Aux États-Unis, beaucoup en sont venus à croire que le pays est en train de perdre la féroce compétition qui l'opposerait au Japon. L'appareil syndical presque tout entier, des fractions de la classe politique, et même quelques chefs d'entreprise comme Lee Iacocca, martèlent que la jadis puissante économie américaine n'a pas su répondre à ce qu'ils considèrent pratiquement comme une guerre économique. Les mesures qu'ils recommandent varient suivant qu'il s'agit des dirigeants syndicaux ou des représentants de telle ou telle fraction de la bourgeoisie. Mais tous mettent en garde : si les États-Unis ne contrent pas la concurrence japonaise, ils subiront les plus terribles conséquences.
L'industrie automobile déjà aux mains des Japonais ?
C'est l'exemple de l'industrie automobile qui est le plus souvent cité pour prouver les succès japonais aux dépens des États-Unis. A la fin des années 60 aucune voiture japonaise n'était vendue aux États-Unis. Vingt-cinq ans plus tard, les marques japonaises, si l'on ajoute les importations aux voitures construites aux États-Unis, prennent presque 30 % du marché. Mais cela signifie-t-il que l'industrie automobile japonaise, et derrière elle l'industrie japonaise tout entière, est sur le point de supplanter les États-Unis ?
Bien que les entreprises automobiles américaines aient eu à un moment pratiquement le monopole sur le marché américain, elles n'étaient pas forcément prêtes à consacrer leurs forces à repousser toute concurrence. Dans les années 60, par exemple, plusieurs entreprises européennes, en particulier Volkswagen, avaient pris pied sur ce marché. Les entreprises américaines n'étaient pas intéressées par ce secteur, celui des petites voitures où le profit était moindre.
C'est exactement dans ce créneau que les Japonais s'introduisirent au début des années 70, sans beaucoup de réaction des "Trois Grands" (GM, Ford, Chrysler). A partir de 1974, avec la hausse du prix de l'essence et la récession, les ventes des voitures japonaises, plus petites et plus abordables, grimpèrent. Pourtant, malgré la croissance de cette part de marché, les entreprises américaines firent peu d'efforts dans cette direction. Toujours pour la même raison, les profits n'étaient pas assez importants pour elles.
Il y a aussi une autre raison pour laquelle les firmes américaines ne tentèrent pas de s'opposer à la concurrence japonaise : au début des années 70, elles avaient pris des parts dans plusieurs entreprises japonaises. Chrysler était devenu l'actionnaire principal de Mitsubishi Motors. Ford acquit 25 % de Toyo Kogyo (devenu plus tard Mazda). GM était devenu l'actionnaire majoritaire de Isuzu et Suzuki.
Les Trois Grands étaient eux-mêmes les principaux importateurs de petites voitures japonaises, les vendant parfois dans leurs propres réseaux sous des noms américains. Bon an mal an, on compte que les véhicules importés par les Trois Grands et vendus dans leurs propres réseaux de concessionnaires comptent pour un bon 10 % du déficit total avec le Japon.
Quand les firmes américaines ont pu faire plus de profits en investissant au Japon, même aux dépens de la production aux États-Unis, elles l'ont fait.
Quand les Trois Grands ont pu faire plus de profits en limitant certains segments de leur propre production automobile, même si cela signifiait laisser cette part du marché aux constructeurs japonais, ils l'ont fait aussi. On l'a vu clairement en 1985 quand le dollar a été radicalement dévalué par rapport au yen. Les nouveaux taux de change élevèrent automatiquement les prix des exportations japonaises aux États-Unis. Les Japonais s'efforcèrent de ne pas trop augmenter leurs prix. Si les firmes américaines avaient baissé un tout petit peu les leurs, ou même simplement les avaient maintenus au même niveau, elles auraient concurrencé les Japonais et regagné une part importante du marché. Mais elles ne l'ont pas fait. En fait, elles ont augmenté leurs prix plus vite que les Japonais.
