Italie - Du gouvernement Berlusconi au gouvernement Dini : la gauche et les syndicats appelés au secours de l'austérité

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Mars-avril 1995

Installé à la suite des élections italiennes de mars 1994, le gouvernement Berlusconi n'aura pas duré neuf mois. Il disposait au lendemain de sa victoire électorale d'une majorité confortable acquise grâce au succès du "Pôle des libertés", ce cartel constitué entre son parti nouvellement créé, "Forza Italia", la Ligue du Nord d'Umberto Bossi et le MSI néo-fasciste réétiqueté "Alliance nationale". Mais le magnat de la télévision italienne, après son ascension fulgurante au poste de président du Conseil au printemps, a dû démissionner en décembre.

Sans même que la composition des Chambres ait changé, on a assisté à un renversement politique presque complet : tandis que Forza Italia et Alliance nationale sont retournées à une quasi-opposition, le nouveau gouvernement mis en place en janvier dispose du soutien de la Ligue du Nord, mais aussi du centre ex-démocrate-chrétien et du PDS - le "Parti démocratique de la gauche", l'ex-Parti communiste - qui étaient jusqu'alors dans l'opposition. En revanche, le chef de ce gouvernement n'est autre que Lamberto Dini, ministre du Trésor dans le gouvernement Berlusconi qui vient de tomber, qui propose à cette nouvelle majorité de poursuivre pratiquement la même politique économique que précédemment. Et sans l'ombre d'un état d'âme, le PDS a apporté ainsi son appui à la politique qu'il combattait, en paroles du moins, à peine quelques semaines auparavant...

Berlusconi, un capitaliste peu apprécié des autres capitalistes...

La démission de Berlusconi fait suite à la défection de l'allié le moins fiable de sa coalition, la Ligue du Nord d'Umberto Bossi. Ce parti, constitué en quelques années sur la base d'une démagogie "nordiste" cultivant le sentiment de supériorité et parfois le racisme d'une certaine petite bourgeoisie du Nord de l'Italie à l'égard du Sud plus pauvre, a estimé de son intérêt de ne pas maintenir plus longtemps avec ces démagogues rivaux qu'étaient Berlusconi et le MSI-Alliance nationale de Gianfranco Fini une alliance dans laquelle Bossi semblait de plus en plus perdant.

Mais la versatilité politique d'un Bossi, qui n'en est ni à sa première volte-face, ni certainement à sa dernière, n'est pas la raison profonde de la chute de Berlusconi. En fait, ce sont tous les événements de l'automne qui ont révélé la fragilité de la coalition berlusconienne, notamment face à la classe ouvrière. En particulier, lorsqu'il a tenté de faire passer en force ses projets d'austérité touchant à la réforme du système des retraites, on a vu clairement que les prétentions du magnat de la télévision n'étaient pas à la hauteur de ses possibilités réelles.

Paradoxalement, la victoire électorale d'un grand capitaliste comme Berlusconi, qui a profité du vide politique créé à droite par l'écroulement de la Démocratie chrétienne pour lancer son propre parti un peu comme il est habitué à lancer un nouveau produit sur ses chaînes de télévision, n'avait pas suscité l'enthousiasme du grand patronat italien. Celui-ci avait plutôt parié sur la victoire du camp dit "progressiste", c'est-à-dire d'une coalition de partis du centre et de la gauche - essentiellement le PDS - offrant toutes les garanties qu'elle mettrait son crédit auprès des classes populaires au service des intérêts du capital. En revanche, il voyait dans une victoire de Bossi, Berlusconi et Fini, rivaux tentés par toutes les surenchères, des risques de dérive et d'instabilité qui n'ont fait que se confirmer. Enfin, le grand patronat regroupé dans la Confindustria (la confédération patronale) craignait de voir Berlusconi, patron du holding Fininvest, penser plus aux intérêts particuliers de celui-ci qu'aux intérêts d'ensemble de la bourgeoisie italienne.

