France - Après plus de trois mois de gouvernement socialiste

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Octobre 97

Le gouvernement de Lionel Jospin vient d'entamer son quatrième mois d'existence. Pour le moment, à en croire Giscard, il a fait un "sans faute". L'appréciation vaut par le fait qu'elle vient d'un des principaux dirigeants de la droite. Et il est vrai que Jospin continue à se maintenir à un niveau honorable dans les sondages, alors que son prédécesseur Juppé, après une même période passée à Matignon, avait déjà commencé sa chute irrésistible dans l'opinion publique. D'après les mêmes sondages, Jospin aurait plutôt progressé dans l'électorat de l'UDF-RPR, sans avoir régressé dans l'électorat de gauche.

Le gouvernement socialiste peut donc estimer qu'il a bien tiré son épingle du jeu pour le moment, après l'élection surprise d'une majorité de gauche. Mais les perspectives sont lourdes de menaces pour la situation de la classe ouvrière comme pour l'évolution de la situation politique, et les deux sont liées.

Une politique économique dans la lignée des gouvernements précédents

Les reniements du nouveau gouvernement sont finalement peu nombreux, pour la bonne raison que Jospin le candidat avait pris garde de ne pas faire des promesses qui auraient pu l'engager auprès des salariés qui constituent le gros de l'électorat de gauche. Mais ils sont significatifs. L'abandon des travailleurs de Renault-Vilvorde à leur sort dès le début du gouvernement socialiste, le recul sur les 35 heures payées 39 sous la pression du patronat, la reprise de la marche vers la privatisation d'Air France ou de France Télécom témoignent de la volonté du nouveau gouvernement de s'aligner sur la politique patronale. Le refus du geste, qui n'eût pourtant été que symbolique, de supprimer les lois Pasqua-Debré, témoigne de sa sensibilité sur sa droite et de son désir non seulement écoeurant mais aussi stupide de plaire à l'électorat réactionnaire.

Dans le projet de budget, il y a quelques mesures qui égratignent très légèrement le patronat et les plus riches. Pour équilibrer le budget, il fallait bien trouver quelque part de quoi financer les quelques mesures dérisoires celles du plan Martine Aubry principalement présentées comme l'expression de la volonté du gouvernement de lutter pour l'emploi. Il y a eu, aussi, le geste de plafonner les allocations familiales. On verra ce qu'il restera même de ce peu après les débats à l'Assemblée nationale. Rien que l'annonce de ces mesures a déclenché un charivari aussi bien dans les milieux patronaux que du côté de la droite. De la part des dirigeants du RPR ou de l'UDF qui montent au créneau au nom de la famille, de l'épargne et de la baisse des impôts il faut le faire ! c'est de bonne guerre pour tenter de réapparaître après l'échec cuisant des législatives.

Mais les vrais problèmes n'ont aucune commune mesure avec la guéguerre parlementaire. Il s'agit de l'avenir politique du pays et de ses conséquences pour le monde du travail.

En mettant, comme il le fait, ses pas dans ceux de ses prédécesseurs, Jospin se condamne à la même impuissance qu'eux face au chômage. Et pour les mêmes raisons. La lutte contre le chômage exige des mesures radicales. Elle exige que l'on n'hésite pas à puiser dans les profits patronaux qui, rappelons-le, continuent à s'accroître cette année alors que leur croissance était déjà exceptionnelle l'année passée aussi largement que nécessaire soit pour créer des emplois nouveaux, soit pour partager le travail entre tous sans diminution des salaires. Il exige une politique qui cherche à sauvegarder avant tout les intérêts des classes laborieuses comme plus généralement ceux de l'écrasante majorité de la société (car il n'y a pas que les chômeurs et leurs familles qui aient intérêt à ce que le chômage soit résorbé, bien que cela fasse déjà beaucoup de monde, mais l'écrasante majorité de la société aussi). Jospin mène la politique inverse, celle qui vise avant tout à sauvegarder les intérêts du grand patronat. Une politique qui, au fil des ans, a conduit à un déplacement considérable du revenu national, des classes laborieuses vers la bourgeoisie, mais qui n'a pas même freiné l'accroissement incessant du chômage. Une politique qui, en se poursuivant, aggravera la misère matérielle d'une fraction considérable de la population.

A en juger par son projet de budget, le gouvernement compte sur une reprise économique. Il est possible que cela arrive, mais c'est surtout un voeu pieux, en ce sens qu'il s'agit de quelque chose que le gouvernement n'a absolument pas le pouvoir de maîtriser. Dans le passé récent, c'est la reprise américaine qui a alimenté les prophéties optimistes. Mais une reprise ne se répand pas nécessairement comme une épidémie de grippe : d'autant moins que celle, d'ailleurs toute relative, qui a lieu aux Etats-Unis, a été en partie obtenue précisément au détriment de puissances impérialistes rivales avec lesquelles la puissance américaine est engagée dans une guerre commerciale de plus en plus dure. Et ce qu'il est advenu de la croissance "miraculeuse" de l'Asie du Sud-Est, après la crise monétaire dévastatrice qui a secoué la région, montre que la reprise n'est souvent qu'une phase très provisoire entre deux récessions.

