Russie – Plus Eltsine veut saisir de pouvoir, moins il en tient

Εκτύπωση
juin 1993

Eltsine convoque donc pour le 5 juillet une Assemblée constituante, fort de ce que ses partisans - parmi lesquels il faut ranger les dirigeants et la presse d'Occident - considèrent comme sa victoire lors du référendum plébiscite du 25 avril. Il garde donc pour le moment l'initiative contre ses adversaires dans la lutte pour le pouvoir suprême en Russie.

Depuis quelques mois, l'opposition à Eltsine s'est cristallisée autour du trio représenté par Khasboulatov, président du Parlement, Routskoï, le vice-président de la Russie et accessoirement Zorine, président du Conseil constitutionnel. Qui court pour qui dans ce trio n'a aucune espèce d'importance : les rôles peuvent changer au hasard des ambitions et des possibilités. Les deux plus en vue du trio en constituent d'ailleurs l'illustration : Routskoï comme Khasboulatov étaient, il y a à peine deux ans, des hommes liges d'Eltsine. Le premier a été sorti de l'anonymat lorsque, en 1991, Eltsine l'a pris sur son "ticket" présidentiel, et quant à Khasboulatov, c'est Eltsine qui l'avait imposé comme son successeur à la tête du Parlement russe, lorsque lui-même fut investi par le suffrage universel en tant que président de la Russie. Mais il faut croire que l'organe crée l'ambition. Il n'est pas étonnant que dans son projet de Constitution, Eltsine veuille supprimer le poste de vice-président et rogne les prérogatives du futur Parlement. Car évidemment, celui qui est en place et qui sert de point d'appui à ses adversaires devrait être dissous. La convocation d'une Assemblée constituante est de toute évidence une manœuvre pour court-circuiter et marginaliser le Parlement dès maintenant.

Mais à ce compte, Eltsine n'a pas fini de supprimer des postes et des institutions, dont les titulaires pourraient se révéler des rivaux ! Zorine, troisième larron du trio, n'a que le Conseil constitutionnel comme point d'appui, c'est-à-dire une institution ubuesque, censée contrôler la constitutionnalité des lois dans une Russie qui n'a pas de Constitution en tant que telle et qui conserve encore celle de l'URSS datant de Brejnev, elle-même un remake de la Constitution de 1936 de Staline.

Mais dans cette Russie où il ne reste du pouvoir étatique centralisé que son ombre, l'ombre d'un pouvoir suffit apparemment pour nourrir les plus hautes ambitions...

Même Eltsine, le titulaire du poste suprême, n'a pour le moment du pouvoir que son ombre. Ce n'est pas une question de limitation juridique. Il y a un peu plus d'un an, au début de 1992, Eltsine avait obtenu d'un Parlement à l'époque encore obéissant, le droit de gouverner par décret, donc pratiquement sans contrôle. Et il en a publié, des décrets ! Mais personne ne les a exécutés.

Le fait marquant de l'évolution de ces temps derniers n'est même plus que la lutte pour le pouvoir suprême ne se ralentit un moment que pour mieux rebondir après ; et qu'à peine un chef semble s'imposer contre un rival écarté, comme Eltsine après la chute de Gorbatchev, de nouveaux rivaux surgissent. Les sommets de la bureaucratie ont connu, dans le passé, d'autres périodes où une crise de succession ne s'est pas apaisée avec l'installation aux commandes du plus rapide des héritiers. Les affrontements ne se déroulaient pas en public, mais les conséquences étaient autrement plus graves pour le perdant.

Mais durant cette longue période qui va de la mort de Staline en 1953 jusqu'à l'installation de Brejnev, les Beria, Malenkov, Khrouchtchev, Molotov, Joukov, puis Brejnev, Kossyguine, se battaient pour savoir qui commanderait - et avec quelles limites à son pouvoir personnel - cette immense machine qu'était l'appareil d'État de la bureaucratie, relayé et en grande partie confondu avec l'appareil du Parti. Cette immense machine, au fonctionnement hiérarchisé, commandé aux échelons intermédiaires par des centaines de milliers de bureaucrates de rangs moyen et supérieur, s'appuyant sur une couche bureaucratique de dix, peut-être de vingt millions d'hommes et de femmes, dont la position sociale, l'autorité venaient de leur place dans ou autour des différents appareils qui composent l'État (les appareils encadrant et dirigeant l'économie étatique compris). Les appareils de l'État et du Parti, avec leur armada de serviteurs occasionnels, volontaires ou pas, leurs mouchards, assuraient partout la présence du pouvoir du Big Brother du moment, jusqu'aux recoins les plus reculés de cet immense pays.

