Dernière heure : l'article qui suit était déjà à l'impression lorsque la toute dernière négociation dirigée par Carter a arraché aux chefs de la dictature militaire haïtienne leur engagement de partir. Les États-Unis les laissent quitter le pouvoir avec les honneurs, le 15 octobre seulement, le temps entre autres de voter une amnistie générale pour les putschistes. Les troupes américaines censées entrer dans le pays le 19 septembre ne le feront donc pas comme adversaires de la junte militaire démissionnaire, mais comme garantes du maintien de l'ordre pendant la période de transition. Contre qui ? Pas contre les militaires ou leurs auxiliaires civils armés qui soumettent depuis trois ans les quartiers pauvres à une terreur sanglante (et qui la nuit même de l'accord ont intensifié les fusillades et les tueries) ! De la hiérarchie de l'armée aux couches privilégiées qui avaient financé le putsch et en ont tiré profit, tout le socle de la dictature reste en place. C'est cet ordre-là que les troupes américaines protègeront - fût-ce malgré les réticences de ses bénéficiaires - contre le risque d'explosion populaire.
Clinton vient donc, au moment où nous écrivons, d'adresser à la junte militaire haïtienne un tonitruant : "partez maintenant ou nous vous chasserons par la force". Avertissement auquel la présence de navires américains dans la rade de Port-au-Prince et l'approche des côtes haïtiennes de porte-avions chargés d'hélicoptères donnent un crédit évident.
Le New York Times rapporte cependant qu'au moment même où Clinton tenait ce langage guerrier, son ambassadeur en Haïti a été chargé de transmettre aux trois chefs de la junte, les généraux Cédras et Biamby et le colonel François, une dernière offre pour éviter l'intervention : des visas pour un pays d'accueil, la promesse de ne pas être inquiétés et la possibilité de jouir librement des biens qu'ils ont volés pendant qu'ils étaient au pouvoir.
Les tout prochains jours diront s'il s'agit d'un dernier coup de bluff pour obtenir le départ pacifique de la junte militaire au pouvoir à Port-au-Prince - comme il y en a déjà eu plusieurs, aussi inefficaces les uns que les autres, depuis le 30 septembre 1991 où un coup d'État militaire renversa le président élu Aristide - ou s'il s'agit de la première phase d'une intervention militaire.
La longue tergiversation des dirigeants de l'impérialisme américain
Depuis trois ans, c'est une partie de poker-menteur qui se déroule entre les dirigeants de Washington et les militaires au pouvoir à Port-au-Prince dans laquelle les États-Unis ont surtout cultivé l'art de hausser le ton pour éluder la décision d'intervenir. Tout en prenant formellement parti pour le président Aristide, reconnu, reçu et en partie financé comme "la seule autorité légale d'Haïti", les dirigeants américains n'ont certainement pas été fâchés de voir l'armée haïtienne faire une véritable saignée dans les quartiers pauvres au lendemain du putsch et y maintenir la terreur depuis.
Le parti pris officiel était destiné à ménager une "solution Aristide", c'est-à-dire préserver la possibilité de se servir du crédit considérable du prêtre-président dans les masses pauvres haïtiennes, au cas où il aurait fallu calmer par des paroles doucereuses une explosion populaire. Mais les milieux dirigeants américains ne cachaient guère leur aversion pour le prêtre porté à la présidence en décembre 1990 par un vote sans précédent des couches pauvres, suspecté d'être "instable", "imprévisible", c'est-à-dire trop sensible à la pression des masses pauvres.
Depuis le putsch, les États-Unis jouent un jeu où le cynisme le dispute à l'hypocrisie. Tout en soutenant et finançant Aristide, tout en multipliant les déclarations en faveur du "rétablissement de la démocratie", l'administration américaine en place au moment du putsch - dirigée encore par Bush à l'époque - a déclenché une véritable campagne d'intoxication pour expliquer en résumé que si Aristide avait été renversé, c'était de sa faute, car c'est lui-même qui avait porté atteinte aux libertés démocratiques et surtout parce qu'il avait laissé "la populace" se livrer à des exactions. Une façon de relayer les arguments du général Cédras qui, lui-même, présentait le putsch comme une nécessité pour "sauver la démocratie".
