La Nation de l'Islam, dirigée par Louis Farrakhan, est l'organisation nationaliste noire la plus connue et la plus influente aujourd'hui aux États-Unis. On estime généralement le nombre de cadres politiques de cette organisation à 10 000, et à plusieurs dizaines de milliers le nombre de ceux qu'elle influence directement. C'est de loin l'organisation politique qui regroupe le plus grand nombre de militants. On trouve facilement son journal The Final Call (L'Appel final), dans la plupart des grandes villes.
Les foules qui se déplacent pour écouter son porte-parole officiel, Louis Farrakhan, donnent une idée de l'influence de la Nation de l'Islam. Ainsi, en février 1991, par exemple, 25 000 personnes environ ont assisté à un meeting organisé à Detroit, c'est-à-dire cinq à dix fois plus que n'importe quelle manifestation de ce genre organisée par les autres organisations noires.
De Marcus Garvey... à Louis Farrakhan
Farrakhan et sa Nation de l'Islam sont les héritiers de la vieille tradition séparatiste des Noirs américains.
Pendant la première guerre mondiale et dans la période qui suivit, des centaines de milliers de Noirs se rallièrent à Garvey et à son mouvement de "Retour à l'Afrique". Quand Garvey fut emprisonné sous le prétexte de fraude fiscale, puis expulsé vers la Jamaïque, le mouvement périclita.
Le flambeau fut repris par la Nation de l'Islam, fondée en 1930 dans les ghettos de Detroit. Sous la direction d'Elijah Muhammad, la Nation (comme on l'appelle plus familièrement) reposa pendant plus de 40 ans en partie sur la conviction quasiment religieuse que le peuple noir est le peuple élu, supérieur aux "diables blancs" qu'il était appelé à remplacer. Mais la Nation se donnait aussi comme tâche politique la constitution d'une nation noire, complètement indépendante de la société blanche américaine et de son appareil d'État.
Avant la deuxième guerre mondiale, Elijah Muhammad réussit à regrouper quelques centaines de militants autour de lui, surtout à Detroit et Chicago. Pendant la guerre, il s'attira les foudres des autorités fédérales pour s'être opposé à la participation des Noirs au conflit. Il fut la cible de nombreuses tracasseries avant d'être finalement emprisonné pour insoumission - alors qu'il avait dépassé l'âge d'incorporation. (Il fut aussi accusé d'avoir dirigé illégalement une institution scolaire, la Nation de l'Islam ayant mis sur pied ses propres écoles qu'elle refusait de soumettre à une quelconque inspection ou autorisation du gouvernement blanc).
Ces défis de la Nation de l'Islam (surnommée par certains les Musulmans noirs) lui valurent une certaine popularité, en particulier parmi les plus pauvres et les plus démunis, de plus en plus concentrés dans les grands centres urbains. Quand Malcom X fut recruté en prison en 1952, il y avait déjà tout un réseau de l'organisation dans les prisons du Nord-est et du Midwest. A sa sortie de prison, Malcom X parcourut tout le pays, prenant la parole au nom d'Elijah Muhammad et mettant sur pied les "Fruits de l'Islam", la formation d'autodéfense de la Nation.
Au diapason du mouvement noir... puis dépassé par lui
Au cours de la décennie qui suivit, la Nation de l'Islam se développa rapidement, dépassant de loin les autres organisations d'un mouvement noir en pleine croissance. Vers le milieu des années 60, l'organisation atteignit son apogée : elle comptait plusieurs dizaines de milliers de militants actifs et 200 000 personnes ayant des liens avec ses mosquées. L'hebdomadaire de la Nation, Muhammad speaks, se vendait à plus d'un million d'exemplaires, essentiellement de la main à la main.
Dans son programme officiel, la Nation de l'Islam réclamait l'égalité des droits, l'égalité devant la justice, l'égalité aussi devant l'emploi - comme le faisaient les organisations des droits civiques. Mais les Musulmans noirs ou Muslims refusaient, eux, toute idée d'intégration et prônaient une complète séparation des races : "Nous pensons que ceux qui nous offrent l'intégration sont des hypocrites qui tentent de faire croire au peuple noir que ceux qui, depuis quatre siècles, sont les ennemis déclarés de la liberté, de la justice et de l'égalité, seraient devenus tout d'un coup leurs 'amis'. Nous pensons d'autre part que cette manœuvre vise à empêcher le peuple noir de comprendre que le moment est enfin venu pour lui de se séparer des Blancs de ce pays".
