France – Le Front national, à quelques semaines des élections régionales

Εκτύπωση
jan-fév 1992

Cela fait huit ans que le Front national, l'organisation d'extrême droite de Jean-Marie Le Pen, a fait sa percée électorale, réalisant des scores tournant autour de 10 % des voix aux élections générales, et des pointes bien plus importantes lors d'élections partielles. Jusqu'en 1981 (date de l'arrivée du Parti socialiste au gouvernement en France), les scores électoraux de l'extrême droite française restaient marginaux, en général moindres que ceux de l'extrême gauche. Jean-Marie Le Pen lui-même n'avait atteint que 0,74 % des suffrages exprimés lors de la présidentielle de 1974 (en 1981, l'extrême droite n'était même pas représentée).

La percée électorale du Front national a donc été soudaine à partir des élections municipales de 1983, pour se confirmer lors des élections européennes de l'année suivante, puis aux législatives de 1986 et à la présidentielle de 1988.

Le renforcement électoral de l'extrême droite en Europe n'est pas propre à la France. Mais c'est en France qu'elle a remporté jusque-là ses scores les plus importants. A quelques semaines des élections régionales en France (prévues pour mars 1992), le Front national risque non seulement de confirmer ses scores, mais de les améliorer sensiblement. Du moins, tous les partis politiques le craignent, et Jean-Marie Le Pen lui-même annonce des scores de 20 à 25 %. Cela fait partie bien sûr de sa campagne électorale, mais le seul fait qu'il puisse en tirer argument est déjà significatif.

Ce déplacement à l'extrême droite de toute une partie de l'électorat petit-bourgeois et en partie populaire pèse sur toute la vie politique française. Et pas seulement à droite, où les partis de la droite traditionnelle, derrière Chirac et Giscard d'Estaing, se sont lancés dans une surenchère démagogique anti-immigrée, reprenant les thèmes de Le Pen, sans plus s'embarrasser d'aucune précaution de langage, tout au contraire : Chirac avait parlé en juin dernier de "l'odeur" des immigrés qui gênait les voisins de palier dans les HLM, et Giscard, pour ne pas être en reste, à la fin de l'été, s'était mis à invoquer rien de moins qu'une prétendue "loi du sang", selon laquelle la nationalité française ne devrait être accordée que par filiation (comme ce fut le cas en France sous Pétain, après les mesures anti-juives), alors que depuis la révolution française, c'est le lieu de naissance qui était le critère déterminant. "Odeurs", "loi du sang", "invasion"... tous ces politiciens prétendument respectables rivalisent désormais avec Le Pen dans la pire démagogie à connotation raciste et xénophobe, dans l'espoir de gagner quelques points dans les sondages et de préserver leurs positions électorales.

Mais les succès électoraux de Le Pen ne marquent pas seulement la droite française. A "gauche", la pression de l'extrême droite se fait aussi sentir. Et comme c'est le Parti socialiste qui gouverne, il ne s'agit pas seulement cette fois des dérapages verbaux soigneusement étudiés d'un Chirac ou d'un Giscard, mais de véritables campagnes gouvernementales. Le gouvernement, par la voix d'Édith Cresson, l'actuel Premier ministre, a mené il y a quelques mois toute une campagne contre l'immigration clandestine. Le ministre du Budget, Michel Charasse, donnant lui aussi dans la langue verte et crue qu'il sied désormais d'afficher chez certains politiciens français, a mené toute une campagne contre les prétendus "faux chômeurs", avec les vraies consignes gouvernementales qui ont suivi auprès de l'Agence nationale pour l'emploi afin d'être plus rigoureux dans le versement des allocations aux chômeurs. D'ici à ce que les caciques de la politique française, de la droite traditionnelle au Parti Socialiste, se mettent à adopter non seulement les thèmes mais aussi le style de Le Pen, il n'y a plus très loin...

Un danger fasciste ?

Pour l'instant, comme toutes ces dernières années, le Front national n'a pas changé de mode d'apparition politique. Il se cantonne au strict terrain électoral, et Le Pen lui-même cherche à donner l'image d'un homme politique "respectable", c'est-à-dire acceptable par le monde politique bourgeois traditionnel dans le contexte du jeu politique électoral actuel.

Depuis la dernière guerre mondiale, on a vu apparaître en France, à plusieurs reprises, des organisations d'extrême droite dont le mode d'existence, pour être plus éphémère que celui du Front national aujourd'hui, avait des traits plus spécifiquement fascistes : le RPF de de Gaulle en 1947 dont les commandos n'hésitaient pas à organiser des raids contre les vendeurs de L'Humanité ; le mouvement Poujade dans les années 50, qui s'appuyait sur les petits commerçants et qui, lors des campagnes électorales, organisait des montées musclées à Paris ou en province pour saboter les meetings électoraux du Parti socialiste ou du Parti radical ; l'OAS enfin, à la fin de la guerre d'Algérie, organisation carrément terroriste. Mais ces différentes tentatives, qui à chaque fois menacèrent directement physiquement les militants de gauche, firent long feu. Le contexte de croissance économique, de relatif plein emploi, leur enleva toute possibilité de développement durable.

