L'URSS après le putsch

Εκτύπωση
octobre 1991

Le putsch du 19 août et surtout son échec ont donné un coup d'accélérateur à la situation politique en URSS.

Les putschistes, représentants de ceux que l'on appelle les "conservateurs" et presque tous membres du gouvernement récemment mis en place par Gorbatchev, n'ont pas eu le soutien qu'ils espéraient des hautes sphères de l'armée et du KGB.

L'armée et la police, ces deux appareils constitutifs de tout État n'étaient déjà plus ni assez homogènes - les circonstances de l'échec du putsch l'ont prouvé - ni des appareils obéissant à un seul centre d'autorité.

Aussi bien l'état-major de l'armée que celui du KGB avaient plusieurs pôles de légitimité, entre lesquels ils étaient divisés, et auxquels ils pouvaient se référer. D'une part les putschistes avec le chef du gouvernement et les ministres de la guerre, du KGB, de la police, et d'autre part les autorités de la république de Russie situées à Moscou, capitale à la fois de l'Union soviétique et de la République russe, autorités incarnées par Eltsine, lequel pouvait se réclamer, ce qu'il n'a pas manqué de faire, de la légitimité de Gorbatchev, assigné à résidence. On pourrait y ajouter d'autres facteurs de division contradictoires qui sont les autorités locales des différentes autres Républiques.

Les divisions et l'affaiblissement du pouvoir central de l'Union soviétique étaient déjà tels que les chefs de l'armée et du KGB n'ont probablement pas considéré qu'il était possible de rétablir la centralisation, de s'opposer par la force aux politiques centrifuges des différentes Républiques composant l'Union soviétique sans que l'armée se divise et s'effondre et que même le KGB en fasse autant. Hauts responsables militaires et policiers étaient déjà trop liés localement, par trop de liens, avec les dirigeants et les privilégiés de toutes sortes des différentes Républiques et en particulier de la Russie pour que l'armée et le KGB n'éclatent pas eux-mêmes dans une telle crise. C'est tout cela que l'échec du putsch a montré de façon flagrante aux yeux de tous. Car pour que le putsch réussisse, il aurait fallu que le corps des officiers de l'armée et du KGB, sinon leurs hommes, soient, d'un bout à l'autre de l'Union soviétique, solidaires des putschistes et dans l'état actuel des choses, il n'est pas dit que, même cela, ne se serait pas traduit par des affrontements violents risquant de conduire à une déstabilisation encore plus accentuée, au moins dans les Républiques où les forces nationalistes centrifuges sont les plus fortes.

Or les dirigeants de l'Union soviétique quels qu'ils soient craignent au plus haut point que leurs divergences se règlent dans la rue avec la participation insurrectionnelle des masses pouvant entraîner les soldats du rang.

Cela déjà a été montré par la politique de Eltsine lors du putsch : il n'a pas fait appel à l'insubordination des soldats, il a fait appel à la résistance passive de la population et même s'il a parlé de grève générale, c'est sans trop insister (il n'a d'ailleurs quasiment pas été suivi). Et immédiatement après l'échec du putsch, il a tenu à rendre un hommage appuyé aux chefs du KGB qui commandaient les unités autour du soviet de Moscou pour n'avoir pas ordonné à leurs soldats de prendre d'assaut le bâtiment ni de tirer sur leurs occupants, façon de blanchir la police politique pour qu'elle puisse éventuellement lui servir.

L'ensemble du putsch et de la résistance au putsch a été limité à un milieu restreint de hauts bureaucrates, où amis et adversaires sont restés en contact permanent les uns avec les autres et avec tous ceux qui, pourtant partie prenante dans le jeu, attendaient de savoir qui aurait le dessus pour se décider.

Tout cela devant une population qui est restée spectatrice malgré tous les efforts de la presse et de la télévision occidentales pour faire croire le contraire. Et ni Eltsine à Moscou, ni Sobtchak à Leningrad, ne tenaient à ce qu'il en soit autrement... L'appel tout symbolique à la grève générale lancé par Eltsine ne semble pas avoir été suivi du tout à Moscou et dans cinq entreprises seulement à Leningrad. D'ailleurs les journalistes occidentaux qui ont tendu complaisamment leurs micros à des gens bien habillés à Moscou ne nous ont pas donné l'occasion d'entendre ce qui pouvait se dire à la sortie des grandes entreprises de la ville. Quant aux manifestations, seules celles qui étaient destinées à voler au secours de la victoire ont eu quelque succès, et encore tout relatif.

Et on a vu l'état-major, la hiérarchie de l'armée et du KGB basculer progressivement, sans s'opposer aux putschistes, mais en ralliant la présidence russe. Le putsch n'a pas été vaincu, il s'est effondré tout seul, faute de soutien.

Que représentaient les putschistes socialement ? Voulaient-ils s'opposer à la transformation bourgeoise de la société bureaucratique ? A lire leurs déclarations, non. Ils affirmaient vouloir mener la même politique que Gorbatchev, avec l'effondrement des institutions étatiques et la dislocation de l'Union en moins, bien que pour ceux qui souffrent de l'évolution de l'économie, il y avait la dénonciation de "l'économie parallèle" et de la "spéculation".

Mais évidemment personne ne peut répondre à cette question, même pas les putschistes eux-mêmes. En politique, il est hasardeux de juger les hommes politiques simplement sur leurs déclarations (bien simplet serait celui qui aurait tenté de déduire au jour le jour la politique de Gorbatchev au travers de ses déclarations...). Dans le peu qu'ils ont eu le temps de dire, les putschistes ont dit à peu près tout et son contraire. Pour les travailleurs, il y avait la proposition du "gel et la baisse des prix sur certains produits industriels et alimentaires [...] relèvement des salaires, des allocations...". Pour les nostalgiques de l'avant perestroïka, il y avait la dénonciation de la "gigantesque pagaille" que la perestroïka a entraînée. Mais pour les couches qui s'enrichissent précisément grâce à cette "gigantesque pagaille", il y avait la promesse que "tout en développant les multiples modes de production dans le domaine de l'économie nationale, nous soutiendrons également l'entreprise privée, en lui accordant les possibilités nécessaires à son développement." Affirmation qui contient à la fois le développement des entreprises étatiques et celui des entreprises privées.