Mais le résultat des urnes a été ce qu'il est. Face à une gauche tellement respectueuse de l'ordre établi et des intérêts capitalistes qu'elle ne se risquait pas à la moindre promesse et promettait même en cas de victoire de laisser en place le précédent gouvernement de Ciampi, déjà artisan de nombreuses attaques anti-ouvrières, un Berlusconi qui promettait de réduire les impôts et de créer un million d'emplois nouveaux n'a pas eu de mal à attirer les suffrages des électeurs, assez en tout cas pour que, par l'effet de la nouvelle loi électorale majoritaire - remplaçant pour la première fois l'ancienne loi, proportionnelle -, le "Pôle des libertés" se retrouve majoritaire à la Chambre.

Cette loi électorale majoritaire, adoptée au terme de deux ans de crise politique, était censée inaugurer une "Seconde République" italienne répondant à un vieux souhait des classes possédantes : disposer d'un système politique plus stable et plus fiable, permettant par exemple une alternance entre majorités et oppositions analogue à ce que l'on peut voir en Grande-Bretagne, en Allemagne ou aux États-Unis. Elle était présentée à la population italienne comme devant inaugurer une ère de gouvernements non corrompus et enfin efficaces mettant un terme au traditionnel "malgoverno" de l'Italie. En fait, les neuf premiers mois de la "Seconde République" ont été de ce point de vue un désastre et ont suffi à démontrer qu'il ne suffit pas d'instaurer - à grand-peine d'ailleurs - quelques combines institutionnelles pour parvenir à mettre en place un système de gouvernement stable.

Neuf mois de Berlusconi

Préoccupé d'asseoir sa mainmise sur les médias, le gouvernement Berlusconi a d'abord multiplié les heurts à propos des nominations à la tête de la RAI, la radio-télévision d'État dont il cherchait à renouveler un personnel qui lui était politiquement hostile. Cherchant de la même façon à mettre un terme aux enquêtes des juges de l'opération "mains propres", qui ont montré l'implication d'une grande partie du monde politique dans des affaires de corruption, Berlusconi s'est ensuite heurté à l'appareil judiciaire, soulevant de plus l'indignation d'une partie de l'opinion publique, tant il était évident que sa hâte à dessaisir les juges découlait de la crainte d'être lui-même rapidement atteint par leurs enquêtes. Ancien membre de la "Loge P2", à la tête d'un groupe financier fortement endetté mais ayant bénéficié d'étranges largesses et facilités de la part de l'État, "l'homme nouveau" Berlusconi n'était certes pas ce prototype d'homme politique "honnête" et rompant avec tout le passé, dont ses spots télévisés avaient voulu donner l'image.

Au chapitre de la frénésie libérale de Berlusconi, on peut encore noter sa hâte à lever toutes les entraves à la construction sauvage et à la spéculation immobilière qui est, justement, une des cordes à l'arc de la Fininvest. Mais dès l'automne, des inondations dans le Piémont se sont chargées de rappeler que l'absence de contrôle dans ce domaine pouvait avoir des conséquences catastrophiques. A la même occasion, on put aussi constater la carence des pouvoirs publics. Incapables d'intervenir ou même seulement d'avertir à temps la population des crues menaçant habitations et vies humaines, leur attitude sous Berlusconi relevait de toute évidence de la même insouciance proverbiale que sous les gouvernements du passé.

Mais s'il y avait bien là de quoi contribuer à lever rapidement les illusions que certains pouvaient avoir dans le "changement" apporté par le nouveau gouvernement, rien de tout cela n'aurait sans doute été suffisant pour le faire tomber. La bourgeoisie italienne, si elle avait accueilli Berlusconi avec scepticisme, ne demandait après tout qu'à voir s'il se montrait à la hauteur de ses prétentions, mais cela d'abord dans le domaine essentiel : sa capacité à affronter la classe ouvrière.

