Le résultat du premier tour des élections cantonales a été interprété par Balladur, confronté depuis un mois aux mouvements de mécontentement suscités par son "Contrat d'Insertion Professionnelle", comme un "test" favorable. On comprend d'ailleurs que la droite se réjouisse de retrouver en mars 1994 un score tout à fait comparable à celui des élections législatives de mars 1993, alors qu'elle pouvait craindre l'usure d'un an d'exercice du pouvoir. Mais ce que l'évolution de la situation politique française n'a cessé de démontrer depuis un an, c'est justement qu'il ne suffit pas d'un succès électoral - fût-il éclatant - pour permettre de gouverner sans difficulté.
Dans toute l'histoire de la Cinquième République, aucun gouvernement avant celui-ci n'avait disposé d'une telle majorité à la Chambre. Et pourtant, Balladur n'en finit pas de remettre dans sa poche ses projets avortés. Dans l'affaire du "plan de redressement" d'Air France, en octobre-novembre 1993, comme lors de la tentative de Bayrou de faire financer les travaux d'entretien et de construction des écoles privées par les collectivités locales en décembre-janvier, le gouvernement a rapidement reculé dès que ses projets se sont heurtés à une opposition quelque peu vive. Et malgré les rodomontades de la soirée électorale, il continue à suivre le même chemin en ce qui concerne le CIP.
Le décret paru au Journal officiel le 22 mars n'avait en effet plus grand chose à voir avec celui du 24 février. Les "80 % du SMIC" sont devenus, du moins pour tous les diplômés, du CAP à Bac + 2, 80 % du minimum conventionnel, et ces 20 % d'amputation du salaire devraient être compensés par 20 % du temps de présence dans l'entreprise consacrés à une formation effective. Autant dire que ce qui était au départ un beau cadeau offert au patronat (la possibilité de payer pendant un an ou deux à 80 % du SMIC des jeunes diplômés, sans autre contrainte qu'un très vague "tutorat") a perdu beaucoup de son charme pour les employeurs, et que si le gouvernement s'obstine à défendre une version "révisée" de son projet, c'est surtout pour des raisons politiques, pour ne pas perdre la face.
Ces marches arrière de Balladur suffiront-elles à démobiliser les milliers de jeunes qui sont descendus dans la rue pour manifester contre ses décisions ? Rien n'est moins sûr, car tous ceux qui proclament qu'ils manifesteront jusqu'au retrait total des textes sur le CIP ont raison : le meilleur moyen pour les jeunes qui s'opposent au CIP de dissuader l'actuel gouvernement, ou un de ses successeurs, de ressortir ce projet un autre jour sous une autre forme, c'est de ne pas lui laisser de sortie "honorable". A moins que, comme dans l'affaire du financement des écoles privées par les collectivités locales, Balladur soit sauvé d'une capitulation totale par une décision du Conseil constitutionnel déclarant son projet incompatible avec la Constitution !
Mais on aurait tort de voir dans ces reculs répétés de Balladur la simple conséquence d'un manque de caractère du Premier ministre, et il y a tout lieu de penser que, quel qu'ait été l'occupant de Matignon depuis mars 1993, il aurait agi sensiblement de la même façon. Le problème de Balladur, c'est en effet de ne disposer que d'un temps limité avant ce qui est, depuis 1962, la principale échéance électorale française, l'élection présidentielle qui doit se dérouler en mai 1995.
La droite est en effet confrontée à deux problèmes. D'une part, la guerre des chefs qui la divise depuis vingt-cinq ans, et qui a permis à Mitterrand de se faire élire à la présidence de la République en 1981 aux dépens de Giscard, grâce à l'appui d'une partie de l'électorat chiraquien. D'autre part, les conséquences d'un système constitutionnel ambigu, mi-présidentiel, mi-parlementaire qui, dans les luttes qui opposent les formations prétendant à la gestion des affaires de la bourgeoisie, favorise le parti de l'occupant de l'Élysée.
Les Troisième et Quatrième Républiques n'avaient connu que des présidents au rôle essentiellement décoratif. La Constitution de la Cinquième en a fait, en 1958, le principal dirigeant du pays et un dirigeant inamovible élu pour sept ans, alors que la Chambre des députés ne l'est que pour cinq ans et peut être dissoute par le président. Le remaniement constitutionnel de 1962, en instituant l'élection du président de la République au suffrage universel, a encore renforcé le poids de celui-ci.