Et pour les Occidentaux, il y avait la promesse que la nouvelle équipe ne renierait rien des engagements internationaux de Gorbatchev.

Voilà ce qu'ils ont dit.

Ce qu'ils auraient fait, on n'aurait pu le voir que s'ils avaient conservé le pouvoir.

Peut-être auraient-ils finalement répondu aux vœux des "libéraux", en s'attelant à tenter de réaliser par la dictature le passage à l'économie capitaliste qui tarde tant aux yeux de ces gens. Peut-être, au contraire, auraient-ils essayé d'imposer par la dictature un minimum de discipline aux couches privilégiées et aux pouvoirs locaux pour qu'un plan et une centralisation minimum soient respectés. Mais il serait hasardeux de tenter de deviner ce que les putschistes auraient réellement fait parce que - outre que leurs intentions elles-mêmes restaient dans les brumes - les moyens dont ils auraient pu disposer pour réaliser leurs projets dépendaient de bien des facteurs qu'ils n'auraient pas dominés davantage - leur échec l'a montré - que ne les a dominés Gorbatchev.

Les conséquences de l'échec du putsch : Gorbatchev le perdant...

Le grand perdant politique a été Gorbatchev. Son art de gouverner et son pouvoir - décroissant - reposaient sur un jeu d'équilibre entre les "conservateurs" et les "libéraux". Il jouait les uns contre les autres, en cherchant un soutien tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, au prix de concessions contradictoires qui ont fait de sa politique une succession de zigzags. En fait, l'un des freins qu'il opposait à ceux que l'on nomme les "libéraux" était justement la menace d'une réaction violente des "conservateurs", de l'appareil militaro-industriel, pouvant conduire à une nouvelle dictature. L'échec du putsch a montré que cette menace était vaine et que si les "conservateurs" existaient bien dans le pays, ils n'étaient plus en mesure d'avoir le soutien de l'armée et de la police pour assurer leur pouvoir.

L'un des deux piliers sur lequel reposait son équilibre s'étant effondré aux yeux de tous, Gorbatchev se retrouve tout seul face aux "libéraux" et entre leurs mains.

Non sans se débattre. Lors d'une pitoyable scène au Parlement de Russie au lendemain de l'échec du putsch - retransmise par les télévisions du monde entier - on a vu Eltsine humilier Gorbatchev, et surtout, démolir devant lui le Parti communiste russe, jusque-là un des piliers du pouvoir soviétique. Pourtant, même à ce moment-là, Gorbatchev a tenu à afficher son "socialisme" et a pris la défense du PC dont Eltsine venait, devant les caméras, de suspendre les activités. Mais dès le lendemain Gorbatchev finit par tout accepter, y compris la dissolution du PC de toute l'URSS, tant il était livré, pied et poings liés à Eltsine et aux siens.

Si Gorbatchev a été le grand perdant de l'échec du putsch, c'est en tant que représentant du pouvoir central mais aussi en tant que représentant d'une politique faite d'hésitations et de retournements, qui n'est pas due à une absence de caractère en tant qu'individu, mais qui a reflété les conflits et les craintes du personnel politique et économique de la bureaucratie dans une situation de crise du pouvoir et de transformations économiques anarchiques.

...Eltsine le gagnant

L'échec du putsch a donné à Eltsine l'occasion d'écarter au moins une partie de ses adversaires (l'avenir dira si c'est tous).

Il s'est empressé d'abord d'imposer la dissolution non seulement du PC russe, mais du PCUS lui-même, d'en démolir légalement l'appareil, de le priver de ses bâtiments, de ses archives, de ses caisses et surtout, des prérogatives de ses différents organes hiérarchiques dans la nomination de la nomenklatura, c'est-à-dire, du pouvoir de décider qui pourra faire partie de la couche privilégiée bureaucratique.

Il a aussi purgé l'appareil d'État, l'armée - 50 % des officiers de commandement auraient déjà été remplacés - et les médias. Tout "libéral" que se présente le "parti Eltsine", il accomplit ces purges avec des méthodes de la plus belle eau stalinienne. On n'a évidemment pas attendu de nouvelles élections au Soviet suprême pour en destituer le président, accusé d'avoir été de connivence avec les putschistes. Pas plus que les putschistes, Eltsine ne s'est embarrassé de "légalisme" pour chasser de leurs postes le directeur de la Radio-Télévision d'État, ceux de l'agence Tass et de l'agence Novosti et pour suspendre la publication de six grands organes de presse.

Eltsine profite à toute vitesse de son "état de grâce", pour éliminer le maximum de "conservateurs", voire de "gorbatchéviens", et pour placer partout où faire se peut, ses propres hommes. Il s'empresse de faire, en somme, dans un autre contexte et avec d'autres moyens, ce qu'avait fait, dans la mesure de ses possibilités, Gorbatchev en accédant au pouvoir (et ce qu'ont fait ceux qui l'ont précédé dans toutes les crises de succession depuis la mort de Staline, voire celle de Lénine).