Des promesses électorales à l'austérité

Ce "Pôle des libertés", qui avait gagné les élections à coup de promesses, devait, celles-ci passées, se montrer capable de faire avaler la potion amère aux couches populaires. Le déficit du budget de l'État, son endettement croissant se traduisant par la fragilité de la monnaie ne permettaient guère à Berlusconi de temporiser face à une bourgeoisie italienne et internationale qui attendait de lui qu'il démontre sa capacité à resserrer les cordons de la bourse sans toucher, bien entendu, aux revenus capitalistes. La victoire électorale de Berlusconi ne l'avait tout de même pas grisé au point de ne pas le comprendre et, si même il ne l'avait pas compris, "l'attitude des marchés" - selon l'expression pudique devenue à la mode pour désigner les capitalistes - se serait chargée de lui rafraîchir les idées. Dès l'été, fuite des capitaux et chute de la lire traduisaient cette expectative de la bourgeoisie à l'égard de Berlusconi.

Celui-ci annonça donc la couleur en déclarant que sa loi de Finances, présentée au Parlement à l'automne, se chargerait de donner aux "marchés" en question un "signal positif". En particulier, il décida d'inclure dans celle-ci des dispositions d'austérité concernant les dépenses de santé et celles consacrées au régime des retraites.

En réalité, ni l'opposition parlementaire, ni les organisations syndicales n'étaient hostiles à ces dispositions. Toujours attentifs à se montrer responsables à l'égard de la bourgeoisie, les partis de gauche et les syndicats déclaraient en reconnaître la "nécessité". Cependant, ils entendaient saisir l'occasion pour défendre leur propre place, et ils firent comprendre à Berlusconi qu'ils attendaient de lui qu'il se prêtât au jeu politique traditionnel consistant à accepter d'une part quelques amendements des partis de l'opposition parlementaire, d'autre part une négociation avec les directions syndicales. Celles-ci pensaient pouvoir ainsi sauver la face et prétendre, grâce à leur "action", avoir fait "reculer" le gouvernement.

C'est justement à ce jeu, bien rodé sous les gouvernements précédents, que Berlusconi devait se révéler inapte. Annoncer une offensive contre le régime des retraites signifiait attaquer sur un front concernant peu ou prou l'ensemble de la classe ouvrière et susceptible de soulever un mécontentement général. Les organisations syndicales purent le vérifier rapidement, même si elles se cantonnèrent à des réactions prudentes, prenant comme d'habitude tout leur temps pour organiser des journées d'action bien limitées.

Les journées des 14 octobre et 12 novembre

La première action de ce type, le 14 octobre, fut un appel à une grève générale pour ce jour-là. Il fut largement suivi. On n'assista d'ailleurs à aucune contestation de la politique des organisations syndicales. Le fait est notable si l'on se réfère aux précédents mouvements de ce type, en particulier contre le plan d'austérité du gouvernement socialiste d'Amato en septembre 1992, dans lesquels les dirigeants syndicaux impliqués jusqu'au cou dans la signature des accords mettant fin à l'échelle mobile des salaires n'avaient pu parler qu'en s'abritant, derrière des boucliers en plexiglas, des boulons lancés par des manifestants ouvriers qui les traitaient de "vendus".

Au lendemain du 14 octobre, les dirigeants syndicaux maintinrent la même tactique prudente, décidant d'appeler à une manifestation centrale à Rome le 19 novembre - un samedi, ce qui n'impliquait donc nul appel à la grève - et laissant donc tout le temps à Berlusconi de se prêter à une négociation. Cependant la base syndicale se montrait souvent plus active que les sommets, appelant à de nombreux débrayages, toujours limités et fractionnés, mais toujours largement suivis. Cela compta sans doute pour inciter les dirigeants syndicaux à avancer finalement la journée au 12 novembre - toujours un samedi - et à en faire une démonstration tout à la fois de leur force et de leurs capacités de contrôle. Après tout, face à un Berlusconi, ils n'avaient pas les mêmes raisons que face à un Amato de se compromettre trop ouvertement dans une politique d'austérité. Au contraire même, l'occasion semblait bonne pour les appareils syndicaux de retrouver auprès de leur base un peu de la crédibilité perdue en des années de compromissions.