Et ce n'est pas sur des spéculations constitutionnelles abstraites, mais sur l'expérience encore fraîche de 1986-1988 que raisonnent les dirigeants de la droite. En 1986, à la fin de la première législature mitterrandienne, la droite avait remporté une nette victoire électorale et Chirac avait été appelé à occuper le poste de Premier ministre. Cela avait été la "première cohabitation". Mais au terme de deux années à la tête du gouvernement, Chirac avait été battu aux élections présidentielles de 1988.
C'est que, pendant que le Parti Socialiste dans l'opposition faisait oublier par son électorat la politique anti-ouvrière qu'il avait menée durant cinq ans, la droite, elle, décevait plutôt le sien. Elle s'était évidemment montrée aussi incapable que la gauche de mener une politique efficace contre le chômage, qui avait encore augmenté, et elle s'était heurtée à des mouvements sociaux qui n'avaient pas contribué à rehausser son prestige. Par exemple, face au mouvement des lycéens et des étudiants de la fin 1986, le ministre de l'Éducation nationale de l'époque, Devaquet, avait dû non seulement remettre son projet de réforme des études dans sa poche, mais démissionner.
Au terme de ces deux ans de cohabitation, Mitterrand avait donc remporté les élections présidentielles de 1988, et fait élire dans la foulée une Chambre des députés dans laquelle le Parti Socialiste disposait d'une majorité relative, mais suffisante pour lui permettre (grâce à l'appoint de voix que le Parti Communiste lui apporta à chaque fois que cela fut nécessaire) de gouverner sans problèmes - du point de vue de l'arithmétique parlementaire - jusqu'aux élections législatives suivantes.
Fort de cette expérience, Chirac a préféré en mars 1993 laisser la place exposée de Premier ministre à Balladur, mais en se créant du même coup un rival potentiel de plus dans la guerre des chefs qui déchire la droite depuis vingt-cinq ans. Et même si le résultat du premier tour des élections cantonales est rassurant pour tous ceux qui dans la majorité actuelle rêvent d'occuper l'Élysée en mai 1995, puisque les scores électoraux de la droite se situent au même niveau qu'en 1993, cela ne signifie pas que la situation sera la même dans un an et que le scénario de 1988 ne puisse pas se reproduire.
Il y a évidemment une formidable hypocrisie dans les propos des dirigeants "socialistes" qui critiquent le CIP, car au cours des dix années qu'ils ont passées au gouvernement, de 1981 à 1986, puis de 1988 à 1993, ils ont pour l'essentiel mené une politique qui visait le même objectif que les gouvernements Chirac et Balladur : permettre à la bourgeoisie française de maintenir le niveau de ses profits en dépit de la stagnation économique et pour cela, lui offrir de la main d'œuvre à meilleur marché. Le blocage des salaires, institué en 1982 avec le concours des députés et des ministres "communistes", et qui s'est maintenu de fait jusqu'à aujourd'hui, fut la première mesure en ce sens. Et les CIP de Balladur s'inscrivent dans la continuité des TUC et autres SIVP que créèrent en leur temps les dirigeants socialistes. Rocard s'est certes découvert une soudaine affection pour la "solidarité sociale", terme suffisamment vague pour qu'il n'engage à rien. Mais l'argumentation essentielle de ces gens-là, quand ils s'adressent à la bourgeoisie, consiste en fait à dire qu'avec eux de telles mesures passeraient bien plus facilement.
Comme la "gauche" en son temps, la droite au gouvernement invoque inlassablement le problème du chômage pour justifier les mauvais coups portés aux travailleurs. Le "plan quinquennal pour l'emploi", voté quasiment sans discussion par le parlement à l'automne dernier, visait ainsi à revenir, sous prétexte de favoriser les créations d'emploi, sur toute une série d'acquis de la classe ouvrière. Mais c'est la parution des premiers décrets d'application sur les CIP qui a mis la jeunesse étudiante et lycéenne en effervescence. Et il n'est bien sûr pas impossible que le scénario se redéroule de la même manière, plus tard, à propos d'autres aspects de ce plan.