Le tout avec une mise en scène organisée dès que s'est dessiné l'échec du putsch pour s'appuyer sur les fractions les plus ouvertement réactionnaires de l'opinion soviétique : les déboulonnages spectaculaires - au sens strict du mot - des statues de Dzerjinski, de Lénine, le remplacement à Moscou ou Leningrad des drapeaux soviétiques par les drapeaux de la Russie tsariste, la rupture officielle avec le "communisme". Ce qui n'est pas sans rappeler, d'une certaine façon, la déstalinisation provoquée par Khrouchtchev. Une mise en scène transformée en "information" spectaculaire par les télévisions, les radios, les journaux tant soviétiques qu'étrangers, destinée à démontrer la réalité de ce que tant d'éditorialistes ont appelé la "révolution russe", destinée en tous les cas à véhiculer vers les endroits les plus reculés de l'Union soviétique l'idée d'une rupture complète avec le régime du passé, à confirmer et appuyer l'idée que Boris Eltsine représente les aspirations de l'ensemble de la société soviétique.

Conséquence du putsch : effondrement accéléré de l'Union

Une des plus rapides conséquences du putsch a été l'accélération de l'éclatement de l'Union en tant qu'État centralisé.

Les États baltes sont désormais indépendants et reconnus comme tels. Et plusieurs autres Républiques de l'Union ont manifesté leur volonté de s'engager sur la même voie.

Cet éclatement est, sur le plan social et économique, objectivement préjudiciable à toutes les Républiques. Leurs économies sont entremêlées et elles auraient du mal à tisser des liens qui ne soient pas de pur pillage avec les pays occidentaux. Les avatars tout frais de la Pologne, de la Tchécoslovaquie, de la Hongrie qui se sont vu refuser sèchement le droit d'augmenter leurs exportations de produits agricoles vers l'Europe occidentale sonnent comme un avertissement pour les éventuelles Républiques indépendantes issues de l'URSS. La géographie, les interpénétrations de populations (plus de cent nationalités et encore plus de langues), la répartition inégale des matières premières, de l'énergie et des ressources agricoles, tout cela imposerait de maintenir entre elles des liens économiques et politiques étroits (ce qui ne serait absolument pas incompatible avec le droit des peuples à l'autonomie ou à l'indépendance). De plus, les Républiques, à part la fédération de Russie si elle n'éclate pas elle-même, ne sont pas des entités géographiques, humaines et économiques suffisamment importantes pour être réellement viables dans le monde d'aujourd'hui.

Mais les nécessités économiques, pour puissantes qu'elles soient, ne suffiront pas nécessairement à contrebalancer les égoïsmes "nationaux", c'est-à-dire les intérêts des couches privilégiées locales. Sinon, l'Europe bourgeoise aurait fait depuis longtemps son unité. Les bourgeoisies nationales de l'Europe occidentale ont été incapables jusqu'ici d'unifier des pays dont les économies sont depuis longtemps largement interdépendantes. Les féodalités bureaucratiques, elles, en sont à démolir l'Union existante, en tentant de se donner des appareils d'État bien à eux, sous un prétexte national. Le mouvement va dans des sens opposés mais il a les mêmes ressorts.

Dans les déclarations des dirigeants des différentes Républiques les prises de position en faveur de l'indépendance complète alternent avec l'expression de la crainte devant les conséquences économiques catastrophiques d'un éclatement définitif et complet de l'Union. Mais même à supposer qu'ils finissent par trouver un accord pour maintenir l'Union sous une forme ou sous une autre, cet accord résisterait-il à l'âpreté au gain des couches favorisées locales, surtout si l'économie capitaliste se reconstitue dans ces pays ? Qui peut garantir par exemple que l'Ukraine ne préférera pas vendre son blé à des négociants étrangers payant en dollars plutôt que de l'envoyer à la Russie, même si la population de cette dernière crève de faim ?

Qui peut affirmer que les bureaucraties locales, nationales ou "républicaines", surtout si elles parviennent à transformer leur mainmise sur les richesses de "leur" région en propriété privée, accepteront de les partager, dans le cadre d'une division du travail, avec d'autres régions de l'Union ?

Devant ce danger, ceux qui ont politiquement en charge l'Union, le pouvoir central ou ce qui en reste, essayent de trouver la formule qui permettrait de la préserver. Même Eltsine ! Lui qui, tant qu'il avait Gorbatchev à vaincre dans la lutte pour le pouvoir, a joué sur les tendances centrifuges des Républiques, ne serait-ce que lors de sa mainmise sur la Fédération de Russie, a brutalement viré de bord dès que l'échec du putsch l'a hissé au-dessus de Gorbatchev. D'abord en se mettant inconsidérément à agiter la menace d'une rectification des frontières au profit de la Russie, au détriment des Républiques qui voudraient quitter l'Union. Devant les réactions brutales que ses déclarations avaient provoquées, il a cependant dû faire machine arrière. Au point d'accepter qu'au Conseil d'État, nouvel organe exécutif récemment créé pour diriger (avec quel pouvoir ?) l'Union soviétique en attendant la nouvelle constitution, la Fédération de Russie n'ait qu'une voix, à égalité avec toutes les autres Républiques, même les moins peuplées.

Cependant, les concessions, pas plus que les menaces, ne semblent efficaces : à peine ce tout nouveau Conseil d'État a-t-il tenu sa première réunion, consacrée à la reconnaissance des sécessions baltes, que la Géorgie en a claqué la porte, pour protester contre le fait que l'on ne reconnaisse pas sa propre indépendance.

Étant donné la taille de la Russie, sa population, sa position géographique centrale - qui la rend tributaire des autres et réciproquement - son poids prépondérant dans l'économie de l'ensemble de l'Union, l'importance de la population russe ou russifiée dans les Républiques périphériques, les dirigeants russes pourraient, de fait, peser dans l'avenir dans le sens de l'unité.

Mais à supposer qu'Eltsine et ses alliés aient ce type de volonté, la question est de savoir s'ils en auraient réellement les moyens face au sentiment d'oppression nationale par les Russes, ressenti par nombre de peuples de l'URSS, aiguisé et repris en compte par les féodalités locales et susceptible de contrebalancer la crainte des conséquences économiques de l'éclatement de l'Union.