Aujourd'hui, les luttes des cénacles du Kremlin semblent se dérouler en circuit fermé, de façon déconnectée d'avec le reste du pays. Pratiquement pas de relais dans le pays, pas de hiérarchie qui transmettent les ordres dans un sens, les informations dans l'autre. L'appareil d'État n'a pas disparu mais il s'est fractionné. La bureaucratie a encore moins disparu, au contraire serait-on tenté de dire, tant les privilèges continuent à découler de la détention du pouvoir (elle se serait même accrue en nombre, selon les données mêmes du gouvernement russe). Mais c'est le pouvoir central qui s'est affaibli, au point de disparaître presque complètement au profit des pouvoirs locaux, régionaux, républicains. Voilà le résultat le plus tangible de ce qui a commencé comme une crise de succession dans le cadre de l'URSS, qui s'est transformé en crise de pouvoir conduisant à l'éclatement de l'URSS et qui ne s'est pas dénoué dans le cadre de la Russie.

La bureaucratie contre le pouvoir central

Le problème d'Eltsine dépasse donc, et de très loin, sa petite guerre contre le Parlement. Comment reconstituer un pouvoir centralisé ? S'il a un objectif, c'est bien celui-là. Mais il n'a pas les moyens de l'imposer.

La stratégie qu'il semble avoir choisie pour l'emporter contre le Parlement - qu'il aille jusqu'au bout de son choix ou qu'il finisse par composer est encore une autre question - est elle-même significative. Le décret de convocation de l'Assemblée constituante précise la composition de celle-ci : en dehors des représentants du Président et des représentants des différentes fractions du Parlement, cette Assemblée sera surtout composée des délégués des quatre-vingt-huit "sujets" de la Fédération de Russie, c'est-à-dire, de ses entités territoriales devenues, au fil de la crise du pouvoir central, de plus en plus autonomes. A défaut de pouvoir s'imposer contre les baronnies bureaucratiques, Eltsine a choisi, une fois de plus, de composer avec elles. Mais peut-être n'aura-t-il même pas ce choix, et sera-t-il obligé de s'aligner sur ce qu'elles veulent.

Cette attitude n'est pas nouvelle pour Eltsine. C'est en s'appuyant à l'époque sur les hauts dignitaires des quinze républiques de l'URSS, en encourageant leur volonté d'autonomie à l'égard du pouvoir central, qu'il a réussi à évincer Gorbatchev de la direction de l'URSS... en détruisant l'URSS. Mais ce qui fut une stratégie de conquête du pouvoir lorsque Eltsine était dans l'opposition, est devenu l'expression de son impuissance depuis qu'il est au sommet du pouvoir. L'éclatement de l'URSS et l'indépendance de ses quinze anciennes républiques n'a pas rendu le pouvoir central plus stable en Russie. Au contraire. La Russie elle-même est devenue une fédération de baronnies bureaucratiques, incontrôlées par le pouvoir central.

Pas seulement, ni même principalement, parce que la Russie est, en effet, elle-même une fédération. Le rejet du pouvoir central a trouvé certes plus rapidement une expression claire au Tatarstan ou en Tchétchénie. Ce n'est pas pour rien. La plupart des entités ethniques de la fédération russe ont hérité du passé des statuts de républiques ou de régions nationales autonomes. Cette autonomie était, du temps de Staline, tout à fait fictive, mis à part un certain nombre de domaines comme l'utilisation de la langue ou l'enseignement par exemple. Mais avec la crise du pouvoir central, ce cadre juridique local s'est rempli de contenu. Toutes les républiques autonomes se mirent à réclamer le droit de décider de leurs affaires, de contrôler la richesse de leur sous-sol, de garder leurs ressources.