La manifestation de Rome le 12 novembre fut donc un succès, assuré par le plein engagement des appareils dans l'organisation de départs en cars et en trains spéciaux depuis toutes les villes italiennes. Dans certains cas, il fut complété par un certain tri opéré pour décourager de se rendre à Rome les militants susceptibles de manifester quelque contestation à l'égard de la politique des appareils. Moyennant quoi, les organisateurs purent faire état de la présence d'un million et demi de personnes, parler de "la plus grande manifestation depuis cinquante ans", et en même temps donner une démonstration impressionnante de leurs capacités d'organisation, et aussi de contrôle du mouvement ouvrier.

Au lendemain du 12 novembre, les organisations syndicales fixèrent une nouvelle échéance en programmant une nouvelle journée de grève générale pour le 2 décembre, et en laissant en même temps comprendre qu'elles étaient toutes prêtes à retirer ce mot d'ordre pour peu qu'une négociation s'engageât. Berlusconi qui, de son côté, essayait de préparer son parti à des élections municipales partielles le 20 novembre, se permit quelques audaces. Il déclara que sa politique "ne se décidait pas dans la rue", que les chiffres étaient les chiffres et que la réforme du régime des retraites était imposée par ceux du déficit de l'État ; et il fit au moins mine de vouloir pousser jusqu'au bout l'épreuve de force avec les syndicats. En fait, il n'avait déjà plus les moyens de ces quelques bravades.

Les élections du 20 novembre témoignèrent de la chute de Forza Italia dans l'opinion, en partie d'ailleurs au profit de l'Alliance nationale. La Ligue du Nord, victime elle aussi d'une chute électorale, montrait sa volonté de quitter l'alliance avec Berlusconi, et votait avec l'opposition des amendements à la loi de Finances sur les retraites. Berlusconi lui-même, au moment où, en tant que président du Conseil italien, il avait ouvert la conférence mondiale sur la lutte contre la Mafia et le crime organisé en général, à Naples, avait été informé de l'ouverture d'une enquête sur la corruption de fonctionnaires dont il se serait rendu coupable en tant que patron de la Fininvest. Les tractations entre partis de l'opposition de gauche et du centre, en vue de la constitution d'une nouvelle majorité, se multipliaient. Le président de la République, Scalfaro, prenait lui aussi ses dispositions pour remplacer Berlusconi. Tandis que la chute de la lire s'accentuait, les syndicats firent savoir de nouveau qu'ils étaient tout prêts à examiner une réforme du régime des retraites à condition qu'elle fût négociée avec eux et non imposée par le biais du vote de la loi de Finances. Si la partie concernant les retraites était retirée de celle-ci, ils étaient prêts en particulier à annuler l'appel à la grève générale du 2 décembre.

C'est finalement ce qui se produisit à la fin de ce suspense qui n'en était déjà plus vraiment un. Une fois la grève générale du 2 décembre révoquée et la réforme des retraites renvoyée à une négociation avec les syndicats, partis d'opposition et présidence de la République se mirent d'accord pour laisser Berlusconi continuer son mandat, juste le temps de permettre l'adoption du reste de la loi de Finances. Berlusconi fit bien quelques tentatives pour s'accrocher à son poste en criant au complot contre la "volonté sortie des urnes", appela même ses électeurs à manifester leur soutien dans la rue en évoquant l'exemple de De Gaulle appelant la droite à manifester aux Champs-Élysées en mai 1968... Mais ces manifestations furent bien maigres et ce n'est pas cela qui pouvait l'empêcher de devoir finalement démissionner à la fin du mois de décembre. Les manœuvres de mise en place d'un nouveau gouvernement et d'une nouvelle majorité commencèrent alors.