C'est par ce type d'attitudes radicales que la Nation se différenciait apparemment d'organisations comme le SCLC (Conférence des directions chrétiennes du Sud) de Martin Luther King, le NAACP (Association nationale pour le progrès des gens de couleur) ou le CORE (Congrès pour l'égalité raciale) qui, étaient officiellement en faveur de l'intégration. En pratique, elles essayaient de faire modifier les lois ségrégationnistes et les pratiques non-officielles qui fermaient les portes devant les Noirs. En d'autres termes, elles luttaient pour cette couche de la population noire qui, par sa situation économique, aurait pu prétendre à un rang social plus élevé dans la société américaine, n'eût été cette ségrégation institutionnalisée.
Le programme muslim, lui, comportait la revendication d'une nation noire séparée : "nous voulons que notre peuple [...] puisse avoir un État séparé ou son propre territoire - sur ce continent ou ailleurs".
Pourtant, malgré son originalité apparente, la Nation de l'Islam se fixait comme but d'ouvrir les mêmes portes aux mêmes couches sociales de la population noire que les autres organisations. En pratique, elle entreprit d'établir les bases économiques d'une nation noire en créant, à l'intérieur de la société bourgeoise américaine, des entreprises appartenant à la Nation de l'Islam ou à ses membres et qui employaient une main d'œuvre noire.
En fin de compte, "intégrationnistes" et "séparatistes" se retrouvaient sur les mêmes bases de classe, dans le cadre de la société capitaliste.
Mais la Nation de l'Islam semblait très différente : sa revendication d'une indépendance totale lui donnait l'air d'être plus radicale, plus déterminée à lutter jusqu'au bout pour l'auto-détermination. Elle était différente aussi par sa base sociale. Le SCLC, le NAACP et le CORE étaient surtout présents dans le sud. Aux postes de direction ainsi que dans leurs rangs on trouvait des pasteurs noirs, des enseignants et autres membres des professions libérales. Les Muslims quant à eux venaient des ghettos du nord, des couches les plus exploitées et opprimées de la population noire des villes, ainsi que des prisons.
Les militants de la Nation de l'Islam se faisaient remarquer dans les communautés noires, non seulement par ce qu'ils disaient, mais par leur comportement. S'adressant à des secteurs de la population souvent très "lumpenisés", ils s'opposaient à la déchéance dans la drogue et l'alcool. Ils avaient la réputation d'être courtois avec tous mais aussi d'être intransigeants dans leur refus du comportement soumis qu'une société raciste et ségrégationniste exigeait des Noirs.
Et surtout, la Nation de l'Islam et Malcom X furent vite identifiés aux "Fruits de l'Islam", l'organisation militarisée d'autodéfense utilisée comme service d'ordre lors des meetings et dans les mosquées. A la fin des années 50, les Fruits de l'Islam empêchèrent à plusieurs reprises la police de pénétrer dans la mosquée de Malcom X - les policiers préférant à chaque fois se retirer plutôt que de risquer l'affrontement avec les Muslims en plein centre de Harlem.
C'est par son attitude générale et suite à de tels incidents que la Nation de l'Islam acquit sa réputation d'aile la plus radicale du mouvement noir. Malcom X, en tant que porte-parole du mouvement, critiqua le pacifisme des organisations des droits civiques et appela la population noire à organiser son autodéfense. Mais quand le mouvement de masse commença à s'emparer des rues au milieu des années 60, toutes les organisations existantes furent dépassées par le radicalisme croissant des masses noires et les militants les plus actifs se tournèrent vers d'autres solutions. La Nation de l'Islam ne fit pas exception à la règle.
En 1962, la police lança une attaque contre une mosquée située près du ghetto de Watts à Los Angeles, blessant plusieurs Muslims. Tout le monde s'attendait à une riposte des Muslims, en premier lieu les membres des Fruits de l'Islam qui convergèrent de toutes les villes du pays sur Los Angeles.