La pression américaine s'est exercée surtout sur Aristide, pour que celui-ci rabote dans son langage tout populisme, tout soupçon d'anti-américanisme ; pour qu'il utilise son crédit dans la majorité pauvre de la population haïtienne à la convaincre que, contre les putschistes, il fallait s'en remettre aux "pays amis", c'est-à-dire surtout aux États-Unis ; pour qu'il prêche enfin la non-violence et la réconciliation nationale, pendant que les militaires et les hommes de main du régime torturaient, tuaient, incendiaient, violaient dans les quartiers pauvres. Le résultat de cette pression a été la signature des accords de Governor's Island, signés en juillet 1993 par Aristide et par Cédras. Le premier pardonnait tout à l'armée et ne demandait plus que la démission du second. On sait ce qu'il en est advenu : Cédras n'a pas respecté l'accord, les États-Unis ont fait mine de protester, Aristide est resté en exil et les militaires au pouvoir.
La seule "action" contre les putschistes a été la proclamation par l'Organisation des États Américains, le 8 octobre 1991, c'est-à-dire peu après le putsch, d'un embargo contre Haïti.
L'embargo était présenté comme le grand moyen de faire plier les militaires et de "ramener la démocratie". C'est ce qu'on entendait dans la bouche des représentants des grandes puissances. C'est ce que répétaient également, sur le terrain, les militants qui se réclamaient d'Aristide. Mais dans les faits, l'embargo se réduisait pour l'essentiel à la présence de navires de guerre américains autour d'Haïti. Ces navires ont été très efficaces dans la chasse aux embarcations sur lesquelles les victimes de la dictature - ou de la faim - essayaient de s'enfuir. Infiniment moins pour empêcher certaines marchandises d'entrer et, jusqu'à une période récente, de sortir d'Haïti.
Pour les classes pauvres, auprès desquelles les aristidiens axaient leur propagande sur la défense de l'embargo, l'effet de ce dernier a été assez rapide. Les prix, y compris des produits nullement importés, s'envolèrent. Les gros marchands stockaient, créaient la pénurie, augmentaient leurs prix et en accusaient "la communauté internationale qui veut étrangler Haïti et les Haïtiens". Commença une dégradation du niveau de vie des classes pauvres qui n'a cessé de s'aggraver depuis. Les ouvriers licenciés par la fermeture des usines et les paysans déjà étranglés par la misère n'eurent plus qu'à mendier ou à crever.
Mais la hiérarchie militaire n'a pas eu à se plaindre. La contrebande, source de revenus traditionnelle en Haïti pour les militaires, a pris des proportions sans précédent. De vieux liens unissent sur ce plan les colonels et les généraux haïtiens à leurs semblables de la république Dominicaine (seul voisin terrestre de Haïti). Il était de notoriété publique que l'essence, les produits de luxe destinés à la bourgeoisie, les 4x4 tout terrain, voiture de luxe préférée des riches d'Haïti, traversaient la frontière sans entrave, enrichissant au passage les clans civils et militaires spécialisés dans la contrebande.
Et puis, il y a la drogue. Plusieurs rapports officiels américains soulignent le rôle pris par Haïti en tant que plaque tournante du trafic de la drogue entre la Colombie et le nord du continent américain, et l'implication notoire de certains membres de la junte - du colonel François, chef de la police de Port-au-Prince et numéro deux du régime, en particulier - dans ce trafic. Et, bien que les statistiques manquent sur ce plan, et pour cause, les militaires haïtiens ont peut-être copié à leur manière la politique du gouvernement britannique, il y a un siècle, lors de la guerre de l'opium, et réinventé l'art et la manière de rééquilibrer un commerce extérieur de plus en plus déséquilibré du fait de l'effondrement de la production en pratiquant le trafic de drogue.