Le recul de la bourgeoisie et ses limites

Sur le fond, le recul gouvernemental et la chute de Berlusconi étaient un recul devant le mécontentement provoqué par le projet contre les retraites, et finalement un recul devant la classe ouvrière. C'était le constat, imposé par les sommets de la bourgeoisie italienne à Berlusconi lui-même, que celui-ci n'avait pas vraiment les moyens de jouer les matamores face aux travailleurs et que, plutôt que de prétendre faire passer en force des projets d'austérité en risquant de provoquer un affrontement, mieux valait la méthode habituelle de concertation avec les syndicats, d'autant plus tentante que ceux-ci affirmaient et réaffirmaient leur disponibilité dans ce sens.

Cependant, la façon dont ce recul s'opérait contenait déjà, en grande partie, la solution de rechange qui allait se mettre en place avec le gouvernement Dini. Toute la tactique des syndicats face au mécontentement ouvrier avait été de mettre en valeur leur propre rôle, de s'en servir pour démontrer leur influence et leur capacité de contrôle, en prenant toutes les précautions nécessaires pour qu'à aucun moment ce mécontentement ne risque de les dépasser. Le risque existait que le recul gouvernemental et la chute de Berlusconi puissent être ressentis par la classe ouvrière comme une victoire politique sur la bourgeoisie et débouche sur une prise de conscience de sa force, sur un renforcement de son moral et finalement sur l'explosion d'une vague revendicative. Mais la tactique des syndicats a justement conjuré ce risque, contribué à faire que le recul apparaisse plus comme un recul devant les directions syndicales, mettant en relief le rôle de celles-ci, que comme un recul devant les travailleurs mobilisés eux-mêmes.

Tous les appareils politiques, des partis de gauche à la Ligue du Nord et à la présidence de la République, ont d'ailleurs collaboré et agi dans le même sens. Mais la chute de Berlusconi a du même coup mis les partis d'opposition et les dirigeants syndicaux face à leurs responsabilités. Tous ces hommes qui, durant la crise de l'automne, n'ont cessé de proclamer qu'ils comprenaient fort bien la nécessité des sacrifices pour peu que l'on veuille bien s'y prendre d'une autre façon que Berlusconi, et qui n'ont cessé de se présenter comme des recours possibles, ont dû répondre présents plus rapidement sans doute qu'ils ne l'auraient cru ou même voulu.

Le gouvernement Dini, présidé donc par un homme qui n'était autre que le ministre du Trésor de Berlusconi et comme tel, principal auteur de sa loi de Finances combattue à l'automne, a ainsi pu se présenter devant les Chambres au mois de janvier et être investi par les votes de la Ligue du Nord, du PPI (Parti populaire italien, ex-Démocratie chrétienne) et du PDS. Seul le PRC, le Parti de la refondation communiste, autrement dit la fraction de l'ex-Parti communiste qui a refusé l'abandon de cette dernière étiquette, a voté contre, malgré une forte pression du PDS et de nombre de ses propres députés, dont l'un a d'ailleurs rompu la discipline de parti et voté la confiance à Dini.

Les dirigeants du PDS n'ont, semble-t-il, éprouvé aucune gêne à investir ainsi un homme qu'ils combattaient hier - du moins en paroles - sans même qu'il ait fait mine de changer de programme. Tout au plus se sont-ils justifiés en déclarant qu'ils désiraient faire la preuve de leur responsabilité devant le pays, celui-ci ayant besoin d'être gouverné afin de restaurer la confiance dans son économie et sa monnaie. Et l'on a vu certains d'entre eux répondre, en substance, à des journalistes qui leur demandaient la différence entre le gouvernement Berlusconi et le gouvernement Dini, qu'au moins ce dernier était constitué de gens "corrects", de techniciens sérieux, et non de ces braillards dépenaillés et mal rasés qui avaient constitué une partie du gouvernement Berlusconi, illustrant la relève du personnel politique traditionnel par des démagogues populistes, nouveaux venus des rangs de la Ligue du Nord, de Forza Italia ou de l'Alliance nationale.