Les entreprises américaines n'avaient guère intérêt à se lancer dans une compétition dont le résultat ne pouvait que leur être en partie défavorable vu le montant de leurs investissements dans l'automobile japonaise. Et en ne se lançant pas dans une guerre des prix avec le Japon, les constructeurs américains ont aussi porté leurs profits au maximum. Et effectivement, l'année qui a suivi, ceux-ci ont été les plus élevés de toute l'histoire. Les Trois Grands, y compris Chrysler traditionnellement en mauvaise forme, avaient alors tellement d'argent qu'ils ne savaient pas quoi en faire.
Avec cet argent, les constructeurs américains ont développé les parts du marché où le profit était le plus grand (les camions de faible tonnage, les fourgons ou les 4x4) et qu'aux USA ils dominent pratiquement complètement. Mais la plus grande partie ne fut pas réinvestie dans la production de voitures ou de camions. Cet argent leur servit à acquérir à travers le monde entier des entreprises de toutes sortes, dans l'armement, la finance, la banque, l'automobile, l'informatique, la location de voitures. Il leur servit aussi à racheter leurs propres actions, faisant monter leurs prix et augmentant ainsi substantiellement la fortune des actionnaires et des dirigeants, en tout cas sur le papier.
Enfin, quand les Japonais commencèrent à construire des usines automobiles aux États-Unis, au milieu des années 80, les constructeurs américains se servirent de leur position dominante pour y participer. A peu près la moitié des nouvelles usines d'automobiles japonaises aux États-Unis sont en fait des "joint-ventures" avec des constructeurs américains : Toyota fabrique des Chevrolet, Mazda des Ford, etc. Et vice versa parfois - Ford s'est mis à fabriquer des fourgonnettes pour Nissan (dans le style Nissan). Mais le même modèle coûte 700 dollars de plus sous le nom de Nissan que sous celui de Ford, une concession supplémentaire aux "concurrents" américains.
Au cours de l'année passée, comme les années précédentes, les syndicats américains ont entrepris de grandes campagnes pour "Acheter Américain". Mais la futilité de ces campagnes est reconnue par les syndicats eux-mêmes qui doivent fournir des longs tableaux pour identifier quels modèles de Ford, GM et Chrysler sont réellement montés aux États-Unis, et dans ceux-ci quelle part y est réellement produite. Les constructeurs américains et japonais sont peut-être basés dans leur pays respectif, mais ils sont liés et dépendants les uns des autres.
Au long de ces années, bien sûr, il y a eu des changements dans les relations entre les entreprises américaines et japonaises. Les Américains ne dominent plus l'industrie automobile comme ils le faisaient dans le passé. Les entreprises japonaises produisent plus de voitures au Japon qu'il y en a aujourd'hui produites aux États-Unis, ce qui est un réel retournement. Mais si l'on prend en compte la production de véhicules dans le monde, GM et Ford tiennent encore les premier et deuxième rangs. GM seul produit davantage de véhicules dans le monde que Toyota et Nissan, les deux plus grands constructeurs japonais, ensemble. Enfin, il ne faut pas oublier qu'une bonne part des firmes japonaises sont propriétés américaines, et pas l'inverse.
Contrairement à ce qui est dit habituellement, la concurrence entre les États-Unis et le Japon n'a donc pas amené la victoire de ce dernier. Cela n'a d'ailleurs pas été une vraie guerre. Les firmes américaines et japonaises se sont parfois combattues, mais comme les Trois Grands se combattent entre eux. Elles collaborent aussi et passent des accords. Car pour les unes comme pour les autres, le but est de faire le maximum de profit indépendamment d'où, et d'avec qui, elles investissent.
L'électronique : une proie pour le Japon ?
L'industrie électronique occupe une place stratégique car elle est considérée comme l'industrie de l'avenir, et elle est liée à toutes les autres industries. On sait qu'une grande part de cette industrie et des inventions dans ce domaine ont vu le jour aux États-Unis. Et que pendant longtemps les États-Unis la dominèrent.
En 1990, une étude du Département du Commerce américain mettait en garde contre les gains du Japon en ce domaine parce que le taux de croissance de l'industrie électronique américaine est bien plus lent que celui du Japon et de bien d'autres pays. Le Japon a aussi augmenté ses exportations plus vite que les États-Unis. Et le Japon domine certains marchés comme celui des semi-conducteurs et des écrans d'ordinateurs.