Le mode d'existence du Front national, du moins jusqu'à présent, n'a pas grand-chose à voir avec les expéditions punitives du RPF en 1947, les bagarres de meetings organisées par les poujadistes et le terrorisme de l'OAS. Le radicalisme d'un Le Pen se cantonne encore à la démagogie et aux thèmes électoraux. En huit ans d'existence électorale, le Front national ne s'est pas particulièrement fait remarquer par des incidents à l'encontre des militants de gauche ou d'extrême gauche et plus généralement des militants ouvriers. En revanche, le climat politique en France a permis qu'il y ait un certain nombre d'incendies de foyers d'immigrés et crimes racistes (sans que cela ait encore atteint le niveau de la vague d'attentats qui s'est déroulée ces derniers mois en Allemagne par exemple), mais sans que le Front national reprenne jamais à son compte ces exactions. Cela ne signifie pas que le Front national, ou toute autre organisation d'extrême droite, ne pourrait pas trouver à l'heure actuelle une base capable d'organiser systématiquement de tels raids. Mais pour l'instant, ce n'est visiblement pas le choix qu'il a fait. Jusqu'à présent, le Front national, du moins dans ses apparitions publiques, reste somme toute remarquablement prudent, et joue d'une certaine façon la "respectabilité".

On voit, à propos des récents succès électoraux du FIS en Algérie, les ministres ("socialistes") français parler de la venue au pouvoir d'un "islamisme tranquille", histoire de reconnaître par avance la future dictature religieuse algérienne.

Le temps n'est sans doute plus très loin, en France, où l'on verra la plupart des politiciens bourgeois, quelle que soit leur couleur politique, s'accommoder du "racisme tranquille" d'un Le Pen, (ce qu'ils font en fait déjà en reprenant chacun à leur façon les thèmes anti-immigrés, y compris du côté socialiste avec cette façon particulièrement hypocrite et crapuleuse de prétendre que Le Pen pose "de vraies questions" mais y donne de "mauvaises réponses"...) qu'on se contentera de qualifier de "populiste".

Quant au Front national lui-même, il se présente plus que jamais comme un "parti comme les autres" qui joue le jeu des institutions, du légalisme, se vantant simplement de dire tout haut ce qu'une partie de l'électorat pense tout bas, c'est-à-dire les préjugés qu'elle ressasse.

Pour pousser le mimétisme de la respectabilité électorale jusqu'au bout, le Front national a même concocté en novembre dernier un "programme en cinquante mesures" (évoquant un peu un contre-programme au "programme en 110 points" de François Mitterrand lors de sa campagne électorale pour la présidentielle de 1981). Les cinquante mesures en question, qu'il s'agisse des immigrés, du chômage, de l'éducation, du logement... tournent toutes autour du thème de l'immigration, de l'exclusion des immigrés, de leur renvoi dans leur pays, de mesures de ségrégation en France même, etc. Sur le fond, ce "programme" se contente de mettre en forme en cinquante points les variations sur le même thème anti-immigré, et vise à montrer qu'on ne peut pas déborder le Front national sur sa droite, comme Chirac ou Giscard veulent parfois s'y essayer, et que "les Français préféreront l'original à la copie", pour reprendre une expression de Le Pen lui-même. Sur le terrain de la démagogie électorale, il y a en effet bien des chances pour que Le Pen ne se trompe guère dans son pronostic.

Le danger de la situation

Pour l'instant, les organisations ouvrières, les militants ouvriers, ne semblent pas directement menacés par le Front national, du moins physiquement. Il faut dire que le Parti communiste, qui rassemble en son sein la plupart des militants ouvriers actifs du pays, a subi un déclin électoral et aussi en grande partie militant, dans le même temps que le Front national consolidait ses scores. Et sur le terrain extra-parlementaire, ni le Parti communiste, ni la CGT n'ont tenté de mobiliser réellement les travailleurs contre les mesures anti-ouvrières prises depuis près de dix ans contre les travailleurs. Dans le contexte de crise économique qui s'est installé depuis dix ans, ni les syndicats, ni le Parti communiste ne sont jamais apparus comme susceptibles de menacer l'ordre social existant.

