France - La loi de 1905, fondement de la laïcité ou compromis vite remis en cause ?

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Mars 2004

Le port du voile islamique à l'école, revenu à la pointe de l'actualité avec l'affaire du lycée d'Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis à l'automne 2003, a posé avant tout le problème de la lutte contre l'oppression des femmes et de la nécessaire solidarité avec toutes les jeunes filles d'origine maghrébine qui refusent cette pratique. Mais le débat a pour l'essentiel été porté sur le terrain de la laïcité, et de l'interdiction des signes "ostentatoires" ou "ostensibles" d'appartenance religieuse. On a redécouvert à cette occasion la loi sur la séparation de l'Église et de l'État de 1905, présentée comme le fondement d'une laïcité modèle, pendant que les représentants des différentes religions, à commencer par l'Église catholique, se sont dits inquiets face à un projet de loi qui menacerait, d'après eux, de ranimer de "vieilles querelles", alors que, toujours d'après les mêmes, nous vivrions aujourd'hui une "laïcité apaisée".

C'est une bien curieuse manière de présenter les choses, car la loi de 1905, bien qu'elle ait en son temps suscité des réactions violentes de l'Église catholique, fut en fait une loi de compromis, et ceux qui se félicitent aujourd'hui de cette fameuse "laïcité apaisée" se réjouissent simplement du fait que depuis 1905 la laïcité a été en large partie grignotée par ses adversaires.

D'ailleurs, si les rapports entre l'État et l'Église n'étaient pas "apaisés" en 1905, c'est une caricature grossière de présenter les choses comme si l'origine de ce conflit était due à l'anticléricalisme des radicaux de la "Belle époque", persécutant un gentil clergé catholique qui n'aurait demandé qu'à prier son dieu pacifiquement. Car c'est d'un combat politique qu'il s'agissait, et par certains côtés d'un combat qui remontait très loin dans le temps.

L'Église catholique a certes de tout temps été dans le camp des fidèles défenseurs de l'ordre social établi. Mais cela ne l'a pas empêchée d'être souvent en lutte, dans bien des pays, au fil des siècles, avec le pouvoir en place... précisément pour savoir qui des deux aurait la prééminence. Les papes se prétendaient volontiers au-dessus des rois et des princes et étaient bien loin de se cantonner dans le domaine du "spirituel", puisque pendant plus de mille ans (de 756 à 1870) ils régnèrent sur les États pontificaux. Quand, au XIVe siècle, le roi de France Philippe le Bel fit élire un pape français, et l'installa à Avignon, c'était précisément pour essayer de régler ce problème à son avantage. Et cela fonctionna pendant quelque soixante-cinq ans.

Par ailleurs, les énormes propriétés foncières de l'Église, accumulées au fil des siècles grâce à un véritable système de captation d'héritages reposant sur le chantage à la damnation, attisaient bien des convoitises. La rupture du roi d'Angleterre Henri VIII avec Rome et la création d'une Église anglicane dont le roi se proclamait le chef n'étaient pas liées qu'aux problèmes matrimoniaux d'un souverain désireux de divorcer malgré le refus de Rome de dissoudre son mariage précédent. Elles s'inscrivaient dans une lutte déjà ancienne pour soustraire sur tous les plans le pouvoir royal aux pressions de la papauté, via l'Église catholique d'Angleterre. Et elles rencontrèrent l'appui d'une large fraction de la noblesse... très intéressée par les propriétés des monastères.

À la même époque, l'adhésion de nombreux princes allemands à la Réforme luthérienne était due bien plus à de telles considérations qu'à des raisons théologiques : l'exemple le plus significatif fut celui du grand maître de l'Ordre des chevaliers teutoniques, Albert de Hohenzollern, qui passa à la Réforme et sécularisa du même coup à son profit toutes les terres de l'Ordre, jetant ainsi les bases de l'État prussien.

Mais y compris dans les pays dont les souverains étaient restés catholiques, la lutte sourde contre les prétentions de Rome continuait. La partie visible de l'iceberg était la méfiance avec laquelle le pouvoir regardait les congrégations religieuses, en particulier les jésuites, qui faisaient vœu d'obéissance au pape. En 1759, ceux-ci furent expulsés du Portugal, en 1764 de France et en 1767 d'Espagne. Comme on le voit, les souverains très catholiques de ces États n'avaient pas attendu le "petit père Combes" pour s'en prendre aux congrégations religieuses. En 1773, le pape dut même, sous la pression des cours européennes, dissoudre l'Ordre des jésuites. Il faudra attendre 1814 pour voir celui-ci renaître.