Les États-Unis sont-ils en train de perdre leur avance technologique sur le Japon ? Dans la période allant de 1963 à 1987,294 000 brevets furent pris par des individus ou des firmes américains, contre 57 000 par des Japonais. (L'essentiel des technologies nouvelles, quel que soit le pays où elles sont développées, est breveté aux États-Unis). Sans aucun doute ces dernières années, le Japon a développé de nouvelles technologies dans des segments particuliers de l'industrie électronique. Mais c'est encore aux États-Unis que sont pris la majorité des brevets.
De même, il est absurde de dire que le Japon est en train de supplanter la domination américaine. Actuellement, l'industrie électronique américaine est le premier producteur, consommateur et employeur mondial. Presque 2 millions de personnes sont employées dans cette industrie qui totalise 38 % de la production mondiale, pour une valeur de 200 milliards de dollars. L'industrie japonaise, qui tient le deuxième rang, totalise 26 % de la production mondiale, soit 46 % de moins que les États-Unis. (Tous les pays de la Communauté Européenne pris ensemble produisent environ 24 % de la production mondiale).
L'industrie des semi-conducteurs est plus importante au Japon qu'aux États-Unis. Mais les firmes américaines dominent toujours le plus important segment de l'industrie électronique, les ordinateurs. Les plus importantes firmes en ce domaine sont américaines, à commencer par IBM. Ces dernières années, une firme japonaise, Fujitsu, a pris le deuxième rang dans le secteur des ordinateurs, à la place d'une firme américaine. Mais Fujitsu ne fait toujours que le sixième de la taille d'IBM.
La domination des firmes américaines s'étend bien au-delà des frontières des États-Unis. Les firmes américaines exportent peut-être un peu moins que les japonaises. Mais uniquement parce qu'elles produisent dans d'autres pays. Les filiales américaines sont parmi les plus importants employeurs, fabricants et exportateurs au Japon comme en Europe, au Canada et dans de nombreux pays moins industrialisés. En 1986, par exemple, en comptant à la fois les exportations des États-Unis et les ventes de leurs filiales, les firmes américaines contrôlaient 45 % du marché des ordinateurs des pays les plus industrialisés pris dans leur ensemble (Japon, Allemagne de l'Ouest, Royaume-Uni, France et Italie). Ainsi non seulement l'industrie américaine domine son marché intérieur des ordinateurs - qui est le plus grand du monde - elle prend aussi la plus grande part des marchés concurrents. Au Japon même, la filiale d'IBM, avec 20 000 employés est au deuxième ou troisième rang pour les ordinateurs, derrière Fujitsu et à peu près à égalité avec NEC.
Dans l'industrie électronique comme dans l'automobile, le capital est interconnecté. On le voit par toutes les "joint-ventures" et les investissements communs entre les firmes américaines, japonaises et européennes. Au Japon, IBM est actuellement engagé dans 43 "joint-ventures" avec des firmes japonaises. Tout récemment IBM, Toshiba et Siemens ont annoncé la création d'une "joint venture" d'un milliard de dollars pour produire une nouvelle "superpuce". Et il semble bien que l'accord favorise IBM puisque cette production sera basée dans les installations IBM aux États-Unis.
Ainsi en électronique, comme dans l'automobile, il y a à la fois concurrence et collaboration entre l'industrie américaine et celle des autres pays. Mais tout ceci a lieu dans un monde toujours dominé par l'industrie américaine.
Le déficit commercial américain avec le Japon
Le chiffre qui a été constamment utilisé toutes ces années pour prouver combien les États-Unis perdent du terrain sur le Japon est celui du déficit commercial. De 1985 à 1989, le déficit commercial des États-Unis avec le Japon tournait autour de 50 milliards de dollars. Les deux dernières années il a été d'environ 40 milliards.
Certainement l'importance des exportations japonaises - y compris aux États-Unis, leur principal marché extérieur - est une indication des gains de l'industrie japonaise. Mais les relations commerciales entre les deux pays en elles-mêmes ne donnent pas une image exacte des performances respectives de leurs économies, même en matière d'exportation. Si nous examinons les exportations totales pour le monde entier, ces cinq dernières années, les États-Unis ont exporté beaucoup plus que le Japon. En fait les États-Unis ont été le premier exportateur mondial. En 1990, par exemple, les exportations américaines se montaient à 13 % du total des marchandises exportées dans le monde. Le Japon n'arrivait qu'au troisième rang derrière les États-Unis et l'Allemagne, avec environ 9,8 %.