Quand bien même une reprise se produirait en France, comme le prophétisent certaines institutions économiques, rien ne dit qu'elle se traduirait par une diminution du chômage. Tant qu'il en a la possibilité, le patronat fera le choix d'augmenter la production, sans augmenter ses investissements en machines ou en équipements et, dans tous les cas, sans embaucher. Ses récriminations dès que l'on envisage seulement la possibilité d'une loi-cadre sur la réduction des horaires de travail, sont significatives. Le patronat tient à sauvegarder et à accroître ses conquêtes des dernières années : pouvoir mettre ses travailleurs en chômage technique à certains moments, faire faire des horaires déments à d'autres, en fonction des fluctuations de la demande. Et avant d'être contraint d'embaucher par un éventuel accroissement de la demande plutôt que de faire faire des heures supplémentaires, le patronat a une marge. Sans même parler du fait que, là encore, étant donné les avantages acquis par le patronat au cours des dernières années, étant donné la généralisation de toutes les formes de précarité, les embauches seraient de toute façon des embauches à titre précaire. La diminution du chômage qui en résulterait serait une diminution précaire...

A supposer que la situation s'améliore, cela conforterait peut- être la position du gouvernement socialiste vis-à-vis des catégories sociales susceptibles de profiter de cette amélioration. Cela permettrait sans doute d'équilibrer plus facilement le budget de l'Etat. Mais nul automatisme n'assure que cela se traduirait par une diminution notable du chômage et donc de la misère.

Des conséquences politiques menaçantes pour la classe ouvrière comme pour la société

La situation n'est pas pire avec le gouvernement de gauche qu'avec les deux gouvernements de droite qui l'ont précédé ? Assurément. Mais la différence, précisément, est que c'est un gouvernement de gauche. Les conséquences des deux précédents passages de la gauche au gouvernement, le premier de 1981 à 1986 avec le PS et le PC ensemble puis le PS seul, le second de 1988 à 1993, avaient été déjà graves pour la classe ouvrière. La politique que la gauche avait menée, les suppressions massives d'emplois, le blocage des salaires et la diminution multiforme de la protection sociale, avaient fait supporter l'essentiel de la crise aux travailleurs. Cela avait conduit à une dégradation du niveau de vie de la classe ouvrière, mais aussi, à sa démoralisation, à sa désorientation politique. Pour toute une période, cette démoralisation a été un facteur essentiel de la diminution de la capacité des travailleurs à se défendre face aux attaques du patronat. Même aujourd'hui, la classe ouvrière n'a pas fini de payer les effets démoralisateurs du passage de la gauche au pouvoir, de ses promesses trahies, de sa servilité vis-à-vis du patronat au détriment des travailleurs. Et cette démoralisation a eu pour conséquences, sur le plan politique, la baisse de l'influence du Parti communiste mais aussi la montée de l'influence et du poids électoral du Front national.

Mais les conséquences peuvent être plus graves aujourd'hui, ne serait-ce que du fait de la durée. La politique de Jospin et de son gouvernement n'est ni meilleure ni pire que celle de Fabius, de Rocard ou des autres. Mais l'influence du Front national n'est plus la même. Un échec patent du gouvernement socialiste, conjugué à la déconsidération du RPR et de l'UDF, ouvrirait un boulevard devant le Front national.

Les dernières élections cantonales partielles, concernant cinq cantons et dont le premier tour a eu lieu le 21 septembre, ont été marquées par la progression, très important dans deux des cas, du Front national. Dans le canton de Mulhouse-Nord, le candidat du Front national est arrivé en tête, et de loin, avec 44,6 % des votes. Dans le canton de Blanc- Mesnil et celui d'Epinay-sur-Seine, tous les deux dans la région parisienne, les candidats du Front national ont recueilli respectivement 25,8 % et 23,6 % des votes.

Ce ne sont que des élections cantonales partielles. Mais elles donnent des indications plus réelles que les sondages et montrent dans quel sens va l'évolution.