Mais si les problèmes de prééminence entre Rome et les différents souverains d'Europe existaient depuis longtemps, la Révolution française de 1789 posa un tout autre problème. L'ordre social que l'Église défendait, c'était celui de l'Ancien Régime. Et elle se rangea d'autant plus résolument dans le camp des adversaires de la révolution que celle-ci osa toucher à ses propriétés.

En effet, pour faire face au déficit "abyssal" (pour reprendre un qualificatif à la mode) que la monarchie avait accumulé au cours des derniers règnes, l'Assemblée constituante décida de faire des propriétés de l'Église des "biens nationaux", dont la vente permettrait de faire face à la situation. Ce n'était pas une mesure dirigée contre la religion catholique ni contre ses prêtres. Les constituants élaborèrent une "constitution civile du clergé", qui faisait des curés et des évêques des fonctionnaires, rétribués par l'État et élus. Cela ne faisait évidemment pas l'affaire des grands dignitaires de l'Église, menacés dans leurs revenus princiers, ni celle du pape qui ne conservait qu'une influence doctrinale.

La grande majorité du clergé se lança alors dans la propagande contre-révolutionnaire. Et après la chute de la royauté, c'est au nom du "sacré cœur de Jésus" que prêtres et hobereaux entraînèrent les paysans vendéens à prendre les armes contre la République.

La crise ainsi ouverte entre l'Église catholique et le gouvernement français ne prit fin qu'après le coup d'État du 18 brumaire. Bonaparte, premier consul, engagea des négociations avec un pape que l'écrasante victoire napoléonienne de Marengo, en 1800, ne pouvait pousser qu'au compromis. Le Concordat signé en 1801 entre la France et la papauté reconnaissait la République française (que Napoléon devait étrangler trois ans plus tard !), entérinait la nationalisation des biens de l'Église de 1790, et prévoyait la rétribution des prêtres et des évêques... qui devaient dire des prières pour le régime aux offices. Ce qui restait dans le Concordat de l'esprit de 1789, c'est que la religion catholique n'était plus "religion d'État", mais "religion de la majorité des Français".

Mais en dépit de cette reconnaissance forcée, et très momentanée, de la République, l'Église, tout au long du XIXe siècle, se fit le défenseur des courants politiques les plus réactionnaires, condamnant les efforts de ceux des catholiques qui voulaient adapter leur religion aux temps modernes.

En 1864, Rome fit publier le Syllabus, catalogue de ce que le pape considérait comme les "erreurs" de la société moderne, à commencer bien sûr par le socialisme et le communisme. Dans la tradition médiévale d'une Église imposant ses croyances et ses superstitions à l'ensemble de la société, le Syllabus condamnait même la liberté de conscience. On était bien loin de l'esprit de tolérance dont les représentants de l'Église se targuent volontiers aujourd'hui, quand ils se réclament d'une "laïcité apaisée".

En ces années où se construisaient l'unité italienne et l'unité allemande, les luttes d'influence entre ces États et Rome se poursuivaient. En Italie, où la maison de Savoie s'employait à annexer ce qui restait des États pontificaux, toutes les congrégations se consacrant à la prédication et à l'enseignement furent interdites en 1866. En Allemagne, au lendemain de la proclamation de l'empire, en 1871, Bismarck engagea son Kulturkampf (combat pour la civilisation) contre l'Église catholique, dont l'influence en Allemagne du Sud menaçait à ses yeux l'unité allemande. La Suisse expulsa les jésuites en 1874.

En France, après la chute de Napoléon III, et les six années de règne de "l'ordre moral" qui suivirent la Commune de Paris, selon l'expression du chef d'État d'alors, le général Mac Mahon, la Troisième république compta l'Église catholique parmi ses adversaires les plus affirmés.

C'est dans ce contexte que fut adoptée la législation sur l'école à laquelle le nom de Jules Ferry reste attaché. Il s'agissait de donner aux enfants du peuple les bases culturelles nécessaires dans une économie moderne, et en même temps de les soustraire à l'influence des congrégations religieuses. Ministre de l'Instruction publique, Ferry décida par décret, en 1880, d'expulser les jésuites et de soumettre les autres congrégations à une autorisation gouvernementale sous peine de subir le même sort. Devenu chef du gouvernement, il décida en 1881 la gratuité de l'enseignement primaire qui fut rendu laïc et obligatoire l'année suivante.