Les naïfs y voyaient l'expression de la volonté des peuples des ces régions de disposer enfin d'eux-mêmes. Le moteur du mouvement n'est cependant nullement le problème national (tout au plus un prétexte "honorable" vis-à-vis du pouvoir central et un moyen de tromper le peuple dont on se pose en représentant). Bien des dirigeants de régions purement russes ont déjà imposé, de fait, leur autonomie par rapport au pouvoir central. Certains en sont maintenant à la revendiquer officiellement. Même le récent référendum-plébiscite destiné en principe à conforter le pouvoir d'Eltsine, a été surtout l'occasion pour les dirigeants de consolider le leur. Ils ont accepté de rendre à Eltsine le service d'organiser le référendum chez eux. Mais donnant-donnant. Dans bien des régions, ils ont ajouté aux quatre questions du référendum d'Eltsine une de plus, concernant leur propre pouvoir. Même ceux de Leningrad redevenu Saint-Pétersbourg, la deuxième capitale du pays, ont fait ainsi entériner par le suffrage universel leur exigence d'obtenir le même statut d'autonomie que les républiques fédérées. Et ce n'est pas seulement par vanité que les dirigeants de la capitale ont tenu à imposer que l'on désigne désormais officiellement leur municipalité comme le "gouvernement de Moscou", c'est une façon de rappeler publiquement que s'il existe un gouvernement de Russie, les autorités de la capitale entendent négocier avec lui d'égal à égal, de puissance à puissance.

Dans certaines régions assez riches pour que le pouvoir local soit non seulement bien installé mais dispose de moyens, les dirigeants locaux ne se sont même pas donné la peine de faire voter pour les questions d'Eltsine. Dans ces régions - comme par exemple au Tatarstan, en Bachkirie ou dans la région russe de Krasnodar - le plébiscite d'Eltsine s'est retourné contre lui. Certains des dirigeants locaux de ces régions ne se sont pas gênés pour déclarer que, plébiscite ou pas, eux n'acceptaient pas le projet de nouvelle Constitution d'Eltsine et le rétablissement du pouvoir central qu'il implique.

Il serait presque comique de voir les chefs des baronnies bureaucratiques purement russes revendiquer leur autonomie au nom de l'idée qu'il n'y a pas de raison que les Russes soient plus maltraités que les nations allogènes. Il ne faut pas chercher plus de vérité dans les prétextes qu'ils invoquent que dans ceux de leurs semblables tatares, tchétchènes, iakoutes, etc. : leurs exigences ont le même fondement. L'autonomie n'est pas seulement la consécration de leur pouvoir politique, mais aussi la reconnaissance juridique de leur droit de piller leur propre région, sans avoir à partager avec le pouvoir central.

Pour les détenteurs locaux de pouvoir politique, les présidents de soviets régionaux, les gouverneurs, l'autonomie consiste en premier lieu en ceci qu'ils gardent par devers eux-mêmes les recettes locales (contraignant, soit dit en passant, le pouvoir central à faire marcher la planche à billets pour compenser des recettes que les pouvoirs locaux ne lui transmettent plus). Certains se contentent de cela. D'autres refusent au pouvoir central le contrôle des richesses de "leur" sous-sol et en négocient la vente directement avec les trusts étrangers. D'autres encore, ou les mêmes, ont "nationalisé" ou "régionalisé", c'est-à-dire pris sous leur contrôle, de grandes entreprises d'État qui produisent pour l'ensemble de l'ex-URSS. Certains pouvoirs locaux l'ont fait en proclamant que, face aux tergiversations et aux lenteurs du pouvoir central, ils allaient les privatiser. Bien peu l'ont fait. Mais contrôler la grande entreprise de la région donne un pouvoir supplémentaire sur les habitants de celle-ci - en emplois comme en troc de produits alimentaires avec d'autres régions - et un moyen de chantage vis-à-vis de ce qui reste du "centre". Les intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir politique local convergent avec les intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir économique, les chefs des grandes entreprises d'État.

Relatant les conséquences de l'éclatement de l'URSS et le fait que les anciennes administrations économiques centrales au niveau de l'URSS n'ont pas été remplacées au niveau de la Russie, Jaurès Medvedev, un des noms les plus connus de la contestation au temps de Brejnev, écrit dans un article récent : "Ce fut une décentralisation de facto, mais en l'absence d'administration centrale, la plupart des entreprises passèrent sous contrôle local. Des 'pontes' régionaux commencèrent à user des firmes possédées par l'État pour leurs propres besoins. Des régions riches en ressources et en industries, comme Tioumen, le Tatarstan et Krasnodar, dont les responsables furent à même de collecter de nouveaux revenus internes et des taxes à l'exportation, bénéficièrent le plus de cette situation. En l'absence de contrôle des prix et des revenus, les chefs d'entreprises s'attribuèrent de hauts salaires. Ils n'étaient donc guère enclins à voir passer les usines aux mains d'intérêts privés. Une nouvelle forme de 'socialisme de profit' s'est instaurée, qui résiste à l'émergence d'un capitalisme jeune et faible."

