Malgré la victoire électorale imposante de la droite, en mars dernier, le gouvernement Balladur n'a pas choisi d'adopter le profil conquérant d'une droite revancharde. Il a plutôt tenu à donner de lui une image prudente, modérée même, comme si l'ampleur de cette victoire l'embarrassait.
Cela s'explique par la situation dans laquelle il se trouve. Il hérite d'une situation économique et sociale difficile, qui n'est certes pas propre à la France, mais qui, comme ailleurs, est délicate à gérer. D'autant qu'il est, du fait même des échéances électorales programmées dans les mois à venir, un gouvernement de transition dont la durée limite est quasi fixée à l'avance. Il a droit à deux ans de vie maximum jusqu'à mai 1995, date où doit avoir lieu l'élection présidentielle. Et cette perspective joue non pas tant sur ses choix fondamentaux que sur la façon de les présenter
Pour répondre à la situation économique et sociale, le nouveau gouvernement a pris un certain nombre de décisions, regroupées dans un plan dit de "redressement" dont la teneur est sans surprise. Ce plan consiste en une série de mesures destinées, explique-t-il, à lutter contre le chômage, avec le traditionnel appel à la nécessaire solidarité de tous. Mais ces mesures évitent, comme à chaque fois, de s'en prendre à la bourgeoisie, grande et moyenne. Elles vont se traduire par des avantages nouveaux aux employeurs, sous le prétexte traditionnel de favoriser l'embauche, et vont peser, comme à chaque fois, sur les salariés, et sur les catégories populaires. Le gouvernement n'ose même pas promettre que son plan aura des effets positifs dans un avenir proche. Il pronostique une augmentation de plus de 300 000 chômeurs d'ici à la fin de l'année, qui s'ajouteront aux trois millions déjà officiellement recensés. La prévision risque malheureusement de se vérifier. Ainsi la nouvelle équipe promet de terminer l'année avec une augmentation du chômage de 10 %, ce qui n'est pas rien. Mais n'a-t-elle pas promis à la population "du sang et des larmes" ? Sous couvert de réalisme ce pessimisme relève d'un calcul politique. Il est destiné à dédouaner par avance le gouvernement qui, de cette façon, veut faire admettre à l'opinion qu'il n'est pour rien, ni dans la situation actuelle, ni dans sa dégradation annoncée. La démarche est classique. Elle consiste a rejeter la responsabilité de la situation sur le contexte général, mais surtout sur les prédécesseurs. Les socialistes l'avait utilisée après 1981. Balladur aurait tort de ne pas en user le temps que cela marche, car cette ficelle ne peut pas être efficace éternellement.
D'autant que le patronat français n'a nullement manifesté l'intention de lui faciliter la tâche en modifiant son comportement, ou ses propos. Il continue à réclamer tout à la fois les aides de l'État sous forme de subventions ou d'avantages fiscaux, et la suppression des réglementations sociales, pourtant déjà bien malmenées, qu'il considère comme autant d'entraves à sa liberté d'exploiter les travailleurs. Dans le même temps, les patrons des grosses et des moins grosses entreprises ne cessent d'annoncer des réductions d'effectifs. Les dernières en date rendues publiques concernent le trust Michelin. Mais le secteur public n'est pas en reste. Par exemple la SNCF, en même temps qu'elle précise des projets de restructuration, annonce elle aussi des suppressions de postes. Tout cela au nom du libéralisme économique dont le nouveau gouvernement se proclame un chaud partisan.
Mais pourquoi le patronat se gênerait-il après tout ? Il a eu tout le temps pour mesurer que le rapport de forces penchait en sa faveur depuis des années et qu'il ne rencontrait aucune opposition à sa politique de renforcement de l'exploitation des salariés, ni de la part des gouvernements successifs, ni même des travailleurs, assommés tout à la fois par la crise et par les conséquences démoralisantes de la politique des partis de gauche dans lesquels ils avaient mis leurs espoirs.
Le patronat dit en substance au gouvernement, depuis des mois : "A chacun son métier, à nous patrons, la responsabilité de la conduite de nos affaires, laissez-nous les mains libres ; quant à vous, responsables politiques, il vous revient le rôle de faire accepter à l'opinion, et en particulier aux salariés, les conséquences de nos choix".