De plus, les exportations de biens produits aux États-Unis ne forment qu'une petite part des ventes américaines à l'extérieur. La chose la plus importante qu'exportent les entreprises américaines est le capital. Les ventes des entreprises américaines qui produisent directement à l'étranger sont bien plus importantes que les exportations des États-Unis. Et elles sont aussi deux fois plus importantes que les ventes des entreprises japonaises basées hors du Japon.
Même si les États-Unis avaient un déficit commercial, en 1988, les ventes à l'extérieur de toutes les entreprises américaines (exportations plus ventes des filiales américaines à l'étranger) dépassaient de 250 milliards de dollars les ventes de toutes les entreprises étrangères aux États-Unis (importations et ventes des filiales étrangères aux États-Unis).
Appuyées sur une solide puissance impérialiste, la plupart des grandes entreprises américaines ont étendu depuis longtemps leurs racines hors des États-Unis, et ont investi, fait des affaires et des profits dans le monde entier. Les firmes américaines non seulement restent compétitives, elles dominent beaucoup de secteurs du marché mondial, même par rapport à leurs concurrents japonais. Et leurs profits, donc leur puissance et leur richesse, demeurent en proportion.
L'économie de la bulle
Dans les années 1980, l'économie japonaise semblait croître beaucoup plus vite que ses concurrentes. PNB (Produit National Brut), production et investissements dépassaient ceux de toutes les autres puissances industrielles. Et sa puissance financière croissait d'une façon phénoménale. Les banques japonaises devinrent les plus importantes du monde. De même la bourse de Tokyo.
Mais il apparaît que l'essentiel de cette croissance était due à ce que les économistes appellent par euphémisme une "bulle spéculative", un des plus grands booms en matière de spéculation et d'endettement jamais vu dans l'histoire. L'explosion de spéculation des années 80 aux États-Unis a été dépassée, et de loin.
La montée des prix dans l'immobilier fut vraiment extraordinaire. Les États-Unis sont 25 fois plus étendus que le Japon. Cependant, en 1990, la valeur du total des propriétés immobilières japonaises était 4 fois celle des États-Unis. Selon le journal The Economist du 8 décembre 1990, on estimait qu'un mile carré à Tokyo coûtait plus que tout l'État de Californie, et pourtant la Californie connaissait elle-même sa propre bulle spéculative.
La dette accumulée au Japon dépassa la lourde dette qui s'accumule aux États-Unis. La dette du secteur privé américain, sans compter les firmes financières, s'est élevée à environ 185 % du PNB. Mais au Japon, c'était 277 % du PNB au 31 mars 1989.
A la fin des années 80, les capitalistes japonais se lancèrent dans une débauche d'achats aux États-Unis. Ce fait, largement commenté, a donné aux Américains l'impression que le Japon était en passe d'acquérir une bonne part de l'économie du pays. Bien sûr, c'était ridicule. Même après tous leurs investissements, les Japonais ne possédaient qu'une toute petite part de l'économie. Et les propriétés des capitalistes japonais aux États-Unis sont toujours moins importantes que celles des Britanniques.
Malgré tous les prétendus soucis ou craintes, les capitalistes américains accueillirent volontiers le flot d'argent japonais, car il était recyclé pour une bonne part entre les mains des investisseurs américains. Les capitalistes japonais devinrent les plus grands acheteurs des obligations émises par le gouvernement américain. Par là, ils contribuaient à financer la dette de celui-ci, c'est-à-dire ses dépenses d'armement. Les investisseurs japonais payèrent le prix fort, et souvent multiplié, pour des studios d'Hollywood, des entreprises de pneumatiques, des aciéries, des hôtels de luxe, des immeubles ou des clubs de loisirs. Ainsi ils contribuèrent à soutenir et faire monter les prix et les profits aussi bien sur l'immobilier que les actions ou les obligations.