Le référendum sur l'Union en mars dernier avait semblé montrer une volonté de la population de maintenir l'Union soviétique comme un ensemble de peuples associés. Mais qu'en sera-t-il demain ? Peut-être, si le projet d'élection d'un Président de l'URSS au suffrage universel n'est pas abandonné, cela donnera-t-il une nouvelle réponse à cette question, mais cette élection, si elle a lieu, n'est pas prochaine.

Les modifications au sommet du pouvoir intervenues après l'échec du putsch ont donné une touche qui peut être finale à la transformation politique de l'appareil de l'État ouvrier. L'appareil d'État s'était transformé, de longue date, pour reprendre l'expression de Trotsky, "d'instrument de la classe ouvrière en instrument de violence bureaucratique contre la classe ouvrière". Il joue, depuis longtemps, un rôle contre-révolutionnaire dans tous les affrontements qui opposent la classe ouvrière à la bourgeoisie à l'échelle internationale. Mais jusqu'au tout dernier mois, les dirigeants politiques de la bureaucratie au pouvoir prétendaient détenir leur légitimité de la révolution d'Octobre 1917, et se disaient "communistes".

Plus maintenant.

Le parti bourgeois, ce que Trotsky appelait "l'aile droite, bourgeoise, de la bureaucratie" n'est plus dans les allées du pouvoir, mais au pouvoir, avec pour programme proclamé d'organiser la contre-révolution économique et sociale et de rétablir le capitalisme. Mais qu'est devenu ce pouvoir ?

L'homme fort du parti bourgeois, Eltsine, à peine a-t-il remporté une victoire sur les "conservateurs" d'une part, sur Gorbatchev et les gorbatchéviens d'autre part - si tant est qu'il en reste - est lui-même contesté. Contesté par ses alter ego des républiques nationales. Contesté par les régions autonomes nationales à l'intérieur même de la Fédération russe. Contesté au sein même de ce parlement de Russie qui a été pourtant l'instrument de son ascension à la présidence de la Russie.

Mais il ne s'agit même pas seulement de son autorité personnelle. Les dirigeants peuvent passer et l'appareil d'État demeurer. Mais on ne sait justement pas dans quelle mesure l'appareil de l'État central lui-même demeurera. En tout cas, les craintes des dirigeants de la bureaucratie, mais aussi des dirigeants des puissances impérialistes, devant le "danger de chaos" sont réelles.

Jusqu'où cette décomposition ira-t-elle ? Peut-être jusqu'à la disparition totale de l'État centralisé de l'Union, tel qu'il est né de la révolution de 1917 et tel qu'il a été transformé par la réaction stalinienne. Peut-être l'appareil politique de l'État ouvrier dégénéré n'aura-t-il servi à la bureaucratie qu'à briser la classe ouvrière, à étouffer toute renaissance révolutionnaire au sein de cette dernière, mais il se révélera inadapté à servir d'instrument à la bureaucratie pour parachever la contre-révolution bourgeoise et liquider définitivement l'économie étatisée au profit de l'économie capitaliste. Peut-être se brisera-t-il dans l'accomplissement d'une tâche pour laquelle il n'était pas adapté (même si les hommes qui le composent le sont tout à fait). On constate en tout cas qu'au moment précisément où le parti bourgeois accède à la tête de l'État, il y a risque d'anéantissement de l'État central éclaté en plusieurs morceaux.

L'autre de leur problème, partagé lui aussi par les Occidentaux est celui de l'armée de l'URSS et de ses armes nucléaires. Une dissémination de ces armes entre différentes Républiques qui ne mèneraient pas forcément toutes la même politique étrangère ou qui seraient même rivales entre elles (Arméniens et Azéris par exemple) serait grosse de dangers potentiels. Pour les Occidentaux cela multiplierait à l'excès le nombre de membres du club atomique. De là d'ailleurs les récentes propositions de Bush de la suppression immédiate d'une grande partie des armes atomiques.

Le pillage de l'économie étatisée

La forme concrète sous laquelle la contre-révolution sociale tente de s'accomplir dans le domaine économique, sur le terrain, par en bas, c'est la course à l'enrichissement rapide et par tous les moyens des petits bourgeois et des ex ou présents bureaucrates en mesure de le faire ; c'est la "privatisation sauvage" ; ce sont les petites entreprises marginales mais profitables parasitant les entreprises d'État, créées généralement par les membres de la "nomenklatura économique", directeurs ou responsables d'entreprises bien placés pour cela ; ce sont les "intermédiaires" entre entreprises d'État d'une même république ou de différentes Républiques, ou encore, entre entreprises d'État et des sociétés étrangères, eux souvent issus de la "nomenklatura politique" ou "étatique" qui peuvent ainsi vendre leurs carnets d'adresses, leur réseaux de relations ; ce sont encore les "coopératives", qui fleurissent en général dans la distribution ou le tertiaire ; ce sont les francs spéculateurs. En résumé c'est surtout le vol et le pillage à grande échelle.

Sur le fond, ce n'est pas nouveau. Depuis l'apparition de la bureaucratie, la source de ses revenus est le détournement de l'économie d'État. Mais sous la poigne de fer de Staline et sous la dictature déjà plus souple de ses successeurs, cela se faisait en quelque sorte collectivement, sous un contrôle interne à la caste bureaucratique, de haut en bas avec tout en haut l'arbitrage suprême du chef de la mafia bureaucratique. Il n'est cependant pas nouveau non plus que des mafiosi de la bureaucratie jouent leur jeu individuel, complètent leur part du butin collectif par des détournements individuels. C'est même la tendance profonde de la bureaucratie, là encore depuis ses origines, que seule freinait la crainte des éventuelles sanctions (le camp et parfois la mort pour crime économique). Maintenant les bureaucrates volent ouvertement, légalement ou pas. Les directeurs d'entreprises d'État, n'ayant dans la situation actuelle que peu de comptes à rendre, vendent leurs stocks voire leurs machines, à des intermédiaires, qui s'enrichissent en les revendant à bas prix, souvent à l'étranger. La bureaucratie en décomposition s'enhardit de plus en plus pour vendre les richesses matérielles de l'économique étatique en pièces détachées et pour faire du vol, du recel et de la contrebande, sa façon de s'intégrer dans le marché capitaliste international.

