Côte d'Ivoire - Ethnisme, nationalisme, l'abjecte campagne pour la présidentielle

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Septembre-Octobre 1999

La Côte d'Ivoire est, comme on le sait, une des grandes amies de la France. Terrain de chasse d'un certain nombre de poids lourds de la bourgeoisie française Bouygues ou Bolloré pour ne citer qu'eux , la Côte d'Ivoire est, aussi, la base à partir de laquelle le grand capital français rayonne vers les pays voisins : le Mali, le Burkina, le Ghana, etc. Abidjan est une véritable métropole, où la misère innommable côtoie les grandes banques, les hôtels de luxe et où, à côté des grands groupes capitalistes, prospère une bourgeoisie moyenne, ivoirienne et plus encore, en montant dans la hiérarchie des richesses, libanaise ou française.

C'est dire que la France celle des affaires est omniprésente, de façon criarde par les enseignes des grandes chaînes commerciales françaises ou plus discrètement, par les propriétaires ou actionnaires de groupes industriels. C'est donc tout naturellement qu'Abidjan abrite une des bases de l'armée française en Afrique, présente pour "protéger le pays" et "la démocratie". Car la Côte d'Ivoire est une démocratie : peu importe que le pays soit enfermé dans un système clientéliste, héritage du régime de parti unique du défunt Houphouët-Boigny ; peu importe si la police, complétée à l'occasion par des voyous armés par elle, exerce un pouvoir discrétionnaire sur les quartiers populaires c'est forcément de la démocratie, puisqu'il y a des élections et qui plus est, avec plusieurs candidats.

Or justement, une élection présidentielle aura lieu en l'an 2 000. D'ores et déjà en lice : l'actuel président de la République, Bédié, haut dignitaire, ministre sous la dictature de Houphouët-Boigny, soutenu par l'ex-parti unique de ce dernier, le PDCI. Il bénéficie du soutien plus ou moins discret de la France de quelque bord politique que soit le gouvernement et, en tout cas, des possédants français qui ont des intérêts là-bas. Ces derniers connaissent bien entendu la corruption profonde de l'équipe au pouvoir, et se gaussent à l'occasion des fortunes édifiées par la famille et l'entourage du président. Mais, là où les chacals se nourrissent convenablement, c'est que le repas était plus copieux encore pour les grands fauves.

Les possédants n'ont rien à craindre non plus de l'autre candidat déclaré : Allassane Ouattara. Celui-ci a été premier ministre sous Houphouët et s'il a quitté le PDCI et fondé son propre parti, c'est bien plus parce que, à la mort de Houphouët, les caciques du régime lui avaient préféré Bédié que pour de profondes raisons idéologiques. Ecarté des sphères du pouvoir en Côte d'Ivoire, il a pu se consoler en tant que haut fonctionnaire du FMI, devenu même vice-directeur général de celui-ci.

Il y a un troisième candidat virtuel, Gbagbo, censé représenter la gauche en Côte d'Ivoire. Ses intentions ne sont pas encore connues : toutes les hypothèses sont évoquées entre sa candidature possible, son soutien à Allassane Ouattara (avec lequel il a pacte lié dans l'opposition) et même, pourquoi pas, un soutien à Bédié si celui-ci se décidait à "l'ouverture", en nommant, par exemple, Gbagbo comme Premier ministre.

Jusque-là, pas grand-chose d'original dans la faune politique de la Côte d'Ivoire et dans ses moeurs. Mais la campagne électorale, de fait largement entamée, prend une allure de plus en plus dangereuse en même temps qu'abjecte par l'accent mis, ouvertement ou hypocritement, sur des arguments ethnistes. La population ivoirienne est constituée d'un grand nombre d'ethnies et, de surcroît, les découpages du temps colonial ont souvent partagé une même ethnie entre deux voire plusieurs Etats. Cela a permis à l'entourage de Bédié de lancer une violente campagne sur le thème : originaire de la région Nord du pays, dominée par la religion musulmane, Allassane Ouattara n'a, en réalité, même pas la nationalité ivoirienne et est un Burkinabé. Autour de ce thème, la campagne consiste à dresser les populations du Sud contre celles du Nord. Mais l'opposition a, à son tour, repris le même thème : Bédié étant, comme Houphouët l'avait été, de l'ethnie baoulé, l'axe de la campagne est de plus en plus : il faut mettre fin au pouvoir des Baoulés.

Voici l'éditorial que le journal de nos camarades de l'Union Africaine des Travailleurs Communistes Internationalistes a consacré à cette campagne et à ses conséquences prévisibles pour la population :

Les empoisonneurs

Allassane Ouattara n'est pas un ami des travailleurs. C'est une copie conforme de Houphouët dont il avait été le Premier ministre ou de Bédié, dont il avait été l'alter ego parmi les hauts dignitaires du régime. Son élection ne changerait en rien la vie des travailleurs : il serait aussi anti-ouvrier, aussi dévoué aux riches que l'est celui qui occupe aujourd'hui le fauteuil présidentiel.