Mais la bulle ne pouvait pas durer éternellement. Plus on la laissait grandir et plus le risque grandissait pour l'économie japonaise mais aussi internationale. Aussi le gouvernement américain commença à faire pression sur le gouvernement japonais pour essayer de la dégonfler en douceur. Il y a deux ans, le gouvernement japonais obéit, montrant par là, entre autres choses, qui reste le patron.
L'opération pour tenter de dégonfler la bulle en douceur s'est transformée doucement en une faillite qui va s'aggravant. Les prix de l'immobilier ont chuté d'environ un tiers. L'indice Nikkei de la bourse de Tokyo a baissé de 62 %, détruisant trois mille milliards de dollars, qui n'étaient, il est vrai, que papier. (Cette chute est proportionnellement plus importante que le crack boursier de 1929, point de départ de la Grande Dépression. Dans les deux ans qui ont suivi octobre 1929, la bourse de New York perdit "seulement" autour de 50 % de sa valeur). Parmi les plus grandes banques japonaises, beaucoup ont de sérieux ennuis.
Cette faillite financière a eu un grand impact sur l'économie japonaise. Une récession a commencé qui serait la plus grave depuis la guerre. Depuis l'année dernière, la production a chuté de plus de 8 %. L'industrie japonaise travaille bien en-dessous de ses capacités, qui sont devenues un fardeau. L'investissement dans la production comme dans la recherche technologique est au plus bas.
Pour un temps, avec ce que la Harvard Business Review (avril-mai 1990) appelait "le plus grand trésor qu'on ait jamais amassé", la finance japonaise a paru jouer un rôle surpassant celui de la finance américaine. Mais aujourd'hui l'explosion de la bulle souligne le réel rapport des forces entre la finance japonaise et américaine.
Dans le cadre de l'impérialisme américain
Durant les 45 années passées, l'impérialisme américain a fait une place au capitalisme japonais et lui a permis de jouer un rôle plus important dans le monde. Mais le Japon n'est pas pour cela près de remplacer les États-Unis comme première puissance mondiale ; il n'a d'ailleurs jamais remis en question son statut de deuxième rang derrière l'impérialisme américain.
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Japon était une puissance vaincue, son économie en ruine. Les États-Unis se dépêchèrent d'aider à une reprise de sa croissance économique, car ils voulaient en faire un pilier où appuyer la stabilité de la région. Les États-Unis étaient devenus le principal gendarme chargé du maintien de l'ordre dans l'Est asiatique après que les vieilles puissances coloniales européennes affaiblies eurent été contestées par des soulèvements nationalistes. La Chine tomba aux mains de Mao. Les deux principales guerres faites par les États-Unis dans cette période, en Corée et au Vietnam, le furent pour maintenir l'ordre impérialiste dans l'Est asiatique. Ils utilisèrent le Japon comme un porte-avions, à la fois fournissant une position avancée pour l'armée américaine et chargé de la ravitailler. Avec les commandes de guerre, la croissance japonaise s'épanouit.
Le capitalisme japonais a vu sa croissance économique protégée et encouragée dans le cadre de l'impérialisme américain. L'impérialisme américain a eu un allié stable et un important partenaire commercial qui, entre autres, devint le marché principal pour ses surplus agricoles.
Durant les deux premières décennies après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis permirent au Japon de protéger son marché intérieur. Le capital américain s'investit moins dans l'Est asiatique que dans ses sphères traditionnelles, l'Europe et les Amériques. Quand les Américains se décidèrent finalement à investir en Asie, ils se concentrèrent plus sur les minerais et le pétrole d'Indonésie et les productions agricoles des Philippines.
Pourtant, ces 25 dernières années, à cause de la pression américaine, le Japon a dû s'ouvrir de plus en plus non seulement aux exportations américaines mais aussi, plus important, au capital américain. Comme nous l'avons vu, certaines des principales firmes américaines ont investi là-bas. Le Japon est encore de faible importance pour l'investissement américain à l'étranger : 5 % du total des capitaux américains investis à l'étranger le sont dans ce pays. Probablement dans les prochaines années, avec l'explosion de la bulle, et les prix des terrains en chute libre, les investissements américains seront facilités au Japon... à moins que la bulle américaine n'explose à son tour.