C'est justement là le problème. La droite au gouvernement doit en effet faire accepter à l'opinion les conséquences du choix du patronat. Et pour cela, le poids de sa victoire électorale, qui n'est au bout du compte qu'un poids exclusivement moral et provisoire, risque de ne pas opérer bien longtemps. D'autant qu'il ne s'agit pas seulement de faire accepter la situation à l'opinion ouvrière. En effet cette politique systématique de réduction des emplois, qui ne semble pas connaître de limites, se répercute de proche en proche à la société tout entière. Aux travailleurs manuels tout d'abord. Mais elle ne touche plus qu'eux. Elle touche aujourd'hui de manière significative des catégories qui se considéraient jusqu'alors à l'abri, tels les mensuels, les cadres, les membres de la maîtrise. Et au-delà même des salariés, elle atteint de façon aujourd'hui sensible une fraction de la petite bourgeoisie, d'abord les petits commerçants, et là encore de proche en proche d'autres corporations qui pâtissent du rétrécissement de la solvabilité de la population. La crise économique est là. De cela, les capitalistes ne s'en soucient guère pour le moment, d'autant moins qu'ils assurent actuellement une bonne partie de leurs profits au travers d'activités spéculatives, c'est-à-dire indépendantes de la production et de l'échange des marchandises. Et, de toute façon, ils sont entraînés dans cette fuite en avant par les mécanismes de la concurrence. A charge donc pour les gouvernements, celui en place comme les précédents, d'en assumer les conséquences sociales et politiques.
C'est ce qui explique la relative expectative du gouvernement Balladur. Les mesures qu'il adopte sont des mesures de droite - mais tout comme celles décidées par ses prédécesseurs. Mais ce qui est frappant, c'est que les ministres actuels, Balladur le premier, se sont évertués jusqu'à présent à montrer que leurs décisions ne faisaient que reprendre des projets établis par les gouvernements socialistes qui les ont précédés. C'est ainsi par exemple qu'on a expliqué que les mesures visant à réduire les droits à la retraite, en augmentant le temps de travail nécessaire pour en bénéficier pleinement, s'inspiraient directement d'une étude commandée par Rocard, du temps où il était Premier ministre, et dont les conclusions avaient sa faveur. Dans le même ordre d'idée, le nouveau gouvernement a insisté sur le fait qu'en augmentant la CSG (contribution sociale généralisée), un impôt mis en place par le même Rocard pour financer le déficit des budgets sociaux, il inscrivait là encore son action dans la lignée des gouvernements antérieurs.
Ce n'est pas le moyen le plus parlant pour le gouvernement de donner de son action une image gratifiante, distinctive, propre à flatter l'opinion de droite, c'est-à-dire ses propres soutiens. Cela souligne le fait que la nouvelle équipe ne fait qu'assumer la politique engagée par ses devanciers, et du coup cela contribue à légitimer ou, ce qui revient au même, à donner l'absolution à la politique socialiste.
Sur le fond, le nouveau gouvernement n'avait guère d'autre choix. Il a à mener une politique en faveur des capitalistes, au détriment des catégories populaires, au nom du prétendu intérêt général. Très exactement comme son prédécesseur, ce nouveau gouvernement ne pouvait que changer l'emballage et marquer sa différence par la présentation qu'il faisait de ses mesures. Mais même pour l'emballage, il a manifestement préféré insister sur la continuité.
Ce choix politique marque sa préoccupation de ne pas donner l'impression qu'il veut jeter de l'huile sur le feu et rajouter, par ses attitudes, à une tension sociale dont il peut craindre qu'elle s'exacerbe avec la détérioration annoncée de la situation économique. Le suicide de Bérégovoy - bien évidement non prévu - est peut être arrivé opportunément pour fournir une occasion, et une justification à cette attitude de consensus respectueux.A cette raison s'en ajoutent d'autres, plus tactiques, plus conjoncturelles, en un mot plus politiciennes.
La nouvelle majorité de droite est entrée au Parlement, nous l'avons vu, avec un bail précaire qui peut être remis en cause dans deux ans, lors de la prochaine élection présidentielle. Cela pose à l'actuelle majorité, et à chacun des députés qui en est membre, deux problèmes. D'abord celui d'être réélu, donc que les deux années qui viennent ne se traduisent pas par un discrédit qui fasse perdre les élections à cette majorité. Or la droite, si elle domine largement l'Assemblée, est loin de disposer d'une marge électorale aussi confortable dans l'électorat. Sa victoire est plus le résultat de l'échec des socialistes, qu'un raz de marée en sa faveur. Cette marge réduite risque d'être écornée de deux côtés. A sa gauche, mais aussi sur sa droite.