Encore que l'effondrement des ventes à l'étranger ne fut pas immédiat, principalement parce que, pendant trois ans, les États-Unis furent les premiers à ne respecter que mollement l'embargo, en le suspendant d'ailleurs par intermittence. C'est ainsi par exemple que Bush a levé une première fois l'embargo le 4 février 1992 - c'est-à-dire à peine quatre mois après le putsch - pour les usines d'assemblage de Port-au-Prince travaillant en sous-traitance pour l'industrie américaine. Ce n'est qu'après l'échec des accords de Governor's Island que l'embargo s'est durci, conduisant à la fermeture progressive de la quasi-totalité des entreprises de la zone industrielle. Mais, en 1992 et 1993, derrière la fiction de l'embargo international, le commerce officiel, y compris les exportations, a repris avec les États-Unis. Un des aspects les plus abjects de ce commerce fut que, durant ces deux ans, Haïti a accru ses exportations de produits alimentaires vers les États-Unis - fruits, noix de coco, citron, melon, voire alimentation pour bétail - alors que dans les classes pauvres, on mourait de sous-alimentation.
Quant à la bourgeoisie haïtienne, qui s'est retrouvée comme un seul homme derrière Cédras par crainte des masses pauvres, si certains de ses secteurs ont souffert économiquement du régime militaire et de l'embargo, d'autres en ont tiré profit. Les cinq plus grandes familles bourgeoises - les Brandt, les Mevs, les Accra, les Bigio, les Behrman - se partageaient déjà les principaux secteurs de l'industrie et de l'agriculture pour l'exportation et l'import-export. Ce sont elles qui avaient financé le coup d'État. L'ère des militaires a encore accru leur mainmise sur le pays. Au-delà des militaires, ce sont ces grandes familles qui sont derrière la contrebande, comme ce sont elles qui ont profité du laxisme américain en matière d'embargo pour s'enrichir dans l'import-export "légal".
Ces familles ont en général des intérêts dans plusieurs autres pays des Caraïbes - en république Dominicaine, à la Jamaïque, aux Bahamas - voire aux États-Unis. En conséquence, ces mesures qui se voulaient spectaculaires en matière de blocage de capitaux, ne les gênaient que modérément. Il est significatif par exemple que, au moment de la privatisation récente de la BNP, la filiale de Port-au-Prince de cette banque, une des plus grandes du pays, a été reprise par une association de deux de ces grandes familles. Il faut en conclure qu'elles avaient l'argent pour acheter et aussi que l'embargo n'a pas gêné outre mesure la transaction financière. Ce n'est pas pour rien que ces grandes familles mènent aux États-Unis une intense activité de lobbying, en s'achetant des politiciens et des avocats parmi les ténors du barreau, afin de présenter sous des couleurs avenantes le régime de Cédras et mener propagande contre l'éventualité d'une intervention américaine (Mevs à lui seul aurait dépensé 200 000 dollars aux États-Unis à cet effet).
Pendant longtemps, les dirigeants américains n'avaient néanmoins pas besoin de subir la pression du lobby des grandes familles haïtiennes pour ne pas avoir envie d'intervenir. Nous reviendrons sur ces raisons. Et puis, il y a la politique des dirigeants et il y a la politique des appareils militaires. Plusieurs sources - citées par le journaliste américain Paul Farmer - ont rapporté que des officiers de l'armée haïtienne ont été vus jusqu'à une date aussi tardive qu'octobre 1993 à la base de Fort Benning en Géorgie où se trouve la fameuse "École des Amériques" : il s'agit de cette école militaire où ont été formés nombre de hauts cadres militaires des États d'Amérique latine, parmi lesquels quelques futurs dictateurs, notamment des hommes comme Noriega, du Panama... ou le colonel François, d'Haïti.
Le problème des dirigeants des États-Unis
Le problème des dirigeants américains n'a jamais été la résistance militaire d'une armée haïtienne numériquement faible - quelque 7 000 hommes - et surtout corrompue, pourrie de la tête aux pieds, dont les officiers sont surtout préoccupés de trafics, dont les soldats ne savent se battre que contre une population désarmée.
Les problèmes sont politiques, à commencer par l'état d'esprit de l'opinion américaine elle-même, hostile à l'idée d'envoyer des "boys" risquer leur vie en Haïti ou ailleurs. Cette hostilité n'a pu que s'accentuer à la suite des interventions militaires récentes, notamment en Somalie.