Aux moments critiques, c'est la puissance des États-Unis qui à chaque fois s'est affirmée d'une manière ou d'une autre, au détriment du Japon. Au début des années 70, après que le Japon eut profité économiquement de la guerre du Vietnam, se produisit la crise pétrolière. Pratiquement toute l'industrie japonaise dépendait du pétrole pour son énergie. Le quadruplement des prix, s'il ne fut pas suscité par les monopoles américains du pétrole, leur profita en tout cas grandement. Mais la production industrielle du Japon connut une dépression dont il ne sortit qu'au bout de cinq ans. Le Japon fut le plus durement frappé de tous les pays industriels. En 1985, après que les exportations américaines se furent réduites considérablement, en partie à cause d'un dollar trop fort, le Japon, comme l'Allemagne, tomba d'accord pour réévaluer sa monnaie afin d'aider les États-Unis à stimuler la croissance de leurs exportations. Inutile de rappeler, enfin, la récente décision de dégonfler la bulle, qui a jeté l'économie japonaise dans une sévère récession.
Économiquement, le Japon n'a jamais supplanté les États-Unis, malgré tout ce qu'on a pu dire sur le "miracle" industriel japonais. Il n'est pas plus moderne, efficace et centralisé que l'industrie des États-Unis. Selon The Economist (4 avril 1992) "l'industrie japonaise est à la fois fragmentée et moins assurée qu'on le suppose. Si l'on compare avec l'Amérique, les petits industriels sont plus nombreux, emploient une plus grande proportion de la main-d'œuvre, et comptent pour une plus grande proportion de la valeur ajoutée... Même dans les secteurs de plus grande concentration, les industries sont encore plus fragmentées que dans d'autres économies comparables."
Tout ce que l'industrie japonaise a réussi, malgré les investissements records de ces dernières années, a été de combler une partie du fossé qui la sépare des États-Unis.
Politiquement, le Japon est dans les mains des États-Unis depuis 45 ans. Encore aujourd'hui, 40 000 soldats américains sont stationnés au Japon. Le pourcentage de leurs dépenses, payé par les contribuables japonais - actuellement la moitié - s'accroît d'année en année. Durant les 45 ans passés, ces troupes, avec toutes celles stationnées dans l'Est asiatique, ont servi à maintenir l'ordre contre la classe ouvrière et les pauvres de toute la région, et à défendre les profits des capitalistes américains. Elles ont aussi protégé les capitalistes japonais, qui dépendent de l'Est asiatique pour leurs matières premières, leurs investissements et leurs marchés, mais le fait que ce soit les États-Unis qui décident montre clairement qui est la puissance dominante, même dans la zone d'influence japonaise. L'écrasante puissance militaire américaine est bien l'indication du réel rapport des forces entre les impérialismes américain et japonais.
Un simple argument pour imposer des sacrifices à la classe ouvrière américaine
Selon les syndicats américains, l'augmentation de la concurrence japonaise menace de fermer les usines américaines, de priver les ouvriers américains de leur emploi, de dévaster certaines villes ou régions des États-Unis.
En essayant de convaincre les travailleurs américains que ce sont les travailleurs japonais qui prennent leurs emplois, les appareils syndicaux font le sale travail pour les capitalistes américains. Ils contribuent à convaincre les travailleurs américains d'accepter des salaires plus bas et un accroissement de plus en plus grand de la productivité.
Évidemment, la bourgeoisie appuie dans ce sens ; elle cite la croissance continue de la productivité au Japon. Ce qu'elle ne mentionne pas, c'est que la productivité a crû plus vite au Japon... parce qu'elle est partie d'un niveau plus bas. Dans l'absolu la productivité d'un travailleur reste bien plus élevée aux États-Unis. La plupart des études montrent que la productivité japonaise par employé est seulement 77 % de celle aux États-Unis, malgré le fait qu'au Japon les heures travaillées dans l'année sont 15 % plus nombreuses. Masquant cette réalité, les entreprises américaines font pression pour que les travailleurs acceptent de travailler plus dur et plus vite.