Il fallut attendre 1890 et le "toast d'Alger" du cardinal Lavigerie, pour voir l'Église catholique s'orienter vers une coexistence pacifique avec la République. Cette évolution était liée à l'avènement, deux ans plus tôt, d'un nouveau pape, Léon XIII, persuadé que l'Église devait s'adapter à l'époque. Ce n'était même pas ce qu'on pourrait appeler un libéral. Comme ses prédécesseurs, il condamnait le principe même de la démocratie et la liberté de conscience. Mais il recherchait la collaboration avec les pouvoirs établis. Et il demanda aux catholiques français de renoncer à une opposition systématique à la Constitution pour combattre la législation républicaine "par tous les moyens honnêtes et légaux" (ce qui en dit long sur les moyens que certains milieux catholiques préconisaient), affirmant que l'Église est "contrainte de tolérer quelquefois les maux qu'il serait presque impossible d'empêcher sans s'exposer à des calamités et des troubles plus funestes encore".

Mais cet appel au "ralliement" des catholiques français n'eut guère de suite, d'une part parce que les secteurs les plus réactionnaires du catholicisme campaient sur leurs positions et aussi à cause de l'évolution du climat politique, marqué par l'affaire Dreyfus qui débuta en 1894. La presse catholique, et particulièrement La Croix qui était aux mains de la congrégation des assomptionnistes, mena alors une campagne violemment antisémite et antirépublicaine, le parti des anti-dreyfusards comptant dans ses rangs tous ceux qui voulaient en finir avec le régime parlementaire.

En 1900, le gouvernement décida de dissoudre les assomptionnistes, et l'année suivante toutes les congrégations furent soumises à un régime d'autorisation préalable.

C'est dans ce contexte que le radical Émile Combes prit en 1902 la direction du gouvernement français. En application de la loi sur les congrégations, il supprima plus de 2500 écoles religieuses. En 1904, il fit voter une loi interdisant l'enseignement à tous les congréganistes. Cette épreuve de force entraîna la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Vatican, ce qui posait nécessairement le problème de la séparation de l'Église et de l'État.

En fait, la loi de 1905, adoptée sous le ministère Rouvier, qui avait succédé à Combes, rompait bien avec le Concordat de 1801, mais ne coupait pas tous liens entre l'État et l'Église. C'était un texte de compromis. Il proclamait certes que la République ne salariait ni ne subventionnait aucun culte, que les biens ecclésiastiques étaient et demeuraient propriétés de l'État, même si les édifices du culte devaient être confiés à des "associations cultuelles". Mais, du même coup, il mettait à la charge de la collectivité (c'est-à-dire des incroyants comme des croyants) l'entretien de ces lieux de culte.

Mais cette loi déchaîna cependant une levée de boucliers dans les milieux catholiques. Le pape condamna ces "associations cultuelles", laïques, et donc susceptibles d'échapper à l'autorité ecclésiastique. Les porte-parole du catholicisme se déchaînèrent contre les "inventaires" des biens ecclésiastiques nationalisés, prévus par la loi, et appelèrent les fidèles à s'y opposer. Des officiers chargés de les faire exécuter démissionnèrent. La mort d'un manifestant catholique, en 1906, provoqua la chute du ministère, et le nouveau ministre de l'Intérieur, Clémenceau, mit pratiquement fin aux inventaires. La période de crise entraînée par la loi de 1905 s'acheva ainsi parce que l'État avait en fait renoncé à appliquer tout un pan de la nouvelle législation. À partir de ce moment-là, tous les gouvernements allaient peu ou prou battre en retraite sur le terrain de la laïcité.

Dès la fin de la Première Guerre mondiale, de nombreuses congrégations se réinstallèrent en France, "illégalement", en ce sens que la loi n'avait pas changé, mais que les pouvoirs publics la laissaient tomber en désuétude. Plus même, dans l'Alsace-Lorraine redevenue française (sans que les populations aient été consultées à ce sujet), pour se concilier les bonnes grâces du clergé local, le chef du gouvernement Clémenceau (que la légende présente pourtant comme un anticlérical intransigeant) décida d'y maintenir en vigueur le Concordat de 1801, sous prétexte que les deux départements alsaciens et celui de la Moselle n'étaient pas français en 1905. Cette mesure était prise à titre provisoire et devait être réexaminée au bout de cinq ans. Cinq ans plus tard, c'est le "Cartel des gauches" (radicaux et socialistes) qui, après sa victoire aux élections de 1924, avait la majorité à la Chambre. Mais il ne fit rien pour remettre en cause le statut concordataire de l'Alsace-Lorraine. Au nom du "droit local", l'entretien des curés, pasteurs et rabbins est donc assuré par l'État, c'est-à-dire par les citoyens, y compris les athées et les libres-penseurs, et l'enseignement religieux dispensé dans les écoles publiques. Aujourd'hui encore les représentants du Parti socialiste en Alsace sont toujours partisans de maintenir le Concordat.