Malgré l'agitation diplomatique de Washington, la quasi-totalité des pays d'Amérique latine est également hostile à une intervention des troupes américaines. La politique du "gros bâton" de l'impérialisme US ne passe pas, même si elle se drape, dans ce cas, de la prétention de ramener la démocratie en Haïti.
Il faut rappeler aussi que, tout en étant considéré, et pour cause, comme le gendarme du monde, l'impérialisme américain a toujours été relativement peu enclin à engager directement ses propres troupes.
Même lors des deux précédentes guerres mondiales, les dirigeants de l'impérialisme américain ont dû se servir de provocations, voire les inventer, pour entraîner leur peuple dans des guerres pourtant souhaitées par la bourgeoisie.
Bien sûr, l'attitude des États-Unis est différente, sous cet angle, quand il s'agit de sa chasse gardée d'Amérique latine. Dans la première moitié de ce siècle, un grand nombre d'États d'Amérique centrale et des Caraïbes ont subi l'invasion, voire l'occupation plus ou moins longue de l'armée américaine. Dont Haïti, occupé de 1916 à 1934 par l'armée américaine.
Dans les trente dernières années, les troupes américaines sont intervenues directement par trois fois dans cette même région caraïbe, à Saint-Domingue, à Grenade et à Panama.
Mais, même en Amérique latine, les États-Unis ont été relativement plus prudents durant cette même période des trois dernières décennies que ne l'a été par exemple la France qui s'est livrée à bien plus d'opérations militaires, dans sa sphère d'influence en Afrique.
L'impérialisme américain a de l'argent. Il préfère payer des mercenaires (Baie des Cochons à Cuba, Contras au Nicaragua) plutôt que d'envoyer des troupes.
Mais dans le cas d'Haïti, en outre, les États-Unis ont été pendant longtemps d'autant moins enclins à intervenir qu'ils ne voulaient pas, en forçant les militaires à reculer et en permettant à Aristide de rentrer, donner aux masses pauvres le sentiment d'avoir remporté une victoire même par procuration.
Les dirigeants américains savaient que la situation était explosive en Haïti pour des raisons de fond et permanentes : les inégalités sociales criantes, la misère de la grande majorité de la population dans ce pays qui est depuis longtemps le plus pauvre de l'hémisphère occidental.
Mais en outre, depuis 1986, en quelques années les classes pauvres haïtiennes ont fait bien des expériences successives. Elles ont participé à l'effervescence qui a conduit à la chute de Duvalier. Elles ont commencé à faire naître des formes d'organisation, élémentaires certes mais multiples, qui ont été rapidement abandonnées ou brisées, mais qui ont laissé des souvenirs.
Elles ont vu ensuite leurs espoirs en cette démocratie, qu'elles souhaitaient sans trop savoir en quoi elle pouvait consister, noyés dans le sang lors de la première tentative d'élection en 1987.
Elles ont eu un nouveau sursaut d'espoir en parvenant à élire Aristide à la présidence, puis en réussissant à le défendre dans la rue contre une première tentative de coup d'État.
Les classes pauvres ont certes été défaites et affaiblies par la répression qui suivit le putsch. Mais l'horreur de la répression elle-même et la complicité évidente des assassins en uniforme et de la classe possédante pouvaient leur avoir donné une conscience qu'elles n'avaient pas en 1986.
Dans ces conditions, tout geste même venant des États-Unis mais qui pouvait être interprété comme un encouragement risquait de se traduire au moins par des déchoukages, plus massifs encore que ceux de 1986. Et il y avait le risque plus grand encore que, derrière les chiens sanglants, les masses voient enfin les maîtres, ceux qui possèdent les richesses. Il y avait le risque qu'elles ne se contentent pas de s'en prendre à l'uniforme mais qu'elles s'en prennent aussi à la propriété.
Voilà le pourquoi des atermoiements des États-Unis. Ils avaient besoin d'Aristide pour endormir les masses mais ils ne pouvaient pas accepter qu'il puisse sortir de ce rôle, même à son corps défendant.