Nous pouvons voir le résultat : jamais la productivité des travailleurs américains n'a augmenté autant dans l'absolu que depuis la récession de 1982. Bien que le niveau fût plus élevé au départ aux États-Unis, la productivité a augmenté au même rythme qu'au Japon : respectivement 37 et 38 %.
En même temps, la menace de cette concurrence a été brandie pour pousser les travailleurs américains à accepter des salaires plus bas. Entre 1985 et 1990, les salaires américains des travailleurs de l'industrie ont augmenté de 13,5 % seulement, c'est-à-dire plus lentement que l'augmentation du coût de la vie. Par contraste, au Japon, l'augmentation des salaires a été plus de deux fois celle des États-Unis. Au total, le coût de l'unité de travail dans l'industrie américaine a décru légèrement dans la seconde moitié de la décennie alors qu'elle augmentait de 63 % au Japon. Les ouvriers d'industrie américains sont maintenant moins bien payés que ceux d'une douzaine d'autres pays industriels.
Sous le prétexte de protéger les emplois américains, les appareils syndicaux demandent des mesures protectionnistes ou même des représailles contre les Japonais et les autres concurrents des capitalistes américains.
D'abord il est futile de demander une telle politique protectionniste au gouvernement qui est au service des capitalistes. La plupart des grands capitalistes américains, sinon tous, y sont aujourd'hui opposés. La bourgeoisie américaine est celle qui a sans doute le moins intérêt à mettre en place une politique protectionniste, qui conduirait à des représailles des autres gouvernements, et par là à restreindre son accès aux marchés et aux profits extérieurs.
Si les leaders syndicaux croyaient à leur propre propagande, s'ils voulaient vraiment obtenir ces mesures protectionnistes qu'ils demandent, ils prépareraient la classe ouvrière à une lutte d'importance. Car cela demanderait une énorme mobilisation des travailleurs, un développement formidable de la lutte de classe visant cette grande bourgeoisie américaine, qui ne va pas aller contre ses propres intérêts, sinon contrainte et forcée.
Mais de cette lutte il n'est pas question. Car la propagande syndicale antijaponaise est justement une politique de la bureaucratie syndicale pour détourner la colère des travailleurs de leurs vrais ennemis. Et pour les empêcher de voir ce qui crève les yeux : que s'il y a stagnation économique, les usines qui ferment, le chômage et les salaires qui baissent, bref la crise, ce n'est que pour les travailleurs. Les capitalistes américains, au contraire, regorgent de richesses qu'ils ont accumulées et continuent d'accumuler par l'exploitation des travailleurs américains et ceux du monde entier, y compris japonais.
Alors s'ils veulent changer leur sort, ou même tout simplement se défendre et ne pas subir les conséquences de la crise, ce serait bien à la bourgeoisie la plus puissante et la plus riche du monde, celle qui peut payer, la leur, que les travailleurs américains devraient s'en prendre. Et à ses richesses, dont la redistribution et surtout un autre emploi au service des classes laborieuses pourraient mettre fin aux maux de l'économie et de la société.
C'est cette orientation que les directions syndicales non seulement repoussent mais même combattent, en proposant de s'en prendre aux produits japonais, ou pire aux travailleurs japonais, ce qui dans l'immédiat ne mène nulle part, et pourrait avoir des conséquences dramatiques dans l'avenir.
Aujourd'hui les cris des responsables syndicaux de "Plus de produits japonais en Amérique" ou les tee-shirts que les syndicats vendent et qui appellent à un nouveau Hiroshima, servent à imposer plus de sacrifices et d'exploitation pour la classe ouvrière.
Et dans l'avenir cette trahison des dirigeants syndicaux pourrait avoir de plus grandes conséquences encore. Car au cas où le capitalisme américain changerait de politique, devant un approfondissement gigantesque de la crise par exemple, et redeviendrait protectionniste, la démagogie actuelle aurait contribué à préparer les travailleurs américains à accepter une réelle guerre économique, qui en retour pourrait dégénérer en conflit inter-impérialiste généralisé. Pire même, à la demander. C'est-à-dire à demander une catastrophe... dont les travailleurs eux-mêmes seraient les premières victimes.