Le Front national n'a pas eu besoin d'apparaître aux yeux de la bourgeoisie comme une organisation capable de faire pièce à des organisations ouvrières radicales, qui n'existent pas ou qui pouvaient passer comme telles dans un climat social tendu. Tout se passe comme si le Front national s'était contenté de prendre une place politique à l'extrême droite, dans le contexte du chômage croissant et de la crise économique rampante, sans avoir à craindre réellement qui que ce soit à gauche, du moins pour l'instant.

Le renforcement de l'extrême droite n'a pas lieu dans un climat de radicalisation de la classe ouvrière. C'est peut-être ce qui explique en partie le mode de manifestation politique somme toute modéré de l'organisation de Jean-Marie Le Pen. Mais c'est aussi le facteur le plus inquiétant de la situation politique actuelle.

Pour le moment, le terrain politique semble libre à l'extrême droite. Cela fait bien des années que la classe ouvrière, démoralisée par le politique des partis de gauche, ne s'est manifestée de façon indépendante, ni politiquement, ni socialement. La montée du chômage a bien sûr pesé sur la combativité ouvrière, mais le plus grave est l'impasse politique dans laquelle les partis de gauche se sont volontairement engagés, démoralisant d'autant plus leurs propres militants.

Cette année, la crise économique s'est aggravée, le chômage a sensiblement augmenté en France. Bien sûr, on est encore loin, dans un pays riche comme la France, de la situation dramatique que vit la population algérienne, avec ses 22 % de chômeurs, ses villes à l'abandon, où le désespoir social est sans commune mesure avec la situation française. Mais l'évolution politique pourrait s'accélérer très vite, pour peu que la crise s'aggrave, que le taux de chômage en France passe des 10 % actuels, à 15 ou même 17 % comme en Espagne...

On pourrait voir bien des retournements de situations, si la classe ouvrière, acculée, menait des combats durs sur son propre terrain de classe. Des organisations d'extrême gauche qui aujourd'hui sont toujours marginales (comme l'était le Front national avant 1983), pourraient trouver une base au sein de la classe ouvrière et ouvrir des perspectives que le parti communiste stalinien n'a jamais été capable d'offrir aux travailleurs.

En revanche, si la classe ouvrière restait dans le même état de prostration politique, c'est, à l'évidence, l'extrême droite qui se renforcerait, et cette fois pas seulement sur le terrain électoral. Dans un contexte où une partie croissante de la population serait brutalement touchée par le chômage, où une partie de la petite bourgeoisie (qui jusqu'ici a plutôt bénéficié de la crise au détriment des salariés) pourrait être touchée et menacée dans ses revenus, on pourrait voir une organisation comme le Front national acquérir une véritable base de masse mobilisable, et être capable d'encadrer de façon paramilitaire des couches petites-bourgeoises ou lumpenisées de la jeunesse. Pour peu que la bourgeoisie craigne sérieusement des réactions du côté de la classe ouvrière surexploitée, on pourrait voir des bandes fascisantes s'exercer aux exactions de rues, d'abord contre les plus vulnérables, les travailleurs immigrés. On pourrait voir des bandes encadrées par l'extrême droite aller faire le coup de poing contre de jeunes immigrés des banlieues, fussent-ils eux-mêmes encadrés... par le FIS, en attendant de s'en prendre aux militants ouvriers eux-mêmes.

Ce dont on peut être quasiment sûr, car on en voit déjà les premiers symptômes politiques, c'est qu'en cas de contexte social critique, la bourgeoisie française, son appareil d'État tout comme son personnel politique n'hésiteraient en aucune manière à faire ces choix-là, quitte à trouver qu'après tout Le Pen ne donne pas de si "mauvaises réponses" à de "vraies questions" !

Si la crise économique connaissait une aggravation dramatique, la montée de l'extrême droite pourrait se traduire d'une tout autre façon que la simple surenchère verbale ou sur un tout autre terrain que celui de la répartition des sièges entre politiciens professionnels dans les différentes instances électives du pays. On pourrait voir, comme en d'autres temps - et pas seulement en Allemagne ou en Italie, mais y compris en France dans les années 30 -, des bandes fascistes se manifester dans la rue.

Mais même sans aller jusque-là, on ne peut exclure, surtout si la situation économique continue à se dégrader, qu'une simple progression électorale conduise le Front national à participer au pouvoir, et qu'on connaisse encore une fois en France, par le seul jeu des institutions, des gouvernements parfaitement démocratiques au sens de constitutionnels, édictant des lois scélérates non seulement contre les immigrés, mais aussi contre les chômeurs et l'ensemble des travailleurs, avec le consensus de toute une fraction de la population, ou la passivité du reste.

Bien entendu, une telle évolution politique, dans un contexte de crise économique, peut aussi avoir l'effet inverse sur la classe ouvrière et provoquer des luttes sociales qui peuvent faire reculer la bourgeoisie et ses apprentis nervis.