La droite doit bien évidemment ne pas déplaire à la fraction de son électorat traditionnel, et en particulier à la partie qui est attirée par l'extrême droite, par le Front National. C'est la raison pour laquelle, par exemple, le premier débat politique que le gouvernement a choisi d'engager à l'Assemblée nationale, et les premières mesures qu'il y a fait voter, concernent le statut des immigrés : c'est la "réforme du Code de la nationalité". Il y a dans ce choix une volonté, démagogique, destinée à couper l'herbe sous le pied de l'extrême droite. Une démagogie dont les effets ne resteront pas seulement des paroles, car elle va renforcer, directement par les mesures votées, indirectement par le climat qu'elle contribue à créer dans l'opinion, la discrimination à l'égard des immigrés. Mais il est à remarquer que même sur ce terrain, la majorité essaye de se donner une image respectable, en expliquant sans crainte du paradoxe, au moment même ou elle présente un projet aux tonalités nettement xénophobes, qu'elle est animée des meilleures intentions, et que son objectif n'est pas d'accroître l'exclusion, mais au contraire d'améliorer l'intégration des étrangers. La preuve, explique-t-elle, c'est qu'elle s'est inspirée pour son projet du rapport de la commission Marceau Long, une commission dans laquelle siégeaient autant de personnalités de droite que de personnalités réputées de gauche. Cette valse-hésitation sur ce thème s'explique par le fait que le gouvernement ne doit pas seulement flatter la sensibilité de sa base électorale de droite, il lui faut dans le même temps éviter de repousser la fraction libérale de cet électorat ; cette fraction flottante, qui s'est tournée un temps vers Mitterrand et le PS, puis qui est revenue vers la droite en 1993 ; celle précisément qui fait basculer les majorités d'un côté ou de l'autre.
Un autre élément vient compliquer encore la situation du gouvernement. Arithmétiquement, il a, au Parlement, une majorité de droite comme on n'en a jamais vu. Mais la droite elle-même est une coalition hétéroclite de formations divisées, moins par des divergences politiques que par la concurrence des personnes. Ce à quoi s'ajoute le fait que la clientèle électorale de chacune de ses composantes ne coïncide pas exactement, ce qui alimente les divergences. Cette concurrence pour l'instant s'est faite discrète - il faut bien que la droite démontre à l'opinion qu'elle est capable de gouverner, et en premier lieu qu'elle est capable de constituer un gouvernement. Mais elle va rapidement refaire surface à mesure que l'on se rapprochera de l'élection présidentielle. Il est à prévoir que le consensus élégant et de bon ton qui est de règle actuellement dans le monde politique cède rapidement la place à des affrontements verbaux qui n'auront d'autres mobiles que le choc des ambitions.
On n'aura même pas à attendre deux années. Dans un an, les élections européennes vont voir s'affronter les clans rivaux de la majorité. Balladur, dans une interview au journal Le Monde déplorait cette perspective, mais semblait en prendre son parti, considérant que ces élections allaient servir de "primaires" pour la droite, sauf qu'il est peu probable que les candidats têtes de liste de la droite acceptent de rentrer dans le rang, et abandonnent la course à l'Élysée. Ainsi les accrocs et les accrochages vont de plus en plus rompre l'harmonie factice qui règne encore dans la majorité.
Mais la situation n'est pas plus sereine du côté de la nouvelle opposition, et en particulier du PS. Il s'agit pour ce dernier, une fois l'échec digéré, ce qui ne semble pas encore fait, de trouver le candidat - ou les candidats - susceptible de le représenter dans la course présidentielle.