C'est l'attitude des masses qui a inquiété les États-Unis durant ces trois ans (évidemment decrescendo avec la consolidation du pouvoir militaire et le découragement des masses). Mais ils devaient également tenir compte des sentiments de la bourgeoisie.
La bourgeoisie haïtienne hait Aristide. Elle le hait malgré le fait que, pendant les quelques mois où il est resté au pouvoir, il n'a eu nullement l'intention de s'en prendre à ses privilèges et à la propriété. Elle le hait malgré le fait que, depuis qu'il est dans l'émigration, Aristide est devenu un instrument de la politique américaine, défenseur du pardon à l'armée et chantre de la réconciliation nationale.
Mais la couche privilégiée haïtienne a senti dans sa chair la crainte des masses pauvres haïtiennes. Ces masses ont pourtant seulement commencé à s'éveiller et à se sentir quelque chose, du simple fait que l'homme qu'elles avaient porté au pouvoir semblait les respecter.
Cela suffit cependant aux yeux de la bourgeoisie pour qu'Aristide devienne l'incarnation du diable ou, pis encore, de ce communisme dont pourtant le prêtre-président n'a jamais cessé de se démarquer.
C'est cette crainte profonde des masses aujourd'hui écrasées et la crainte que le retour d'Aristide les réveille de nouveau, qui soudent la couche privilégiée autour de la junte militaire.
Le pouvoir militaire est pourtant nuisible à bien des intérêts bourgeois. Les pillards en uniforme ne respectent pas toujours la propriété privée. Nombre d'affaires sont perturbées par l'avidité des militaires à se remplir les poches, en particulier en pillant les caisses de l'État, rendant ce dernier incapable de faire face même aux quelques obligations indispensables pour un minimum de fonctionnement de l'économie de la bourgeoisie.
En outre, le boycott en lui-même a des conséquences qui sont nuisibles à certains secteurs de la bourgeoisie, ne serait-ce que ceux spécialisés dans la sous-traitance de l'industrie américaine.
Néanmoins, le régime de Cédras qui dure depuis trois ans s'est révélé relativement stable. Alors que dans les premières années consécutives à la chute de Duvalier, des clans militaires se disputaient le pouvoir à coups de putschs réussis ou ratés et se succédaient au pouvoir avec chacun sa clientèle civile, Cédras a battu un record de longévité par rapport à Namphy ou Avril.
Cette crainte du retour d'Aristide, avec les dangers qu'il risque d'entraîner, est en dernier ressort la base du consensus qui s'est constitué autour de Cédras. Il n'est pas certain que les États-Unis aient tenté d'approcher un général quelconque pour qu'il leur rende le service de se débarrasser du trio Cédras-François-Biamby - comme le général Avril avait été éjecté en 1990 par son chef d'état-major pour permettre la reprise "du processus démocratique" (déjà !) - mais le fait est que personne de la hiérarchie militaire supérieure ne l'a même seulement tenté... jusqu'à présent.
Les hésitations des milieux dirigeants américains à intervenir en Haïti, l'échec par ailleurs de l'intervention en Somalie, ont évidemment donné des ailes à la clique dirigeante haïtienne qui se comporte comme si elle ne craignait pas vraiment une intervention américaine. Cédras et compagnie ont même pris trop d'assurance. Ils ont retourné contre Washington son propre jeu consistant à taper sur la table et ne rien faire, en minant la crédibilité des États-Unis, en les ridiculisant parfois.
La clique militaire s'offre le plaisir de se servir de la menace américaine pour se poser en défenseur du nationalisme outragé. Elle en profite aussi pour dénoncer les partisans d'Aristide - et du coup, tous ceux qui sont contre le régime - comme la "cinquième colonne" des Américains afin de justifier une accentuation de la répression. Elle s'en sert aussi pour constituer, au nom de la défense de la patrie, des milices paramilitaires, en mobilisant dans des entraînements-spectacles dérisoires de pauvres types achetés pour quelques dollars ou pour la promesse d'une petite fraction de pouvoir, et des bourgeois assez haineux contre Aristide pour être volontaires pour se mobiliser, mais pas assez courageux pour apparaître autrement que cagoulés !