Cela ne peut d'ailleurs durer indéfiniment mais ceux qui peuvent s'enrichir vite le font sans souci du lendemain... pour les autres.

Tout cela conduit à la décomposition de l'économie, à l'aggravation du sous-développement, à la misère croissante. Tout cela conduit à ce que les bureaucrates qui trafiquent en devises, remplacent avantageusement par l'usage du dollar qui leur donne accès aux magasins d'Occident, les magasins spéciaux d'antan réservés à la nomenklatura. Ils peuvent laisser le rouble de plus en plus dévalué aux classes laborieuses. La crise du rouble est l'expression monétaire de la différenciation sociale qui s'aggrave.

Tous les bureaucrates en mutation vers la bourgeoisie, pour détenir leurs privilèges économiques non plus de la désignation par l'appareil étatique mais de leur argent, voire de la libre exploitation du travail salarié, ne prélèvent peut-être pas plus au total sur l'économie que la bureaucratie n'en prélevait dans les années précédentes. Mais leur rapacité et leur irresponsabilité désorganisent plus encore l'économie qu'auparavant et c'est peut-être ce qui joue le rôle le plus négatif.

Que Mac Donald s'installe à Moscou, que des coopératives jouent un rôle utile dans certains domaines où la planification ne peut tout prévoir ni tout ordonner, cela ne met pas en danger la planification. Que les prix soient déterminés par le marché et non fixés par des bureaucrates installés à Moscou et se référant à des catalogues dépassés (certains prix n'ont pas variés depuis quarante ans) cela est le complément indispensable de la prévision et de la planification. Mais avant même d'avoir enfanté une économie capitaliste, si tel était leur but, les dirigeants du pouvoir central sont confrontés à des problèmes auxquels les hommes d'État d'un certain nombre de pays semi-développés ont été confrontés lorsque, du point de vue même des intérêts généraux de la bourgeoisie, il leur fallait prendre des mesures pour empêcher la classe riche de leur pays de piller et de démolir leur propre économie.

Eltsine et ceux sur lesquels il s'appuie assurent vouloir transformer au plus vite l'économie dans le sens capitaliste. C'est mieux dit que fait car les "candidats capitalistes" démolissent l'économie sans vraiment la transformer. L'intérêt à court terme les porte vers les secteurs marginaux immédiatement rentables, mais pas vers le cœur industriel et plus généralement, productif de l'économie. Parasiter la grande industrie nationalisée, voire la démonter pour la vendre, oui. La privatiser et la faire fonctionner sur la base de la propriété privée et du marché, non. L'argent accumulé par les couches aisées de la société soviétique et théoriquement susceptible de se transformer en capital ne représente qu'une petite fraction de ce qui serait nécessaire pour racheter et transformer en propriété privée une part significative de l'industrie soviétique (les estimations les plus optimistes parlent de 20 %, mais comme ces estimations mélangent toutes les formes d'épargne, elles sont très au-dessus de la réalité). Mais surtout, ils sont peu nombreux ceux qui, parmi les possesseurs d'argent susceptible de se transformer en capitaux, ont envie de l'utiliser en investissements productifs en Union soviétique.

Et les capitaux étrangers ? Leur flux est ridiculement bas. On peut citer un certain nombre d'entreprises, y compris des grandes, d'ores et déjà transformées en sociétés par actions ou en joint-venture avec la participation de capitaux étrangers. Quelques-uns des plus grands trusts du monde ont mis un pied en Union soviétique. Mais leurs investissements sont tout au plus des expériences de laboratoire, si on les rapporte à l'échelle de ce qu'est l'industrie soviétique et de ses besoins en capitaux qui étaient jusqu'ici assurés par l'État. De nombreuses publications ont rapporté qu'à la fin de l'année dernière, les capitaux américains en URSS (surtout dans le commerce, dont Mac Donald) ne représentaient que la moitié des investissements occidentaux dans la petite Hongrie, dont l'économie n'est déjà pas noyée sous le flot de capitaux étrangers. De surcroît, au cours des deux dernières années, le minuscule filet d'investissements étrangers avait tendance à rétrécir encore, en raison de la valse hésitation de Gorbatchev entre les "conservateurs" et les partisans ouverts de l'économie de marché, mais plus encore sans doute, en raison de la désorganisation politique et économique croissantes et de la multiplication des centres de décision.

On pourrait penser que les changements politiques à la tête du pays vont modifier les choses. Peut-être mais ce n'est guère vraisemblable dans la situation actuelle. Ainsi le journal Le Monde du 29 août, après avoir rapporté pourquoi le trust américain Occidental Petroleum a renoncé, quelques semaines avant le putsch "à un important projet d'usine pétrochimique sur la Caspienne" ajoute : "Depuis l'échec de la junte militaire [...] toutes les hypothèques sont loin d'être levées et [...] les dirigeants de Chevron Corp., qui négocient un projet record - une joint-venture de 25 milliards d'exploration pétrolière [...] préfèrent s'abstenir de tout commentaire sur la poursuite de la décision. Sans doute faute de savoir quel sera leur prochain interlocuteur."

Alors avec quels capitaux et avec qui, privatiser la grande industrie ? Pour la démanteler et la brader c'est peut-être possible mais pour la faire fonctionner, c'est loin de l'être.

Mais pour l'instant - et cet "instant" peut ne durer que quelques mois ou bien se prolonger beaucoup plus - l'économie de l'Union soviétique n'a pas été fondamentalement transformée. Elle reste encore fondamentalement basée sur la propriété étatique et la planification même si une économie privée existe, surtout dans la distribution (la spéculation pourrait-on dire) et si la planification est partiellement inopérante.