Cela dit, la campagne crapuleuse et ordurière déclenchée contre lui par le régime et par les prostitués de la plume à son service concerne tous les travailleurs. Car cette campagne portant sur les origines réelles ou supposées d'Ouattara véhicule, au nom de cette stupidité sans nom qu'est "l'ivoirité", le mépris de l'étranger et la haine ethnique.

On sait où la haine ethnique avait conduit au Rwanda ou, plus près encore, au Libéria. On sait l'étendue des massacres, on sait les souffrances et il ne faut pas beaucoup d'imagination même à ceux qui n'ont jamais mis le pied ni au Rwanda, ni même au Libéria, pour comprendre que les peuples de ces pays, toutes ethnies confondues, payeront pendant des générations les conséquences matérielles et morales des affrontements ethniques.

Or, au Rwanda, les massacres ont été préparés, pendant des mois, par la démagogie de cette "Radio des mille collines", qui jouait sur l'ethnisme pour soutenir la clique au pouvoir. Bien avant que les extrémistes sanguinaires au service du pouvoir ou les abrutis qui se sont laissé entraîner par la propagande ethniste tuent à coups de haches, de machettes ou de couteaux, les journalistes de cette radio avaient tué avec leurs paroles.

Ce sont eux qui ont commencé à aiguiser les préjugés ethnistes, à en fabriquer là où il n'y en avait pas, à les aggraver, à dresser les ethnies les unes contre les autres. Voilà ce qu'est en train de faire la clique au pouvoir dans notre pays. Voilà ce que sont en train de faire les pisse-copie de Fraternité Matin, de National ou de Démocrate. Mais les journaux proches du RDR ou du FPI valent à peine mieux car ils répondent sur le même terrain, celui des origines de Bédié ou de la nationalité de ses parents.

Qu'est-ce que ça peut nous faire que la mère ou le père d'Ouattara ou de Bédié soient nés en Côte d'Ivoire ou ailleurs ? Ils sont des ennemis des travailleurs et tout à fait "étrangers" à la population pauvre, à ses problèmes, à ses aspirations, à ses intérêts, ça oui ! Mais ce n'est pas à cause de leurs origines nationales et ethniques, mais parce qu'ils sont vendus corps et âme au monde des riches dont ils font partie.

Disons-nous bien que la principale victime de cette campagne, ce ne sera même pas Alassane Ouattara. Au pire des cas pour lui, il ne risque que son élection. Mais la population payera, et très cher, si le poison de l'ethnisme et de la xénophobie se répand parmi nous.

Dans ce pays où il y a une soixantaine d' ethnies et où beaucoup d'entre elles sont à cheval sur plusieurs pays, inoculer ce poison aux travailleurs et aux pauvres, c'est, au minimum, rendre la vie de plus en plus difficile dans les quartiers, voire à l'intérieur des cours communes, c'est au minimum multiplier les disputes entre les originaires des différentes ethnies. Pour les riches, pas de problèmes, chacun peut vivre sa vie dans sa villa, et d'ailleurs, entre riches, ils savent s'entendre.

Propager le poison ethniste parmi les travailleurs, c'est aussi les priver, dans les entreprises ou sur des chantiers, de la solidarité minimale sans laquelle ils ne pourront même pas sauver leur dignité, et à plus forte raison, résister à ceux qui les exploitent et qui les réduisent à la misère.

Ceux qui écrivent les torchons ethnistes et ceux qui les inspirent, ont fait des études, se croient cultivés et intelligents. Le jour où leurs plumes seront relayées par des couteaux ou par des machettes, certains d'entre eux s'en laveront les mains, et dénonceront l'ignorance et la barbarie de la population. Mais ce sont eux qui arment, dès aujourd'hui, les mains des assassins de demain. Et si les hostilités ethnistes qu'ils ont soulevées tournent à la catastrophe, comme au Libéria ou au Rwanda, les inspirateurs de la campagne actuelle auront toujours la ressource d'aller s'installer ailleurs. Eux, ils ont l'argent et les relations pour cela. Pas la majorité de la population. Pas nous, les travailleurs.

Alors, ne les laissons pas faire. On ne peut sans doute pas les empêcher de déverser leur billet dans les journaux parce que pour ces gens-là, mentir, servir les riches et les puissants ceux d'aujourd'hui pour les uns, ceux de demain pour les autres , vendre leur cerveau et leur capacité d'écrire au plus offrant, c'est cela, la liberté de la presse. Mais nous pouvons au moins mépriser ce qu'ils disent ou écrivent et nous garder de tout contact avec eux, car ils sont porteurs d'un virus plus dangereux que celui du SIDA, et plus contagieux. Nous pouvons, au moins dans nos rangs, préserver la fraternité et la solidarité entre travailleurs et entre pauvres, notre seule arme pour nous défendre aujourd'hui, et pour nous débarrasser demain d'une organisation économique et sociale qui non seulement nous maintient dans la misère matérielle, mais nous conduit tout droit vers la barbarie.