Mais Elijah Muhammad demanda à tous les Muslims de déposer leurs armes et d'attendre qu'Allah punisse les "diables blancs", créant ainsi un réel malaise à l'intérieur de la Nation - particulièrement à l'intérieur des Fruits de l'Islam. Malcom X fut choisi pour aller à Los Angeles puis à travers tout le pays pour contrer l'opposition des Fruits de l'Islam et pour défendre cette position. Ce qu'il fit. Il fut néanmoins démis de ses fonctions puis exclu de l'organisation au cours de l'année qui suivit.
Cette position était un avant-goût de ce qui se produirait plus tard quand les ghettos exploseraient : la Nation de l'Islam n'aurait rien d'autre à proposer à ceux qui descendront dans la rue que de nouvelles promesses concernant la vengeance d'Allah contre les "diables blancs". En d'autres termes, au plus fort de la révolte populaire, cette organisation "radicale" n'eut rien à proposer de différent des apôtres de la non-violence. La Nation de l'Islam, l'organisation qui s'identifiait le plus à l'idée de l'autodéfense et d'une milice noire, celle qui prônait, semblait-il, la venue d'un pouvoir noir indépendant, fut aussi celle qui demanda aux masses noires qui descendaient dans les rues dans les années 60 de ne pas s'organiser pour résister à la police et à l'armée de l'État américain.
L'ensemble du mouvement noir de la fin des années 60 n'en continua pas moins de se développer de manière spontanée, les émeutes touchant des centaines de villes, surtout après l'assassinat de Martin Luther King en 1968. La mobilisation était réelle ; ce qui manquait, c'était la conscience et l'organisation politique. L'organisation fondée par Malcom X (l'Organisation de l'unité afro-américaine) disparut rapidement après son assassinat, moins d'un an après son exclusion de la Nation de l'Islam. Quant aux membres du Black Panther Party (les Panthères noires), ils furent massacrés dans des affrontements prématurés, provoqués par la police et le FBI.
mort du mouvement, renaissance de la Nation
La bourgeoisie américaine, à la tête de l'impérialisme le plus riche du monde, était évidemment prête à certaines concessions face à cette mobilisation des masses noires, en particulier quand les émeutes commencèrent à toucher les grandes villes du pays. La ségrégation officielle imposée par l'appareil d'État fut déclarée inconstitutionnelle. Il en fut de même de certaines pratiques policières courantes. Des programmes d'aide sociale furent créés ou étendus. De nombreux travailleurs noirs eurent accès à des postes qui leur étaient jusque-là refusés. Mais les changements les plus importants furent ceux qui affectèrent la petite bourgeoisie noire : on leur ouvrit enfin les portes. L'État américain permit à de nombreux dirigeants du mouvement noir de trouver des places dans l'appareil d'État ou le système politique. Le nombre de Noirs parmi les politiciens du Parti démocrate, les permanents syndicaux, les avocats et autres professions libérales s'accrut rapidement pendant cette période.
Quant aux masses noires, elles restaient tout en bas de l'échelle sociale, comme auparavant. Pour certains, avec des illusions nouvelles, mais pour beaucoup complètement désillusionnés.
La Nation de l'Islam fut une des rares organisations noires à pouvoir se maintenir pendant cette période - c'est peut-être le côté religieux de l'organisation qui lui permit d'échapper ainsi aux effets de la situation politique. Mais il semble aussi que Louis Farrakhan joua un rôle non négligeable dans le maintien de l'existence militante de la Nation. Farrakhan avait été un proche de Malcom X, qui l'avait recruté à Boston en 1956, malgré leurs milieux d'origine complètement différents (Malcom X avait un passé de délinquant et de repris de justice, alors que Farrakhan avait fait des études universitaires et était violoniste et chanteur professionnel). Les années passées aux côtés de Malcom X lui avaient fait une réputation de radical. Mais lors de l'exclusion de Malcom X, Farrakhan choisit de rompre avec lui. Il fut ensuite nommé à son poste, devenant, en 1968, le porte-parole officiel d'Elijah Muhammad. Il était seul autorisé à parler à la radio au nom de l'organisation et parcourut le pays pour animer la Nation, consolidant les Fruits de l'Islam dont il devint le chef.
Farrakhan apparaissait alors comme le successeur d'Elijah Muhammad. Mais quand Elijah Muhammad mourut, en 1975, on apprit que son fils, Wallace D. Muhammad avait déjà été désigné pour lui succéder.