L'économie planifiée est en crise grave, du fait de la gabegie engendrée par la situation actuelle. Les instruments de production se bloquent et produisent moins ou pas du tout ; ce qui est produit, n'est pas mis en circulation, dans l'attente de prix meilleurs, etc.

Silaev, le nouveau Premier ministre a par exemple constaté à la fin du mois d'août que "moins d'un tiers des céréales qui devaient être livrées à l'État l'ont été", non pas parce que le blé n'était pas produit, mais simplement, parce que "les kolkhozes" - en réalité, l'aristocratie kolkhozienne - "refusaient de vendre dans l'attente de hausses de prix". Il faut cependant constater que cette crise de l'économie planifiée, pour grave qu'elle soit et pour catastrophique qu'elle s'annonce du point de vue de l'approvisionnement de la population des grandes villes pendant l'hiver qui s'approche, est encore loin de l'effondrement catastrophique de l'économie capitaliste durant la grande crise de 1929 aux État-Unis et, à plus forte raison, en Allemagne. Ce n'est sûrement pas une consolation pour les classes pauvres de l'Union soviétique, mais cela mérite d'être rappelé pour ceux qui trouvent dans la crise de l'économie soviétique une raison de chanter les louanges de l'économie capitaliste même si, les bureaucrates gardant les mains libres, la dégradation économique continue, l'effondrement du rouble aussi et que tout cela finisse par aboutir à la catastrophe. Car ce n'est pas l'économie planifiée qui est en cause, mais le pillage passé et présent.

Aggravation de la différenciation sociale

La contre-révolution n'est pas encore sérieusement entamée dans le domaine de la transformation de la propriété et des relations économiques que l'on en voit déjà les conséquences sociales. Il est difficile de dire si la tentative de rétablissement du capitalisme pourra aller jusqu'au bout, mais il suffit de constater l'aggravation déjà visible de la différenciation sociale, pour comprendre que tout pas dans ce sens aura des conséquences catastrophiques pour la classe ouvrière.

Ce qu'ils appellent "la vérité des prix" n'en est qu'à ses débuts, mais pour tous ceux qui vivent de leur seul salaire ou de leur retraite, la baisse de pouvoir d'achat tourne à l'effondrement. Ce qu'ils appellent la rentabilisation ou la rationalisation de l'économie et qui consiste surtout à licencier des travailleurs n'en est, aussi, qu'à ses débuts, le développement du chômage, inconnu jusqu'aux dernières années, aussi ; mais on imagine ce que cela pourra donner avec les 20 ou 30 millions de chômeurs froidement envisagés par les représentants du parti bourgeois, dans un pays dont l'État ne pourrait pas assurer des allocations chômage avec ce nombre de chômeurs (d'autant moins que les mêmes couches privilégiées que leurs intérêts poussent vers l'accroissement du chômage ne seraient sûrement pas assez responsables pour accepter que l'État utilise une part trop importante de son budget à cette fin au lieu d'encourager leurs affaires...).

Tout cela est gros de menace d'explosions sociales. De nombreux dirigeants politiques en parlent abondamment et c'est un des facteurs importants des hésitations de Gorbatchev à procéder à toutes les mesures que les libéraux lui demandent. C'est par contre l'espoir des révolutionnaires.

Cette explosion peut évidemment ne pas se produire. La contre-révolution économique et sociale peut se dérouler en démoralisant les travailleurs et pour en faire des victimes sinon consentantes, du moins résignées.

L'évolution des dernières années, essentiellement politique, n'a pas entraîné les travailleurs (sauf sur le terrain nationaliste dans certaines Républiques périphériques, et encore...). Même face au putsch, pour autant qu'on puisse le savoir - et la réserve est de taille, les journalistes qui rapportent les faits ne s'intéressent guère à ce qui se passe dans la classe ouvrière - les travailleurs semblent avoir été indifférents, considérant que tout cela était l'affaire des gens au pouvoir. La "cause de la démocratie" ne les a guère mobilisés, soit par apolitisme, soit parce que la dite "démocratie" prend la forme du grouillement intéressé d'ex-bureaucrates en hâte de reconversion autour d'Eltsine et que derrière cette "démocratie"-là, se pointe le chômage, l'inflation, l'appropriation des usines par ceux qui, déjà, les dirigeaient contre les travailleurs.

Mais ce n'est pas parce que les travailleurs ne se sont pas senti concernés par la rivalité plus ou moins triangulaire entre Gorbatchev, les putschistes et Eltsine que l'on peut en conclure quoi que ce soit quant à leurs réactions futures face aux hausses de prix, aux licenciements, à la suppression des avantages sociaux qui compensaient dans une certaine mesure dans le passé le bas niveau de leur pouvoir d'achat.

S'il y avait des explosions sociales, tout dépendrait sur quel terrain, dans quelle perspective la classe ouvrière se battrait. Sans programme, sans perspective, les explosions sociales pourraient ne constituer que les faux-frais de la contre-révolution sociale, gênants et peut-être même catastrophiques pour les couches dirigeantes, mais stériles du point de vue des intérêts du prolétariat et l'avenir de la société soviétique.

En outre, il y aura toujours des hommes et des forces politiques pour offrir aux travailleurs, des programmes (creux) et des perspectives (fausses) : les eltsiniens le font déjà en Russie, avec plus ou moins de bonheur ; comme le font les nationalistes dans les Républiques périphériques. Et il y en a d'autres qui apparaissent : les intégristes musulmans dans certaines Républiques d'Asie centrale, l'extrême droite monarchiste en Russie.

Six ans de gorbatchévisme

A la lumière de ces événements récents, comme de tout ce qui s'est passé depuis quelques années, on peut schématiser les causes et les modalités de la révolution politique qui s'est produite dans cette période en URSS.