La valeur militaire de ces troupes est nulle contre les Américains mais elle peut toujours servir à aggraver la répression contre les partisans d'Aristide ou assimilés.
Tout en jouant la comédie de la "défense de la patrie ", la clique au pouvoir semble s'être persuadée que les États-Unis n'interviendront pas, ou interviendront tellement tard qu'Aristide approchera de la fin de son mandat (la prochaine élection présidentielle est prévue pour décembre 1995). Aristide n'ayant pas le droit de se représenter, on peut alors, pour faire plaisir aux Américains, refaire une élection à laquelle participeront 5 à 10 % de la population, avec l'abstentionnisme résigné de grandes masses, et portant au pouvoir un des nombreux politiciens admis par la bourgeoisie haïtienne comme par les États-Unis. Et pourquoi pas Cédras lui-même ?
Dans la caste politique haïtienne, de plus en plus nombreuses étaient ces derniers temps les voix qui proposaient comme solution à la crise haïtienne que Cédras, qui arrivera en octobre 1994 au terme de son mandat de chef de l'armée, en profite pour prendre sa retraite avec les honneurs en demandant à Aristide de démissionner par la même occasion.
La caste politique semblait, en tout cas depuis quelques semaines, se placer dans l'hypothèse de l'après-Aristide.
On a vu Cédras lui-même faire des tournées dans les villes de province, en civil, et ébaucher une sorte de campagne électorale.
L'impression - juste ou pas - de la couche dirigeante que l'hypothèque Aristide est levée ravive les luttes de clans à l'intérieur même de la clique dirigeante. Un des principaux responsables du putsch, Reynold Georges, ancien haut dignitaire de Duvalier, vient d'échapper de justesse à un attentat perpétré par un groupe militaire.
L'assurance de la clique dirigeante a cependant peut-être été non fondée.
La prudente modification de l'attitude des dirigeants américains
Depuis le mois de mars, en effet, la pression américaine s'accentue.
Après la suspension de tout trafic aérien avec Haïti en juin 1994 - Air France était la dernière compagnie à assurer des vols - l'embargo semble avoir commencé à être effectif même sur la frontière avec la république Dominicaine, au point de toucher certains secteurs de la bourgeoisie haïtienne et d'accentuer l'effondrement de la production.
Puis commencèrent, du côté des États-Unis, les manœuvres diplomatiques pour préparer une éventuelle intervention ou, en tout cas, pour créer les conditions permettant de la présenter comme une intervention de la "communauté internationale" destinée à rétablir la "démocratie ".
Il y eut le vote des Nations Unies, le 31 juillet dernier, autorisant les États-Unis à intervenir au nom de l'organisation internationale.
Puis, pour donner une caution caraïbe à leur intervention, les États-Unis ont décroché l'accord de la Jamaïque, de Trinidad, de la Barbade et de Belize pour envoyer à eux quatre... 266 soldats, et encore, après le débarquement des troupes américaines.
Pour afficher sa détermination, le Pentagone laissa filtrer des chiffres, estimant entre 12 000 et 20 000 soldats l'importance de la force d'invasion américaine et de 2 500 à 3 000 ceux qui pourraient rester dans le pays pendant une période plus longue, dans le cadre de la MINUHA, force armée multinationale à constituer sous l'égide de l'ONU.
Depuis le mois d'août, les dirigeants américains, jusqu'à et y compris Clinton, multiplient les déclarations présentant l'intervention comme imminente. Mais le flou et les contradictions dans les dates annoncées indiquaient que, jusqu'au dernier moment, les États-Unis essayaient d'éviter une intervention militaire qui leur pose des problèmes politiques. Par delà des raisons de politique interne - le désir de Clinton de changer son image de président hésitant, de s'assurer les votes des députés noirs du "black caucus", partisans, paraît-il, d'une politique plus ferme à l'égard du régime d'Haïti, etc. -, plusieurs raisons peuvent avoir amené les dirigeants américains à modifier sur le fond leur attitude quant à l'intervention.