Presqu'aussitôt, Wallace D. Muhammad annonça des changements à l'intérieur de la Nation de l'Islam. L'un de ses premiers gestes fut de dissoudre les Fruits de l'Islam (qui étaient, notons-le, la base sur laquelle Farrakhan s'appuyait) ; pour la première fois, il approuva l'entrée de Noirs dans l'armée américaine ; et il demanda à ses fidèles de faire flotter et de saluer le drapeau américain. En 1976, il fut l'une des personnalités invitées pour les cérémonies d'investiture de Jimmy Carter.
Sur le plan organisationnel, Wallace D. Muhammad transforma la Nation de l'Islam, d'organisation possédant un encadrement politique en une organisation religieuse plus traditionnelle. Dans la foulée, et pour se mettre en conformité avec l'Islam traditionnel, il ouvrit les portes de l'organisation aux Blancs - mais bien peu ont jamais adhéré. La Nation changea de nom et devint d'abord la Communauté mondiale d'Al-Islam, puis la Mission musulmane américaine. En 1985, Wallace D. Muhammad finit par dissoudre l'organisation dans une fédération assez informelle de mosquées musulmanes sunnites indépendantes.
Farrakhan se réclame de la tradition nationaliste
Entre 1975 et 1978, Farrakhan resta membre de la Nation de l'Islam. Formellement au moins, il acceptait les changements même si, dans les coulisses, il y eut sans doute des bagarres pour le contrôle de l'organisation. Wallace D. Muhammad lui retira la responsabilité de l'importante mosquée de Harlem et lui demanda de revenir à Chicago. Farrakhan quitta la scène publique, volontairement ou pas. Puis, après trois années de silence, il prit position ouvertement contre les changements introduits par Wallace D. Muhammad et se mit à réclamer un retour aux enseignements et au programme du père fondateur. Avec le retour à la doctrine religieuse d'Elijah Muhammad, il demanda le retour aux revendications séparatistes noires des débuts. A cette époque, quand il prenait la parole, Farrakhan insistait particulièrement sur la nécessité pour les Noirs d'avoir leur propre territoire et soulignait la différence qu'il y avait entre la position nationaliste et l'assimilationnisme prédominant à travers le pays ainsi que dans l'organisation du fils Muhammad.
En 1979, Farrakhan scissionna et créa une organisation rivale. La majorité resta avec Wallace D. Muhammad, qui gardait aussi le contrôle des biens de l'organisation. Mais Farrakhan attira à lui la fraction des militants désireux de revenir aux traditions nationalistes de la Nation de l'Islam, à ses fondements tant politiques que religieux. Il remit sur pied les Fruits de l'Islam, revint à l'idée d'une organisation composée de cadres, exigeant la discipline et les activités d'autrefois, et il reprit mot pour mot le vieux programme nationaliste d'Elijah Muhammad.
En 1984, Farrakhan et la Nation de l'Islam reconstruite commencèrent à attirer l'attention à cause du soutien apporté par Farrakhan à la candidature de Jesse Jackson à l'investiture du Parti démocrate pour les élections présidentielles. C'est Jackson qui était, bien sûr, au centre de la polémique, le soutien de Farrakhan n'étant qu'un prétexte, une arme utilisée par ceux qui, à l'intérieur comme à l'extérieur du Parti démocrate, étaient alors opposés à la candidature de Jackson. Ce dernier fut accusé d'avoir accepté le soutien des Musulmans Noirs, présentés comme les partisans de la haine raciale, comme anti-Blancs et anti-Juifs. Jackson finit par céder à la pression et montra au pouvoir politique du pays qu'il était prêt à se montrer "responsable", en coupant les ponts avec Farrakhan.
Cependant, Farrakhan et la Nation de l'Islam bénéficièrent de la publicité faite autour de ce prétendu scandale, qui renforçait l'idée que Farrakhan était le leader noir le plus intransigeant de ce pays raciste.
La place de premier plan occupée par Farrakhan est d'abord le reflet du déclin du mouvement noir et de la quasi disparition d'organisations comme les Panthères noires ou le SNCC de Rap Brown et Stokely Carmichael - c'est-à-dire qu'aucune autre organisation radicale de la même importance n'existe, ce qui laisse le champ libre à Farrakhan.