Les syndicats saluent le plan d'austérité

De la même façon, les dirigeants syndicaux témoignent maintenant de leur bonne volonté à l'égard de Dini. Ainsi le leader de la CGIL, Cofferati, a-t-il salué avec décontraction le lancement par celui-ci, à la fin février, d'un nouveau plan d'austérité, déclarant bienvenus les "efforts du gouvernement" pour mettre au point un plan dont les sacrifices sont "mieux répartis". Tout cela seulement parce que Dini, tout en prévoyant d'augmenter les recettes de l'État par une augmentation générale de la TVA, a augmenté d'un point le taux de l'impôt sur les bénéfices des sociétés ! Cofferati, qui n'a plus un mot aujourd'hui pour dénoncer les efforts imposés aux salariés pour tenter de sauver une économie en déroute, n'envisage évidemment pas de proposer la moindre lutte contre le plan d'austérité de Dini, d'autant plus qu'après celui-ci, se profile la négociation sur le fameux projet de réforme des retraites, que les dirigeants syndicaux et la Confindustria se sont engagés à mener à terme avant le 30 juin prochain.

Le renversement de situation n'a donc pas seulement frustré la classe ouvrière de ce qui aurait pu être pour elle une victoire, imposée par la voie de la lutte et des manifestations à ce gouvernement réactionnaire de démagogues, de combinards et de mafieux sorti des urnes, il n'y a pas un an. Il a amené le PDS et les syndicats à prendre désormais directement sur eux les responsabilités de l'austérité. Et malheureusement, il est en train aussi de replacer rapidement dans une situation favorable les hommes qui, à l'automne, ont dû jeter l'éponge face à la mobilisation ouvrière.

Car c'est maintenant le "Pôle des libertés", désormais diminué de la Ligue du Nord et pratiquement réduit au parti de Berlusconi, Forza Italia, et à l'Alliance nationale (ex-MSI néofasciste), qui se trouve le plus à l'aise politiquement. Ces deux partis ne se considèrent plus comme concernés par le gouvernement de Dini, à l'investiture duquel ils se sont abstenus. Ils ne cessent de réclamer des élections anticipées, malgré leurs concurrents politiques et malgré le patronat lui-même qui les traitent d'irresponsables et les accusent de favoriser par cette conduite l'instabilité politique. Ils se sont opposés au vote du plan d'austérité de Dini, dénoncent la manœuvre ayant abouti à leur mise à l'écart comme une opération politique de bas étage et se sentent le vent en poupe en cas de nouvelles élections. Ils ont en effet des raisons d'espérer que la surprise, puis l'atterrement des travailleurs et des pensionnés qui se sont dressés à l'automne, à l'appel des syndicats, contre le plan d'austérité berlusconien pour voir aujourd'hui ce plan poursuivi avec la collaboration des mêmes qui le combattaient alors, se traduisent en votes favorables à Forza Italia et surtout à celui des partis du Pôle qui, durant toute la crise, a semblé donner l'image politique la plus cohérente : l'Alliance nationale dite "post-fasciste" de Gianfranco Fini.

Il est possible aussi, bien sûr, que le bénéficiaire électoral soit dans une certaine mesure le Parti de la refondation communiste, seul parti qui se maintienne dans l'opposition à gauche. Les sondages par exemple semblent indiquer que dans la classe ouvrière, face à l'acharnement des dirigeants du PDS à se tourner vers le centre et à offrir leurs services à la bourgeoisie, un certain nombre de ceux qui votaient pour ce parti seraient désormais prêts à se tourner vers le PRC. Mais cela pose alors la question des perspectives que le PRC peut leur offrir.

Rien ne dit d'abord que le PRC persiste longtemps dans son attitude d'opposition. Une forte pression s'exerce sur lui. En particulier, du fait des nouvelles lois électorales majoritaires, la réélection de ses députés est en grande partie suspendue à une alliance électorale avec le PDS. Celui-ci a clairement fait comprendre qu'il ne reconduirait pas une telle alliance - réalisée lors des élections de 1994 dans le cadre du cartel électoral dit des "progressistes" - si le PRC ne faisait pas preuve de "responsabilité" en abandonnant son attitude d'opposition. Une forte pression intérieure, autour de l'ex-secrétaire du PRC, Garavini, se fait donc sentir au sein du parti pour céder aux sirènes du PDS, et ce n'est pas pour rien qu'elle trouve ses principaux appuis dans le groupe parlementaire du PRC qui craint pour sa réélection.