Pour le moment, le Front national demeure un parti d'extrême droite, électoraliste comme l'est le rassemblement de de Villiers, comme le sont également le RPR ou l'UDF. Sa stratégie visible est orientée vers la conquête de positions électorales, dans les municipalités, dans les conseils généraux ou régionaux et, du moins le Front national le voudrait bien, à l'Assemblée ou au Sénat. Cette stratégie n'exclut nullement les alliances avec l'UDF ou avec le RPR ce sont ces derniers qui, depuis plusieurs années, refusent toute alliance, et même des accords de désistement. Leur choix a été celui de se démarquer, même au deuxième tour, pour que les électeurs soient obligés de choisir entre eux et le Front national.

Mais, parmi les notables du RPR ou de l'UDF, de plus en plus nombreux sont ceux qui réclament, ouvertement ou hypocritement, le choix de l'alliance. Ils ont été échaudés par les législatives où l'échec de la droite a pris les proportions que l'on sait, principalement parce que, dans un grand nombre de cas, les candidats du RPR ou de l'UDF ont trouvé face à eux au deuxième tour non seulement un candidat de gauche, mais aussi un candidat du Front national.

Le refus d'accords de désistement avec le FN favorisait le RPR et l'UDF tant que leur poids électoral était supérieur à celui du Front national. Mais ce dernier n'ayant pas cessé d'accroître son influence, alors même que la coalition UDF-RPR perdait de la sienne, la tentation est forte pour les notables de la droite, qui sont rarement motivés par des raisons idéologiques ou par des principes, de choisir l'alliance plutôt que la rivalité. D'autant que les législatives perdues, la droite a besoin de consolation du côté des régionales qui arrivent. Depuis les lois sur la décentralisation, les conseils régionaux, avec leurs budgets importants, représentent un fromage considérable, en même temps que des liens avec le patronat local. La tentation d'une forme d'alliance avec le Front national, pour les élections diverses dans les futurs conseils régionaux, procède d'intérêts matériels bien tangibles.

Mais c'est dire que, plus est importante l'audience électorale du Front national, plus il exerce une pression sur la droite et, indirectement, sur toute la caste des politiciens.

Même si l'influence du Front national ne s'exprime que par la voie électorale, il exerce une pression croissante sur la société dans le sens réactionnaire. Cette simple pression représente un danger pour la classe ouvrière car elle s'exerce dans un sens fondamentalement opposé à ses intérêts.

Mais reste toujours ouverte l'autre possibilité d'évolution, incluse dans le caractère ambigu du Front national. Si la crise s'aggrave, si la situation sociale amène la bourgeoisie à la conviction qu'un parti fasciste est nécessaire et si elle fournit en même temps des troupes, tant du côté d'une fraction ruinée de la petite bourgeoisie que du côté des plus pauvres qui, n'ayant plus rien à perdre, seraient prêts à se vendre, alors, Le Pen et son parti seront sur les rangs.

Si une telle évolution s'engageait, le gouvernement socialiste avec, de surcroît, des ministres communistes, constituerait une cible en même temps qu'un moyen de mobiliser les troupes fascistes, au-delà du gouvernement, contre la gauche et contre la classe ouvrière.

Il serait illusoire de compter sur le gouvernement pour écarter cette menace car il y a un lien direct, tangible, entre l'incapacité volontaire du gouvernement de s'en prendre au patronat pour dégager l'argent nécessaire pour protéger les travailleurs et la société du chômage et de ses conséquences, et la montée de l'influence du Front national. Seule la réaction de la classe ouvrière, une remontée de sa combativité aussi bien sur le terrain de sa situation matérielle que sur le terrain politique, pourraient constituer l'antidote contre ces menaces.

Personne ne peut prévoir si la remontée de la combativité ouvrière est proche ou lointaine. Les mouvements divers proposés par les organisations syndicales pour les semaines qui viennent donneront peut-être une indication. Une indication seulement, car ce qui est annoncé ne peut pas même constituer un avertissement sérieux pour le patronat et la bourgeoisie, ni un encouragement réel pour l'ensemble des travailleurs. S'il est évident qu'il faut tout faire pour que les journées de grève et de manifestations proposées à France Télécom, à la SNCF et peut- être mais à l'heure où nous écrivons, ce n'est pas encore certain au moment de la "conférence sur l'emploi, le temps de travail et les salaires", soient le plus massivement suivies, il est non moins évident que cela ne suffira pas à changer le rapport des forces. Pour cela, il faudra une suite, un plan de combat, des objectifs qui puissent unir les travailleurs autour de leurs intérêts vitaux. Des objectifs qui puissent réellement préserver les travailleurs contre le chômage et contre la diminution de leur pouvoir d'achat en prenant sur les profits patronaux et sur les fortunes accumulées par la bourgeoisie malgré la crise, ou plutôt, en profitant de la crise. Des objectifs qui, en même temps, contestent la mainmise de la bourgeoisie sur l'économie.

Nous n'en sommes pas encore là. Mais y parvenir est certainement la tâche la plus importante de la période qui vient.