D'autre part, Farrakhan gagna de l'influence aussi parce qu'il disait tout haut ce que tous savent : à savoir que si une minorité de Noirs a pu trouver des postes et tirer profit des luttes des masses noires, la grande majorité reste au bas de l'échelle sociale ; que les Noirs continuent à être surreprésentés parmi les chômeurs, les soldats et dans les emplois les plus mal payés ; qu'avec les fluctuations de la situation économique depuis vingt ans, les Noirs et les pauvres se sont retrouvés toujours en première ligne ; que les Noirs continuent à être opprimés socialement, y compris ceux qui exercent des professions libérales car même si l'argent leur permet d'amortir un peu les coups, ils restent méprisés par ceux qui les utilisent ; et qu'ils sont toujours les principales victimes de la brutalité policière.
C'est là une suite de vérités que Farrakhan est le seul à dire assez fort pour être entendu.
Une autorité nouvelle...
Lors des primaires de 1984, la Nation avait donc soutenu pour la première fois de son histoire un candidat aux élections en la personne de Jesse Jackson. Elijah Muhammad était sans doute venu en aide de son vivant à certains candidats, mais jamais officiellement. Mais Farrakhan, lui, rompit avec la vieille politique d'abstention et demanda à ses sympathisants de s'inscrire sur les listes et d'aller voter. Depuis 1984, Farrakhan a soutenu d'autres candidats. Et en 1990, la Nation de l'Islam a présenté ses propres candidats dans un petit nombre d'élections locales. A chaque occasion, ses candidats étaient connus en tant que Muslims mais tous se présentaient sur des listes de coalition : à Seattle sur la liste du New Alliance Party, une organisation social-démocrate de la Nouvelle gauche ; à Los Angeles avec une coalition libérale de gauche qu'ils ont contribué à créer ; à Washington et dans le Maryland sur la liste d'une nouvelle organisation, la Democratic Coalition for Progress.
A Washington DC, le candidat des Muslims était le docteur Muhammad, qui est le porte-parole officiel de Louis Farrakhan. Dans le Maryland, leur candidat était connu pour ses liens avec les Dopebusters (les "casseurs anti-drogue"), la patrouille mise sur pied en 1988 par les Muslims pour lutter contre la drogue dans certains quartiers de Washington. A l'époque, la Nation avait envoyé des membres des Fruits de l'Islam dans une cité infestée par la drogue. Les Noirs du quartier étaient les otages des bandes de trafiquants et la police était invisible dès qu'il y avait un problème. Les Fruits de l'Islam chassèrent les trafiquants et les drogués et organisèrent des rondes pour empêcher leur retour. Les Dopebusters s'attirèrent ainsi beaucoup de sympathie alors que les autorités locales et la police se montraient plutôt embarrassées par les résultats obtenus par les Muslims.
Dans leur campagne, les Muslims mirent en avant leur succès dans la lutte anti-drogue ainsi que la nécessité pour les partis politiques d'avoir un plus grand nombre de candidats noirs. Ils parlaient de briser la politique d'appareil du Parti démocrate, où les Noirs sont toujours soit sous-représentés, soit carrément ignorés.
La campagne du Docteur Muhammad lui valut plus de 21 % des votes. Il est clair que la Nation de l'Islam est de plus en plus présente dans au moins certaines villes du pays, par sa participation aux élections, par ses patrouilles anti-drogue et ses autres interventions concernant la communauté noire.
Pour prendre un autre exemple, en 1989, à New York, la communauté noire exprima sa colère et se mobilisa suite au meurtre raciste d'un jeune Noir par une foule blanche. Farrakhan était présent aux funérailles avec un groupe des Fruits de l'Islam qui assurait le service d'ordre de la cérémonie. Il prit la parole sur un ton militant, rejetant la responsabilité de tels crimes racistes sur le racisme institutionnalisé des autorités de la ville. Lesdites autorités et la presse s'indignèrent de la venue de Farrakhan... ce qui accrut encore sa popularité dans la communauté noire.
Il est difficile de savoir si la Nation de l'Islam recrute beaucoup grâce à ses interventions. Ce qu'on sait, par contre, c'est que ses interventions lui ont valu un respect accru de la part de beaucoup de Noirs, à la fois dans les villes où ils sont intervenus et dans celles où leurs interventions sont simplement rapportées par les médias.
...Au bénéfice du Parti démocrate ?