Il n'est pas question de faire ici tout l'historique de ces six années qui ont vu l'accession au pouvoir de Gorbatchev jusqu'à, sinon sa chute, du moins son discrédit politique actuel.

Gorbatchev n'a pas accédé au pouvoir immédiatement après la mort de Brejnev. Andropov l'avait précédé pendant quinze mois, puis, à la mort de ce dernier, il avait failli lui succéder mais au dernier moment il s'était vu préférer par les caciques du Parti, Tchernenko, un brejnévien bon teint, et ce n'est que onze mois plus tard lorsque Tchernenko lui même est mort, que Gorbatchev a accédé à la direction du pays.

Mais il était encore loin de régner en maître et son pouvoir n'était pas assuré face à ses adversaires.

Pour assurer sa position contre les hautes sphères de la bureaucratie du parti, de l'administration et du clan militaro-économique, il s'est appuyé sur les désirs de libéralisation d'une partie de l'opinion soviétique, en tout cas de ceux qui avaient déjà tendance à s'exprimer, intellectuels et petits-bourgeois en vue. Par-dessus la tête de l'appareil central, il s'est adressé à l'opinion publique, faisant téléviser les débats du Soviet suprême ou du Comité Central ; il a pris des bains de foule en présence des caméras et des micros, moyen de rechercher une caution populaire et de se faire plébisciter.

Sur le plan économique, le début de son règne a plutôt été une ligne dure, axé sur la discipline du travail, concédant une plus grande autonomie aux entreprises mais compensée par un renforcement du Gosplan. Quand il commence à parler de marché, c'est en utilisant l'expression de "marché socialiste".

Mais il s'est appuyé alors sur les fractions aisées de la bureaucratie, sur des catégories sociales enrichies dans les années brejnéviennes, et qui auraient voulu légaliser leurs sources de revenus en autorisant les entreprises privées et l'exploitation du travail salarié. Il ne s'agissait pas alors pour Gorbatchev de désétatiser l'économie ni de supprimer la planification. Il s'agissait de légaliser la prévarication, le népotisme et l'enrichissement dans l'ombre, des parvenus du régime pour s'en faire des alliés contre l'immobilisme des grands appareils concurrents qui forment depuis Staline l'ossature du pouvoir : parti, armée, police, administration, féodalités économiques.

Il s'est agi aussi, ce qui était déjà plus ou moins autorisé pour nombre de paysans dans la période précédente, de légaliser pour des citadins le fait de faire du commerce au lieu d'être salariés.

A l'époque les adversaires de Gorbatchev étaient les conservateurs et il n'y avait pas plus libéral que lui.

Le problème fut que dans cette voie, comme dans quelques autres, Gorbatchev s'est vu rapidement dépassé et débordé par des forces sociales plus avides et surtout plus importantes et plus puissantes qu'il ne pouvait le penser au départ et qui ont trouvé dans la perestroïka l'occasion de s'exprimer et d'intervenir et qui ont trouvé aussi des porte-parole et des maîtres à penser dans certains hommes issus de l'appareil d'État.

Principalement, dans ce domaine, Gorbatchev a trouvé plus démagogue que lui en la personne d'Eltsine, qui a joué à Gorbatchev la musique que ce dernier avait jouée aux "conservateurs".

Eltsine a débordé Gorbatchev sur sa droite en s'appuyant encore plus ouvertement sur tous ceux qui voulaient rétablir le capitalisme en URSS, ou plus exactement qui voulaient s'enrichir encore plus au détriment de l'économie soviétique, légaliser leurs sources de profits et s'en créer de nouvelles. Pour tous ceux-là, qui s'exprimaient par la voix d'Eltsine et de ses proches, Gorbatchev n'allait jamais ni assez loin ni assez vite.

On peut dire que les intentions de Gorbatchev, son projet, n'étaient sans doute pas de rétablir le capitalisme en URSS, au sens où on l'entend aujourd'hui. Ni de laisser éclater l'Union soviétique. Les dirigeants politiques d'une catégorie sociale quelle qu'elle soit sont souvent plus conscients des intérêts généraux de ceux qu'ils représentent que ces derniers eux-mêmes. C'est vrai pour les dirigeants de la bourgeoisie dans les pays impérialistes, ce fut vrai pour les dirigeants de la bureaucratie jusqu'ici, et c'était sans doute vrai pour Gorbatchev qui n'aspirait sûrement pas à ce qui est en train de se produire.

Mais, encore une fois, en la personne d'Eltsine il a trouvé plus démagogue que lui et, à la limite, probablement plus irresponsable que lui. Pour conquérir le pouvoir en contestant celui de Gorbatchev, Eltsine et ceux qui l'entourent ont développé au centuple les forces que Gorbatchev avait mises en mouvement pour maintenir le sien.

Et ces forces et ces pressions ont immédiatement dépassé le domaine économique et social. Elles se sont exprimées aussi dans la multiplication et la concurrence démagogique des Eltsine locaux, dans chaque République, qui se sont appuyés sur les sentiments d'oppression nationale de la population, réels ou encouragés, voire artificiellement provoqués. Et cela a abouti à l'éclatement actuel de l'Union, dont la Fédération de Russie dirigée par Eltsine risque elle-même d'être l'une des victimes aujourd'hui, ce qui obligera peut-être Eltsine à devenir moins démagogue... à moins qu'il soit, lui aussi, doublé sur sa droite.

Sous ces pressions, Gorbatchev a tenté de maintenir l'équilibre, tantôt en s'appuyant sur les "conservateurs", tantôt en faisant des concessions aux "libéraux" selon les circonstances et les occasions. Cela lui a permis de gouverner un certain temps, mais en subissant de plus en plus la pression des forces réactionnaires bourgeoises et centrifuges et en se faisant lui-même, quoique à retardement, de plus en plus l'expression des premières et en tolérant de plus en plus à son corps défendant les secondes. Les "conservateurs" eux mêmes d'ailleurs, au fur et à mesure que les forces bourgeoises se développaient et s'exprimaient dans le pays, en tenaient compte, bon gré ou mal gré. Ne serait-ce que le programme des putschistes en est une illustration.