La première tient à l'évolution de l'état d'esprit des masses elles-mêmes qui n'est plus le même en 1994 qu'en 1991. Les risques, du point de vue de Washington, de voir les masses s'embraser à la chute des militaires et se livrer à des déchoukages massifs et éventuellement, aller au-delà, peuvent paraître moindres.
L'intensité de la répression a eu raison d'un grand nombre des "militants spontanés" surgis des événements de 1986. Certains ont été tués, d'autres se sont enfuis, beaucoup ont perdu courage.
La politique d'Aristide et surtout du mouvement dit "lavalassien" a une grande responsabilité dans cette évolution. Rappelons que cette responsabilité a été majeure pendant les quelques mois où Aristide a été au pouvoir et où tant lui-même que le mouvement lavalassien ont prêché le "mariage armée-peuple", désarmant ainsi politiquement et moralement les masses devant le coup d'État.
Mais cette responsabilité s'est prolongée après le coup d'État, où pendant longtemps les aristidiens ont prêché la non-violence et surtout la foi dans la volonté des États-Unis de se débarrasser de Cédras.
Cette politique sur la base d'une défaite physique réelle a beaucoup contribué à ce que, aujourd'hui, une bonne partie, sinon la majorité, des masses pauvres attend l'intervention américaine comme le salut. Du coup, les États-Unis courent moins de risque en intervenant contre la junte militaire, si cette intervention est considérée avec résignation, voire pour certains avec reconnaissance, du côté des masses écrasées par la misère et préoccupées surtout par la survie quotidienne. (État d'esprit qui, avec une occupation prolongée et des interventions de maintien de l'ordre de la part des occupants, pourrait changer rapidement).
La deuxième raison susceptible d'avoir modifié l'attitude des États-Unis est le fait qu'après trois ans de consensus autour de Cédras, les luttes de clans prennent de nouveau ouvertement le dessus et accélèrent la décomposition de l'appareil d'État haïtien. Cette décomposition inquiète les États-Unis pratiquement depuis la chute de Duvalier. Ils prônent de longue date la modernisation et la restructuration de l'armée haïtienne, le départ d'un certains nombre d'officiers particulièrement corrompus et le rétablissement de la discipline. La création d'un corps de police indépendant de l'armée fait également partie du programme américain, repris d'ailleurs à son compte par Aristide. L'armée haïtienne ne pouvait et ne voulait pas se réformer elle-même. Une éventuelle intervention américaine pourrait en créer les conditions.
C'est une autre question de savoir qui s'occupera concrètement de cette tâche qui a l'inconvénient, pour les dirigeants américains, d'exiger une présence militaire plus longue afin de maintenir directement l'ordre. De toute évidence, les États-Unis n'ont pas envie de rester longtemps et de s'enfoncer dans un bourbier à la somalienne. Ils tenteront probablement de se débarrasser de cette tâche sur la force armée internationale constituée sous l'égide de l'ONU qui, elle, devrait probablement rester pour maintenir l'ordre jusqu'à la fin du mandat d'Aristide.
Enfin, une troisième raison peut aussi compter pour les Américains. L'intensification de l'embargo depuis quelques mois - ou, plus exactement, sa véritable application - a des conséquences économiques que les États-Unis ne souhaitent pas nécessairement prolonger. Ce sont peut-être leurs propres atermoiements, là encore, leurs tentatives d'éluder l'intervention militaire par un embargo plus strict, qui se retournent contre les États-Unis, les poussant à intervenir pour empêcher un effondrement complet de l'économie avec, là encore, le risque d'explosion qu'il recèle.
Les tout prochains jours diront quelles seront la nature et la durée de l'intervention éventuelle des États-Unis.
Pendant ce temps, le sort des masses devient insupportable. La répression est de plus en plus barbare. A la répression aveugle, destinée à terroriser les quartiers pauvres, s'ajoute celle, ciblée, visant les militants ou ceux qui sont considérés comme tels, ou encore ceux qui sont suspectés de l'être simplement parce que jeunes.
Mais, pire encore que l'oppression par la terreur, est peut-être pour les masses l'oppression de la pauvreté. L'industrie étant totalement effondrée, toute une partie de la classe pauvre n'a rigoureusement plus aucune ressource.