Les difficultés entre différents États européens et le Vatican s'aplanirent dans les années vingt. En 1924, un accord entre l'Église et le gouvernement français fut conclu, comportant la création "d'associations diocésaines" destinées à gérer les lieux du culte, soumises à la hiérarchie ecclésiastique (contrairement aux "associations cultuelles", censées représenter les fidèles, prévues par la loi de 1905).

C'est que la papauté était tout de même bien obligée de tenir compte de l'évolution historique. L'Ancien Régime, qu'elle avait fidèlement servi, était mort à jamais. Et la bourgeoisie, de son côté, face au danger révolutionnaire qui l'avait fait trembler au lendemain de la Révolution russe, ne demandait qu'à pouvoir utiliser à son profit l'influence que l'Église pouvait avoir sur les masses. Le temps de l'anticléricalisme bourgeois, à la Jules Ferry ou à la Combes, était bel et bien terminé.

Le pape finit donc par renoncer à certaines de ses prétentions. Depuis 1870 et l'annexion de Rome à la couronne d'Italie, les papes se considéraient comme prisonniers au Vatican. En signant les accords du Latran avec Mussolini, en 1929, Pie XI renonçait à tout pouvoir temporel (en dehors de la cité du Vatican)... en échange d'une indemnisation financière destinée à compenser la perte des États de l'Église, et de la reconnaissance du catholicisme comme "seule religion de l'État italien".

Le Vatican cautionna ainsi les régimes les plus réactionnaires que l'Europe ait connus en ces années-là, en signant un concordat avec l'Allemagne hitlérienne en 1933, en bénissant la "croisade" menée, de 1936 à 1939, par Franco contre les travailleurs espagnols.

En France, le régime de Vichy fut aussi une revanche pour l'Église catholique. Dès 1940, Pétain avait rendu aux religieux le droit d'enseigner. En 1942, toutes les congrégations furent autorisées (et les lois correspondantes restèrent en vigueur après la "Libération").

La remise en cause de la laïcité se poursuivit sous la Quatrième, puis la Cinquième république. En 1951, la loi Barangé accorda une subvention de 1000 F par enfant et par trimestre, aux élèves de toutes les écoles, privées et publiques. C'était une manière hypocrite de financer l'école privée, car ce n'étaient même pas les parents, mais l'établissement scolaire de leurs enfants qui percevait cette aide. En 1959, la loi Debré organisa ouvertement la prise en charge financière des écoles privées par l'État, à travers les contrats "d'association".

La gauche réformiste avait cependant combattu la loi Barangé et la loi Debré. Elle restait au moins en parole favorable à la règle "À école publique, fonds publics, à école privée, fonds privés". Le projet de loi d'Alain Savary, ministre socialiste de l'Éducation nationale, débattu de 1982 à 1984, abandonnait ce principe. Mais comme il prévoyait la mise en place d'une carte scolaire destinée à rationaliser les implantations d'écoles, il dressa contre lui l'Église et les tenants de l'école privée. Et devant la vague de manifestations qui suivit, Savary démissionna finalement.

En 1993, la droite revenue au gouvernement, avec Balladur comme Premier ministre, révisa la loi Falloux de 1850, qui limitait l'aide que les municipalités pouvaient accorder aux écoles privées. La gauche se mua en défenseur de cette loi, ce qui est un comble quand on sait que le comte Falloux devait jusque-là sa célébrité historique au fait d'avoir autorisé l'enseignement confessionnel et congréganiste pour le primaire et le secondaire.

C'est pourquoi tous les discours sur la laïcité des hommes politiques, de gauche comme de droite, sonnent faux. Une véritable laïcité exigerait de laisser tout ce qui concerne la religion, la construction et l'entretien des lieux des différents cultes, comme le financement des écoles religieuses, dans la sphère du privé. Nous en sommes bien loin. Et si les références à la loi de séparation de l'Église et de l'État, symbole selon bien des commentateurs d'une "spécificité française", ont été nombreuses ces derniers mois, le texte de 1905 fut seulement la mesure la plus radicale prise par la Troisième république pour limiter l'intrusion de l'Église dans la vie politique, mais néanmoins un compromis, et un compromis vite remis en cause, qui ne mérite ni cet excès d'honneur (d'être considéré comme le document fondateur de la laïcité), ni cette indignité (d'être invoqué par des gens qui ont tous plus ou moins plié le genou devant l'enseignement confessionnel).

25 février 2004