Laissons à Medvedev la paternité de ses expressions. Il montre cependant quel est le fondement bien matériel du refus par la bureaucratie du rétablissement d'un pouvoir central fort. Cette bureaucratie n'est pas mue par des raisons idéologiques : pas plus le rétablissement de l'économie de marché aujourd'hui que le communisme hier. Comme le relève encore Medvedev, Eltsine a publié l'année dernière "presque un millier d'oukases sur la propriété privée de la terre, la dissolution des fermes collectives d'État, la fin des monopoles, la liberté de commerce, les faillites, les titres de privatisation, etc., afin de faciliter l'émergence d'une économie de marché. Rares furent les décrets qui furent appliqués...".

Du fait de l'affaiblissement du pouvoir central, les parasites bureaucratiques ont trouvé, en quelque sorte, la "niche écologique" idéale. Ils ont toujours vécu du pillage de l'économie étatique. Ce qu'ils faisaient en position de subordonnés par rapport à un pouvoir central dictatorial, ils ont la possibilité de le faire sans avoir de comptes à rendre.

Mais c'est précisément cette situation "idéale" pour le parasitisme bureaucratique qui est en train de détruire le corps social parasité. La dictature centralisée ne maintenait pas seulement la propriété étatique des grands moyens de production, les kolkhozes, etc., ces structures économiques résultant de la révolution de 1917 que les bureaucrates ont parasitées pendant des décennies et qu'ils continuent encore à parasiter aujourd'hui. Elle maintenait aussi des liens économiques dont l'ensemble a représenté la planification. C'est grâce à la propriété d'État, grâce à la mise en commun des moyens de production à l'échelle de l'ensemble du pays, grâce à tout un tissu économique tissé à cette échelle, que le pays pauvre qu'a toujours été l'URSS a progressé sur le plan économique, malgré le parasitisme bureaucratique, et est devenu une grande puissance industrielle. Les bureaucrates du pouvoir politique, les "managers" des entreprises d'État, les chefs des kolkhozes, n'ont pas encore pu ou osé, ou bien ils n'ont pas encore voulu ou pas encore trouvé leur intérêt à mettre fin à la propriété d'État, malgré les injonctions et les oukases de leur chef politique central. Mais dans leur course à l'autonomie, par leur volonté de ne prendre de la centralisation que ce qui les arrange, ils ont déjà sérieusement endommagé le tissu économique.

L'affaiblissement du pouvoir central, la déconsidération dont il est l'objet, donnent sans cesse plus d'arrogance aux détenteurs de pouvoirs locaux. Mais plus ils avancent dans ce sens, plus ils scient l'arbre sur les branches duquel ils sont assis. Nombre de dirigeants politiques de la bureaucratie, comme nombre de chefs d'entreprises d'État en sont conscients. Étant donné la rapidité du processus de dislocation de l'économie, il est difficile de ne pas l'être. L'autonomie croissante de ces grandes entreprises d'État qui avaient pour clients ou pour fournisseurs des centaines, voire des milliers d'autres, dispersées sur le territoire de l'ex-URSS, comme les interventions politiques des pouvoirs locaux se voulant indépendants, se traduisent par des à-coups dans les approvisionnements, dans les livraisons et, inévitablement, dans la production.

L'éclatement en baronnies et les conséquences néfastes qui en découlent pour les entreprises de leur région, poussent les responsables locaux à remplacer les régulations établies dans le passé au niveau des administrations centrales par une sorte d'économie de troc entre entreprises d'État. Mais on ne bricole pas une économie qui s'est développée de façon planifiée à l'échelle d'un pays - et ce pays était l'ensemble de l'URSS, même si la Russie en constitue la majeure partie - sans que cela ait des conséquences catastrophiques. Le recul de la production en est l'expression.