Farrakhan a acquis sa réputation actuelle en s'opposant, en apparence, de manière radicale à l'establishment américain. En pratique, plus il intervient dans le domaine politique et social, plus il apparaît désireux de construire des ponts en direction de l'establishment - et plus particulièrement de celui du Parti démocrate.
A New York, par exemple, ce que Farrakhan avait à proposer aux manifestants venus l'écouter consistait à demander aux autorités municipales l'institution d'une commission composée de civils chargés d'examiner les cas de racisme. Il est possible que cela ait correspondu à ce que voulaient les manifestants, mais en tout état de cause, Farrakhan n'avait rien d'autre à leur proposer que de s'en remettre aux autorités et aux institutions mêmes qui sont responsables du haut degré de violence raciste officielle.
A Washington, les autorités commencèrent par dénoncer les patrouilles anti-drogue des Muslims. Mais très vite, elles annoncèrent qu'un accord était intervenu : les Muslims étaient autorisés à faire leurs rondes et leurs rapports mais ils devraient s'en remettre à la police qui seule était autorisée à agir. Au sujet de la police, Farrakhan déclara : "Nous ne voulons pas faire la loi nous-mêmes ou remplacer la police. La police a son rôle à jouer".
Sur le plan électoral, les Muslims se distinguent très peu des démocrates noirs. Il n'est pas surprenant que la femme de Jesse Jackson ainsi que d'autres démocrates noirs aient pu se permettre d'apporter leur soutien au docteur Muhammad lors de sa campagne. Comme il n'est pas surprenant que la Nation ait apporté son soutien à des personnalités démocrates noires comme Gus Savage de Chicago ou Marion Barry de Washington.
Même après que Jackson eut pris ses distances, Farrakhan continua à lui apporter son soutien. En 1984, il déclara devant une assemblée à l'Université de Princeton : "Mais si on ne soutient pas Jesse Jackson, qui va-t-on soutenir ? On n'a pas le choix. A mon avis, Ronald Mondale ne représente pas une alternative valable. Ronald Mondale c'est LA MEME CHOSE, mais dans un autre parti. Il est trop lié aux syndicats, à tous les groupes de pression d'Amérique. Il ne fera pas ce qu'il faut pour les masses. Cranston le ferait peut-être, ou McGovers, mais il ne le ferait pas mieux que Jesse".
Quatre ans plus tard, Farrakhan soutenait à nouveau Jesse Jackson, même s'il avait quelques critiques - mineures - à formuler à son endroit. Quand Jackson prit la parole devant la Convention du parti à la fin de sa campagne, beaucoup de Noirs eurent l'impression qu'il les laissait tomber pour faire la paix avec l'appareil de son parti. Farrakhan déclara : "Finalement, ce frère s'est présenté devant la Convention et, comme il a été dit, il n'y a pas été bien traité. Il me semble qu'il a fait le choix de ne pas se battre cette fois-ci (c'est nous qui soulignons) pour les aspirations de ceux qui, par tous les temps, ont peiné pour amener sa candidature jusqu'ici".
De toute évidence, Farrakhan laisse la porte ouverte à un nouveau soutien de Jackson... ou d'un autre démocrate noir ou même se présentant comme un ami des Noirs.
En fait, le principal problème de Farrakhan semble être que le Parti démocrate n'est pas encore prêt à l'accepter, malgré ses offres de service et malgré les liens qu'il tisse là où il le peut.
Une démagogie pour tous
On trouve de tout dans les écrits de Farrakhan ainsi que dans ses discours enregistrés. Autrement dit, Farrakhan oscille en permanence, à la façon d'un démagogue cherchant ce qui peut plaire au plus grand nombre ou, plus précisément, à ceux qui l'écoutent à un moment précis.
Devant des étudiants noirs, Farrakhan a ainsi détaillé le programme économique de la Nation de l'Islam qui propose un capitalisme noir, appelé P.O.W.E.R., à la petite bourgeoisie noire."Voici comment ça fonctionne, tout simplement. Chaque Noir, homme ou femme, qui possède une entreprise, qui est un homme ou une femme d'affaires pourra devenir membre de POWER. Nous allons d'ici un an et demi dépasser le million de membres. Quand vous appartenez à POWER (dont les initiales signifient "organisation de gens qui travaillent à la renaissance économique") vous recevez une carte de membre. Dix dollars seulement et vous êtes membre de POWER. Un membre de POWER entre alors en contact avec un autre membre et ils travaillent ensemble à prix réduits, ce qui va encourager les masses noires à acheter à des Noirs..."Les médecins peuvent gagner leur vie, les avocats et les enseignants aussi. Il faut simplement ne pas sucer le sang du peuple. Que l'échange entre le consommateur et le fournisseur soit un échange honnête..."