Pour l'instant les postulants ne s'affichent pas nombreux, ni fringants. Rocard qui avait depuis des années façonné avec une remarquable obstination son image de candidat "naturel" du Parti Socialiste, se voit replacé brusquement à la case départ par le fait qu'il n'a même pas réussi à se faire réélire comme député. Du coup, pour compenser, il s'est propulsé à la tête du PS, en en écartant le secrétaire général en titre, Laurent Fabius, d'une manière qualifiée de cavalière par ses adversaires malheureux. Comme si, jusqu'alors, ce parti avait été un modèle de vie démocratique, à l'abri des déchirements d'appareil ! Rocard a voulu, en prenant le contrôle du PS - dans la mesure où la prise de contrôle d'un parti comme le PS, conglomérat de fiefs dominés par des notables, a une signification - se donner le moyen de rester sur les rangs dans la bataille des candidats à... la candidature, bataille qui risque, de ce côté-là d'être aussi fertile en péripéties et en retournements qu'elle l'est à droite. Les postulants potentiels là encore, quoique plus discrets depuis les élections, risquent de se découvrir au fil des mois. Tout comme à droite d'ailleurs. On peut prédire là encore qu'à mesure qu'on avancera vers l'échéance électorale, Rocard ne restera pas sans rivaux. Soit au sein du PS même, soit au dehors, soit dans différents de ses morceaux, s'il éclate, hypothèse que l'on ne peut exclure.
Le PCF, quant à lui, se trouve sans perspective crédible pour ses militants, ses sympathisants et ses électeurs. Cette situation n'est certes pas nouvelle pour lui. Mais tant que le PS, son seul allié possible, disposait de la majorité - ce qui ne veut pas dire que ce dernier était prêt à accepter une alliance - la direction du PCF pouvait laisser espérer une possibilité de réaliser de nouveau l'unité, "en faisant pression, en imposant au PS de revenir à une véritable politique de gauche". Une telle possibilité, qui n'avait guère de chance de se réaliser dans les faits, n'est même plus présentable aujourd'hui, tant elle apparaît désormais comme totalement irréaliste aux yeux du public du PCF lui-même. Il est à prévoir que cette absence de perspective dans le cadre du jeu politicien, ne va pas l'aider à colmater les fissures qui se sont fait jour au sein de son appareil, ni l'aider à résorber la crise ouverte qu'il connaît depuis des années.
Mais cette situation peut malgré tout ouvrir une opportunité pour la direction du PCF. Elle peut l'inciter à se lancer dans une politique d'apparence plus radicale. D'autant plus qu'étant donné l'état d'esprit actuel de la classe ouvrière, les risques de débordement sont limités. La dégradation de la situation économique lui fournit la possibilité d'apparaître comme une force de contestation, la seule encore présente sur le terrain - car le PCF a eu beau connaître une régression sensible, tant sur le plan électoral que sur le plan de ses effectifs militants - il reste encore l'organisation qui maintient des racines dans les entreprises. Une telle attitude aurait au moins l'avantage, pour l'appareil, de resserrer les liens entre sa fraction militante, celle qu'on trouve encore dans les entreprises, et une direction, par ailleurs bien malmenée. On a eu, fin avril, un exemple de cette attitude à l'occasion du conflit de l'usine Sopalin, dans la région rouennaise. Cette usine de fabrication de papier, touchée par un plan de licenciements, était occupée depuis des semaines par les travailleurs, à l'initiative de la CGT. A la suite de l'expulsion des grévistes par la police, la CGT lança un mot d'ordre de grève pour toute la presse, qui se traduisit par l'absence de journaux durant une journée. Une telle action, spectaculaire, décidée et menée par la seule CGT relève manifestement de la volonté de l'appareil du PCF d'apparaître sous un jour combatif, en faisant le choix de faire cavalier seul dans des secteurs où il peut le faire. Depuis on n'a pas vu le PCF, par CGT interposée, se lancer dans d'autres actions de ce type. Mais il est vrai qu'il ne s'est pas présenté d'occasions qui le permettent. L'avenir nous dira si le PCF s'engage dans cette voie ; et s'il s'y engage, dans quelle mesure il en a encore les moyens militants, et la volonté politique ? Car un tel choix n'est pas forcément payant sur le plan électoral et, de ce fait, peut ne pas avoir que des partisans parmi les responsables du PCF. En tout état de cause, on aurait tort de conclure trop vite que le PCF a totalement disparu du terrain des luttes sociales, et que son isolement politique le conduit fatalement à la passivité...
En fin de compte, dans cette situation politique que connaît aujourd'hui la France, ce qui sera décisif, ce sera l'évolution de la situation sociale, dominée par la crise. Ce qui comptera alors, ce seront les réactions de la classe ouvrière, certes absente aujourd'hui de la scène sociale et politique, mais dont la droite au pouvoir malgré sa majorité massive, craint le réveil.