Aujourd'hui, Gorbatchev est quasiment contraint - s'il n'y a pas de retournement - de se placer à la remorque d'Eltsine.

Le seul programme pour les travailleurs

Dans tout cela, la classe ouvrière est restée politiquement la grande muette. Lorsqu'elle est intervenue, comme par exemple lors de la grève des mineurs, cela a été derrière Eltsine qui s'est d'ailleurs empressé de leur faire reprendre le travail.

Les seules forces qui s'expriment et qui ont la parole et tiennent le devant de la scène médiatique ont été jusqu'ici, à part les "conservateurs" d'arrière-garde, surtout et de plus en plus les libéraux bourgeois, voire les plus archaïques des réactionnaires.

Si la classe ouvrière devait intervenir, et si un parti révolutionnaire prolétarien venait à se constituer en URSS, il ne fait pas de doute que le premier axe de mobilisation des travailleurs inscrit à son programme devrait être la lutte contre les candidats capitalistes grands et petits, contre la privatisation des entreprises propriété d'État, et pour le retour au respect de la production planifiée.

En effet, la propriété d'État et la planification furent en URSS, selon les termes même de Trotsky, la plus grande conquête de l'humanité. Rendues possible par la révolution de 1917, elles ont permis à un pays arriéré de devenir en quelques années la deuxième puissance mondiale. Les rythmes de croissance de l'économie soviétique ont été jusqu'en 1970 supérieurs au rythme d'accroissement des USA et de bon nombre de pays impérialistes. Depuis cette époque et jusqu'à ces toutes dernières années de désorganisation économique ils n'ont pas été supérieurs mais du même ordre. Cela n'a pas empêché, évidemment tellement le retard était grand, l'URSS de rester un pays pauvre, quand on fait le calcul par tête d'habitant : la moitié des USA en 1962 mais le tiers avant-guerre. Mais cependant l'URSS est encore un pays moins pauvre qu'elle ne le serait si le capitalisme s'y rétablit un jour.

L'économie étatisée et planifiée de l'Union soviétique était et est encore, au moins virtuellement, un acquis pour tout le prolétariat mondial et pour l'humanité.

Bien sûr, pour les révolutionnaires de 1917 comme pour les révolutionnaires d'aujourd'hui, il n'est pas question de construire le communisme dans un seul pays. L'URSS pour les bolcheviks était la première étape de la révolution mondiale. Pour eux il s'agissait de tenir jusqu'à ce que les pays industrialisés d'Europe, après la première guerre mondiale, entrent en révolution à leur tour. Aucune révolution n'a suivi la Révolution russe, et l'État soviétique a dégénéré, devenant le principal garant de la stabilité sociale, aussi bien en URSS que dans le monde entier.

Alors, au travers des désordres actuels de l'économie de l'Union soviétique, de ses crises politiques, du chômage qui jette et jettera des millions de travailleurs à la rue, de la suppression des protections sociales, de la misère croissante, le rôle de l'avant-garde prolétarienne serait de mobiliser les travailleurs, au travers de la défense contre les exactions dont elle est victime, dans une lutte contre la privatisation des entreprises, le saccage de l'économie, la mise à mort de la planification et pour un contrôle des travailleurs et des consommateurs sur l'économie.

C'est au travers d'une telle lutte, pour de tels objectifs, que le prolétariat pourrait prendre conscience de la nécessité de reconquérir le pouvoir politique qu'il a perdu depuis des dizaines d'années, et de s'en donner les moyens, pour instaurer une démocratie prolétarienne où les partisans de l'ancien régime et du capitalisme n'auraient pas les libertés dont ils disposent aujourd'hui. Car la ligne de partage ne passe pas entre démocrates et partisans du retour à la dictature. La ligne de partage passe entre le prolétariat révolutionnaire et la réaction bourgeoise.

C'est parce que la propriété étatique des entreprises et la planification est une conquête fondamentale permise par la révolution russe, que Trotsky a toujours considéré l'URSS comme un État prolétarien, dégénéré certes, mais prolétarien quand même. A cause du maintien de ces conquêtes sociales fondamentales. Et c'est sur la base de la même analyse que nous avons, après la mort de Trotsky, nous et le courant auquel nous appartenons, considéré que l'URSS était toujours, malgré tout, un État ouvrier dégénéré. Aujourd'hui nous le disons encore. Tant que la propriété étatique des entreprises existe, tant que la planification même en crise existe, nous considérons que le prolétariat soviétique, comme le prolétariat mondial, ont quelque chose à défendre en URSS et que l'URSS est encore d'une certaine façon un pays qui appartient à tous les prolétaires du monde.

Bien sûr, si l'URSS éclate en dix ou vingt morceaux différents elle n'aura plus la surface territoriale, humaine, économique, pour que cet acquis subsiste. Bien sûr, si ses dirigeants actuels, eltsiniens ou ceux plus "libéraux" encore qui les écarteraient du pouvoir, réussissent à réintroduire complètement le capitalisme, à désétatiser la plus grande partie de l'économie, à supprimer la planification, nous dirons alors qu'il ne s'agit plus d'un État ouvrier même dégénéré. Mais alors seulement. Dater le point de départ du processus est une question théorique mais somme toute secondaire. Ce qui compte pour des révolutionnaires, c'est d'en dater la fin et là, il vaut mieux se tromper en la voyant trop tard qu'en la situant trop tôt.

Pour nous, si une Internationale révolutionnaire existait vraiment et si un parti prolétarien de la révolution existait en URSS, leur programme ne pourrait être que de s'appuyer sur ce qu'il y a encore à défendre en URSS pour repartir à la conquête du reste et, par là, du pouvoir politique.