrédit qui atteindra nécessairement Arafat. A mesure que le nouveau pouvoir palestinien apparaîtra comme l'otage impuissant d'Israël - et en tout cas de l'impérialisme -, que les illusions en une amélioration économique s'envoleront, que l'on verra les groupes de colons juifs extrémistes continuer à tenir le haut du pavé, alors que les réfugiés palestiniens de Jordanie, du Liban ou d'ailleurs seront empêchés de rentrer, peut-être par la police palestinienne elle-même, les dirigeants intégristes islamistes pensent être en mesure de profiter à plein de ce discrédit inévitable de l'OLP.

Dans le meilleur des cas, on peut donc voir, si l'accord se réalise, une coexistence fragile s'établir entre deux États - l'État d'Israël et un éventuel État palestinien - au sein desquels on assisterait à l'exacerbation de tendances d'extrême droite prônant la vengeance. Ce serait dans le meilleur des cas une paix armée entre deux États hostiles partageant un territoire minuscule.

C'est bien pourquoi il n'y aurait d'ailleurs pas d'avenir politique pour la gauche israélienne par exemple, si elle se bornait à un rôle de soutien au "processus de paix" dont un Rabin et un Pérès s'affirment les artisans. Pas plus qu'il n'y en aurait pour la gauche palestinienne qui, de la critique de l'accord passé par Arafat, passerait à l'établissement d'un front politique avec les intégristes, dont ceux-ci seraient inévitablement les gagnants.

Les révolutionnaires sont évidemment solidaires de cette Intifada qui a plus fait pour faire bouger le gouvernement israélien que des années de prétendues "actions" de l'OLP. Ils sont, plus généralement, solidaires de la revendication du peuple palestinien de ne plus subir la domination israélienne.

Mais l'attentat d'Hébron et les conséquences qui en découlent rappellent que cette "dynamique de paix" dont l'impérialisme, en particulier américain, prétend assumer le patronage, n'a rien résolu des problèmes de la région.

L'impérialisme porte la responsabilité majeure d'avoir dressé le peuple palestinien et le peuple israélien l'un contre l'autre. Il porte la responsabilité majeure d'avoir fait des premiers des victimes opprimées et des seconds des oppresseurs.

La responsabilité des dirigeants d'Israël, en ayant fait le choix d'une politique sioniste depuis le début, est d'avoir accepté d'être les exécutants de la politique impérialiste sur le terrain. Et la responsabilité des dirigeants nationalistes palestiniens est de n'avoir jamais cherché à briser le cadre fixé par l'impérialisme aux relations entre peuples de la région.

L'espoir pour l'avenir n'est pas dans les négociations entre tous ces gens qui, chacun à son niveau et à sa manière, ont contribué à rendre le Moyen-Orient invivable pour leurs peuples. Sous la domination et l'arbitrage de l'impérialisme, il n'y a pas de salut. L'espoir serait que les épreuves du passé et l'absence de perspectives pour l'avenir contribuent à faire surgir dans les classes exploitées des forces politiques se revendiquant de la lutte de classe, de l'internationalisme et de la destruction du système capitaliste. Car seules de telles forces pourraient ouvrir la perspective de la coexistence fraternelle et égalitaire entre les peuples de la région.