La reconversion dans des semblants de petits commerces, comme la vente de cigarettes à l'unité ou d'essence en bouteille au bord des routes, étant de plus en plus difficile, il ne reste plus que la mendicité ou la faim.
Dans les campagnes, c'est encore pire. Au point qu'une bonne partie des couches pauvres en vient à la conviction que tout vaut mieux que la prolongation de cet état de choses, y compris l'intervention des troupes américaines. Et on entend de plus en plus des réflexions du genre : "Mieux vaut encore être bastonné par les Blancs que par ceux qui nous gouvernent !".
A tort, non seulement, parce que l'intervention des troupes américaines a été jusqu'à ces jours hypothétique, mais surtout parce que, même si cette intervention a lieu, les masses pauvres n'auront pas le choix entre être bastonnées ou par les uns, ou par les autres. Elles auront droit aux deux, l'un protégeant l'autre.
L'armée américaine, si tant est qu'elle finisse par intervenir, occupera, et pas forcément longtemps, les points stratégiques. Mais, pour ce qui est de maintenir l'ordre au quotidien, dans les quartiers pauvres, dans les villages, elle en passera évidemment par ceux qui en ont l'habitude aujourd'hui. Ce ne sera certainement pas l'armée américaine qui fera appel aux paysans pauvres pour qu'ils se débarrassent des chefs de section qui exercent un pouvoir de vie et de mort dans les campagnes. Ce n'est pas elle qui encouragera les gens des quartiers pauvres des villes à faire la chasse aux mouchards, aux macoutes, aux "attachés", aux hommes de main civils de l'armée ou des riches qui encadrent et terrorisent la population.
Au contraire. Si la population pauvre s'avisait de le faire, elle trouverait sur son chemin l'armée américaine ! Elle trouverait aussi sur son chemin Aristide qui expliquerait que l'heure n'est pas à la vengeance mais à la réconciliation.
Sans doute, pour une fraction de la classe ouvrière, l'intervention pourrait finir par se traduire par une certaine amélioration, ne serait-ce que du fait que la stabilisation sous l'égide américaine et la fin de l'embargo pourraient signifier la réouverture de la zone industrielle.
Les États-Unis ne tiennent pas à faire mourir de faim les travailleurs d'Haïti. Ils préfèrent les faire travailler comme ils l'ont fait il y a quelques années, à une époque qui paraît aujourd'hui aux yeux de certains travailleurs presque paradisiaque, pour la somme dérisoire de trois dollars (15 francs) par jour. A ceci près que l'équivalent en gourdes haïtiennes des trois dollars d'antan ne vaut plus trois dollars, mais un dollar, voire un demi-dollar, c'est-à-dire trois à quatre francs par jour !
A ceci près encore, qu'après cette longue période de chômage et de famine, les patrons tant américains que haïtiens ne manqueront pas de présenter même ce salaire comme un privilège, exigeant en contrepartie discipline et obéissance.
Et, de surcroît, il n'est même pas dit que, même après une intervention militaire américaine, les capitaux étrangers qui faisaient tourner la zone industrielle reviennent en Haïti et ne continuent pas à fonctionner dans la république Dominicaine voisine où ils ont dû déménager pendant la période agitée. Il y a d'ailleurs tout un lobby lié à la république Dominicaine qui prêche dans le sens de la non-intervention, avec comme opinion à peine cachée qu'après tout, peu importe aux États-Unis qu'Haïti disparaisse. Il ne manque pas dans les Caraïbes ou en Amérique latine de pays où la classe ouvrière et les paysans pauvres sont exploités à aussi bon marché mais qui, de surcroît, sont moins agités.
Mais, il n'est pas dit que la majorité pauvre de ce pays de 8 millions d'habitants, un des pays les plus peuplés des Caraïbes, se laissera mourir en silence. Et peut-être que la non-intervention américaine du passé comme, au contraire, l'intervention à venir contribueront à faire jaillir l'étincelle qui déclenchera cette explosion populaire que la bourgeoisie haïtienne comme l'impérialisme américain craignent tant et qui, seule, peut ouvrir un espoir de changement pour les classes pauvres.