Nombre de voix se font entendre dans les milieux dirigeants pour faire le constat que si les autorités de planification d'antan qui régulaient l'économie - bien ou mal, c'est encore autre chose - ont de moins en moins d'autorité, quand elles n'ont pas disparu, il n'est pas non plus apparu un véritable marché en Russie. Pour ainsi dire tous les dirigeants de la bureaucratie réclament des changements, les uns en demandant que l'on accélère la marche vers le capitalisme, d'autres, sans forcément les contredire, pour demander que l'État intervienne davantage et se remette à jouer, fût-ce plus souplement que dans le passé, son rôle de régulateur des relations entre entreprises d'État.

Oui, mais comment ? Les intérêts généraux de la bureaucratie en tant que couche dominante se heurtent aux intérêts particuliers des dizaines, des centaines de milliers de bureaucrates en position d'effectuer des prélèvements à leur profit personnel sur l'économie d'État, en liaison ou pas avec la couche des "nouveaux riches" ou les différentes mafias engagées dans la course à l'enrichissement, et se hâtant de déposer le fruit de leurs rapines dans des banques occidentales.

Eltsine avait pris le pouvoir en Russie en brandissant le drapeau du rétablissement du capitalisme. Il est de plus en plus oiseux de se demander si la politique de contre-révolution avait l'acquiescement ou pas de l'ensemble de la bureaucratie. Pour le moment, Eltsine n'a pas les moyens d'avoir une politique - ni celle-là, ni une autre. C'est la bureaucratie elle-même par ses résistances, par son âpreté au gain rapide, qui est le principal obstacle au rétablissement d'un pouvoir central, d'une hiérarchie étatique, d'une force de répression sans lesquels les dirigeants du Kremlin en sont réduits à faire des discours, suffisamment pro-capitalistes et réactionnaires pour plaire aux dirigeants des puissances impérialistes, mais stériles, car non suivis d'effets sur le terrain. La bureaucratie qui, pendant des décennies, a eu pour forme de domination la dictature personnelle, est en train de montrer, en quelque sorte par la négative, en s'installant depuis maintenant plusieurs années dans le provisoire d'une situation anarchique, son incapacité à se gouverner d'une manière démocratique.

En reprenant l'initiative politique, en imposant sa Constitution, Eltsine finira-t-il par rétablir un pouvoir central que seuls ses laudateurs occidentaux peuvent dépeindre comme un régime démocratique ? (Lui-même ne cache pas sa volonté d'établir un pouvoir autoritaire, comme ses opposants du Parlement d'ailleurs). On peut tout au plus constater que pour le moment il n'a même pas un parti ou un appareil politique à sa disposition et que la hiérarchie de l'armée, seul appareil qui formellement a survécu au naufrage, craint trop, à tort ou à raison, de se fractionner elle-même en intervenant dans la vie politique - du côté d'Eltsine ou autrement. Eltsine a pour lui un certain contrôle sur la presse et là où c'est le cas, cette dernière est aussi flagorneuse ou peu s'en faut qu'au temps de Brejnev. Mais dans les régions autonomes assez riches pour se payer "leurs" journalistes, c'est évidemment aux détenteurs locaux du pouvoir que va la flagornerie.

Dans le passé, c'est sous les secousses de crises sociales graves que la bureaucratie s'est jetée dans les bras d'un sauveur suprême. Mais de nouvelles secousses sociales, la bureaucratie est peut-être en train d'en préparer. Malgré la prudence de ses dirigeants politiques, leurs tergiversations devant des mesures qui prendraient de front les travailleurs, la classe ouvrière est gravement frappée dans son existence matérielle. Et, après des décennies pendant lesquelles leurs chefs politiques imposaient aux bureaucrates une grande discrétion autour de leurs privilèges, l'étalage des signes extérieurs de richesse, les fortunes vite faites soulignent encore plus l'appauvrissement de la majorité de la société. Cela poussera-t-il la classe ouvrière à intervenir ? Sous quelle forme, et surtout sous quel drapeau ? Émergera-t-il de son sein des militants, une force politique communiste révolutionnaire, s'opposant tout autant à l'accélération de la marche vers le capitalisme qu'à un retour en arrière ; et tout autant aux affairistes bourgeois qu'aux bureaucrates pilleurs, au nom d'une politique indépendante de la classe ouvrière pour mettre fin à la crise de l'économie et de la société ?

Nul n'a de réponse à ces questions. Mais les dirigeants politiques de la bureaucratie, comme leurs conseillers occidentaux continuent à envisager des troubles sociaux et reconnaissent les craindre. C'est là où commence l'espoir d'une politique révolutionnaire.