Mais même s'il s'en tient à l'attitude d'opposition que son secrétaire actuel, Bertinotti, a réussi à grand-peine et non sans fausse note à imposer au groupe parlementaire, le PRC n'en cherche pas pour autant à ouvrir une réelle perspective de lutte de classe. Tout au plus se présente-t-il comme un recours possible, à la gauche du PDS, au cas où l'ampleur de la crise économique et sociale rendrait sa collaboration indispensable.

Un test des rapports de force réels

Pourtant, tout le déroulement de la crise de l'automne a montré que la classe ouvrière italienne, malgré la victoire électorale de Berlusconi au printemps 1994, que d'aucuns avaient présentée comme une défaite historique du mouvement ouvrier, voire comme la veille d'un nouveau fascisme, garde des forces et des capacités de mobilisation intactes. C'est la leçon des événements de l'automne, de la chute de Berlusconi et de l'appel à la rescousse des partis de gauche et des syndicats par une bourgeoisie italienne qui trouve en eux, tout compte fait, des partenaires et des serviteurs plus fiables et plus utiles que les démagogues de la droite et de l'extrême droite. Mais il serait grave que la suite des événements administre maintenant une autre leçon - que, faute d'utiliser réellement sa force sur le terrain de la lutte de classe, la classe ouvrière n'assiste au retour d'une droite et d'une extrême droite renforcées, bénéficiant sur le plan politique de la compromission des syndicats et des partis de gauche avec la bourgeoisie.

Ces quelques mois d'expérience Berlusconi resteront de toute façon comme une sorte de test du rapport de forces entre les classes. Ils ont montré que, quelles que soient les velléités d'un Berlusconi, la bourgeoisie italienne n'a pas les moyens politiques de s'en prendre à la classe ouvrière sans recourir à la collaboration des appareils syndicaux et politiques de gauche. Elle montre aussi d'une certaine façon combien, que l'on en soit vraiment à une "Seconde République" ou qu'on en reste à la première, le jeu électoral et parlementaire est dérisoire, et considéré comme tel par la bourgeoisie.

C'est à la classe ouvrière que ses partis font croire que les tribulations d'un Bossi ont quelque importance ou que le "changement" peut venir de la constitution d'un bon regroupement électoral, de l'alliance avec des partis du centre permettant de rallier l'électorat modéré ou d'attirer à gauche le Parti populaire, ex-démocrate-chrétien. La bourgeoisie n'a pas de telles illusions et sait, elle, que ce sont les rapports de force qui comptent. L'épisode Berlusconi lui a permis de les mesurer et lorsqu'elle a jugé que sa maladresse pouvait devenir dangereuse, elle a su trouver les moyens de mettre fin à ce gouvernement en se servant de son influence par le biais de la présidence de la République, de partis comme celui de Bossi, le PPI ou le PDS, et trouvant les moyens de faire que, dans une Chambre élue avec une majorité de droite, on trouve malgré tout une majorité de centre gauche pour cautionner la poursuite d'une politique mise en difficulté par Berlusconi.

Malheureusement, au moment même où la classe ouvrière a remporté un succès limité, mais réel, dû à sa mobilisation, ses partis et organisations sont là pour l'empêcher de tirer de l'expérience toutes les leçons politiques qui seraient nécessaires, et notamment la leçon qu'elle aussi ne doit compter que sur le rapport de force qu'elle peut imposer à la bourgeoisie, et pas sur les combines parlementaires.

Cette conscience sera pourtant indispensable ; en particulier si la crise s'accroît, si la droite de Berlusconi et de l'Alliance nationale se renforce et si cette dernière, toute "défascisée" qu'elle se proclame, cherche à se donner vraiment les moyens de s'en prendre au mouvement ouvrier.