Les dirigeants des confédérations syndicales se sont bien évidemment sentis obligés de protester contre ces CIP. Mais leur politique est tout aussi hypocrite que celle des dirigeants socialistes, car tout en faisant mine de soutenir le mouvement étudiant, ils ne regrettent en fait qu'une chose, d'après leurs propres déclarations : avoir été mis par le gouvernement devant le fait accompli, sans avoir eu la possibilité de participer auparavant à une de ces négociations autour du tapis vert qu'ils affectionnent tant. La CFDT, tout en soutenant en paroles le mouvement des étudiants et des lycéens, ne cesse de rappeler, par la bouche de sa secrétaire générale, à quel point elle est une organisation "responsable", ce qui veut dire en clair tout à fait susceptible d'accepter au cours de négociations des mesures allant à l'encontre des revenus des salariés en échange de promesses de créations d'emplois. Quant à la confédération Force Ouvrière, qui parle volontiers, en cette période, un langage plus radical, son secrétaire général n'aurait pas fait la fine bouche, comme il l'a fait, devant le ralliement de la CGT à la journée d'action CFDT-FO du 17 mars s'il avait vraiment souhaité que l'ensemble du mouvement ouvrier pèse de tout son poids dans la lutte des futurs salariés que sont pour l'essentiel les étudiants et les lycéens qui manifestent contre le CIP.
Mais même l'attitude "unitaire pour deux" de la CGT n'est pas dépourvue d'arrière-pensées politiciennes. Après avoir mené pendant des années dans les entreprises une politique sectaire, refusant souvent, même quand cela aurait été possible, l'unité d'action avec les autres syndicats pour faire apparaître leur confédération comme la seule force agissante, les dirigeants de la CGT parlent volontiers aujourd'hui un langage bien plus unitaire. C'est parce que cela correspond aussi à la politique du Parti Communiste Français qui, depuis l'arrivée de Balladur à la tête du gouvernement, s'est empressé d'oublier à quel point les Mauroy, Fabius, Rocard, Cresson et Bérégovoy avaient aussi mené une politique anti-ouvrière.
Dès le lendemain du premier tour des élections cantonales, L'Humanité s'est répandue par exemple en appels à l'unité, titrant à la une "Cinq jours pour rassembler contre la droite" (le 22/03/94), et "Dimanche, rassemblement de tous ceux qui veulent faire reculer la droite" (le lendemain). Et l'éditorialiste de L'Humanité du 22 mars précisait "ce résultat vaut surtout dans l'immédiat comme tremplin de rassemblement contre la droite, dimanche, et au second tour, de tous les hommes et de toutes les femmes de progrès, communistes, socialistes, radicaux de gauche, écologistes, électeurs divers gauche. Sans aucune exception, et dans une réciprocité complète". Même le licencieur professionnel Tapie bénéficiera donc de l'appel à voter pour lui du PCF, en tant que "représentant de la gauche" !
C'est que la direction du PCF a eu beau critiquer un temps "l'Union de la gauche", rendue à juste titre responsable de ses revers électoraux, elle n'a pas de politique de rechange. Non seulement elle a besoin d'une alliance électorale avec le PS pour maintenir les positions de son parti dans les conseils généraux ou les municipalités, mais elle garde comme ambition de revenir un jour au gouvernement, ce qu'elle ne peut évidemment envisager que dans le cadre d'un accord avec le Parti Socialiste. André Lajoinie pouvait bien affirmer sur France 2, le 24 mars, qu'il ne faudrait pas refaire les mêmes erreurs que par le passé, ce n'était qu'une manière de dire que son parti mènerait la même politique !
Reste que dans tout cela, en dépit de la démoralisation et de la désorientation provoquées par la crise, dix ans de gouvernement "de gauche" et l'effondrement du camp dit "socialiste", une explosion sociale est toujours possible. Elle l'est d'autant plus que, si la classe ouvrière est largement démobilisée, elle n'a subi aucune défaite importante, que ses forces sont toujours intactes. Les représentants politiques de la bourgeoisie le savent d'ailleurs très bien, et préfèrent opérer des retraites tactiques à chaque fois que, dans leur politique visant à faire supporter tout le poids de la crise aux travailleurs, ils sont allés un peu trop loin, ou un peu trop vite. Mais les patrons, qui ne visent que leurs intérêts immédiats, peuvent les pousser à faire, ou faire eux-mêmes, le pas de trop. Et ce jour-là, l'entrée en scène de la classe ouvrière pourrait bien réduire à néant tous les calculs des politiciens de tous genres.