Par contre, dans une récente interview à un journal de gauche, Farrakhan expliquait qu'il n'était pas favorable au capitalisme : "La gauche la plus progressiste voit des possibilités d'alliance avec Louis Farrakhan, car je ne suis pas capitaliste, je ne crois pas en l'exploitation de la richesse des masses au bénéfice d'une poignée de profiteurs."Je crois que puisque nous vivons dans une société capitaliste, nous devons utiliser les INSTRUMENTS du capitalisme. Mais la PROPRIETE des choses doit être la propriété commune de la masse du peuple. Je ne crois pas que la richesse d'une nation doive être entre les mains de quelques-uns..."
Le programme officiel de la Nation de l'Islam dénonce l'intégration et prône le séparatisme. Souvent dans ses interventions publiques Farrakhan s'élève contre ceux qui essaient de s'en sortir dans la société des Blancs. Puis, il lui arrive de dire, au contraire : "Mes frères, mes sœurs, les Haïtiens, les Cubains, les Vietnamiens, les Arabes chassés du Moyen-Orient ne peuvent réussir mieux que vous en Amérique, si vous vous réveillez... Nous pouvons réussir vraiment en Amérique, malgré le racisme, malgré les préjugés, malgré le fanatisme. Il n'y a rien que nous n'ayons pas et qui puisse se mettre en travers de notre chemin si nous décidons de nous y mettre".
Sa démagogie est apparente aussi dans ses déclarations antisémites qui flattent les préjugés de la petite bourgeoisie noire et qui détournent la colère des pauvres du ghetto contre les boutiquiers juifs, qui ne sont pas responsables de la pauvreté des Noirs, pour mieux protéger les vrais responsables, la bourgeoisie blanche américaine.
Quel rôle et quel avenir pour la nation de l'islam
Il est clair aujourd'hui que Jesse Jackson représente une sorte de soupape de sécurité pour la bourgeoisie. Mais si la situation se radicalisait, la mobilisation des Noirs pourrait rapidement dépasser Jackson qui a déjà fait la preuve de sa soumission au Parti démocrate. Dans une telle situation, Farrakhan pourrait être amené à jouer le rôle du radical. La taille et l'influence de la Nation à l'échelle nationale permettent à Farrakhan d'envisager de jouer un jour ce rôle.
Si on en juge par ce qu'ont dit et fait Farrakhan et la Nation de l'Islam jusqu'à présent, il est clair que, dans une telle éventualité, ils tenteraient de retenir le mouvement ou même d'empêcher qu'il se développe. Leur démagogie montre bien que leur principal souci n'est pas d'élever le niveau de conscience des masses mais plutôt de renforcer les illusions qu'elles ont déjà. Même en ce qui concerne l'autodéfense, il est clair que les Fruits de l'Islam pourraient être utilisés en tant qu'organisation paramilitaire pour conserver le contrôle de la population noire si celle-ci commençait à se mobiliser contre la police et l'armée ; leurs actions n'ont jamais visé jusqu'à présent à aider la population à s'organiser elle-même contre la police et l'armée.
Evidemment, l'avenir de Farrakhan et de la Nation de l'Islam dépend en partie de l'évolution de la population noire elle-même. En tant que démagogue, Farrakhan est susceptible d'aller là où le vent soufflera. Si la situation reste calme, il peut soutenir, sinon officiellement du moins en fait, une plus grande intégration de la petite bourgeoisie noire dans le système capitaliste américain. En cas de mobilisation dans la population noire, il peut prendre la tête des protestations mais alors seulement, comme l'a montré la Nation de l'Islam des années 60, dans l'intention de dévoyer ou contenir la mobilisation. Les travailleurs noirs et les pauvres ne peuvent éviter ce piège que s'il se trouve des gens capables de construire une autre organisation qui se donnerait comme but le contrôle de leur propre mouvement par les travailleurs noirs et les pauvres, la lutte pour leur propre programme, pour leurs intérêts propres.