La Chine et l'économie de marché : un grand bond en avant ou un grand pas en arrière ?

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Janvier-Février 1995

La Banque mondiale aurait affirmé dans un rapport récent que la Chine allait devenir la première puissance économique du monde devant les USA et le Japon au début du vingt et unième siècle. Rien que cela ! Mais les louanges sur le "décollage économique" de la Chine ne sont-elles pas plutôt prétexte à tenter de démontrer la supériorité de l'économie de marché sur l'étatisme mis en place par Mao ? Ne veut-on pas surtout accréditer l'idée qu'il suffisait que la Chine s'ouvre au marché impérialiste mondial pour qu'elle trouve enfin les moyens d'un développement inespéré ?

Les commentateurs brandissent des chiffres de croissance de l'économie chinoise de l'ordre de 10 % par an depuis quinze ans, inconnus sur tout autre continent et ils s'empressent d'extrapoler et de conclure que si la croissance continue au rythme actuel, la Chine aura dépassé les USA d'ici vingt ans.

Ils sont d'autant plus hypnotisés par ces taux de croissance extraordinaires que la Chine a la taille d'un continent entier, que sa population de 1,25 milliard d'individus augmente de 20 millions chaque année et que les profits à faire dépasseraient toute espérance si la croissance économique permettait à la Chine de devenir un marché solvable ne serait-ce que de quelques centaines de millions d'individus. Du coup, de grandes sociétés occidentales se disputent la possibilité de prendre au moins des options sur le futur marché chinois du vingt et unième siècle.

Quant aux dirigeants chinois, ils ont tout intérêt à présenter des statistiques économiques qui prouvent la réussite de leur politique.

En fait, les chiffres, d'ailleurs parfois contradictoires, ne sont guère fiables. Les "statistiques" ne sont parfois que des sondages, généralisés ensuite à l'ensemble du pays, alors même que l'on sait la diversité des différentes régions. Il est donc difficile de mesurer ce prétendu miracle. Quant à envisager que la Chine puisse dépasser les USA et le Japon d'ici une vingtaine d'années en projetant mathématiquement les chiffres de croissance actuels déjà peu fiables, il s'agit évidemment d'une extrapolation abusive. Les chiffres peuvent tout juste nous indiquer, et encore, certaines tendances du développement.

La Chine en rupture de ban

Aujourd'hui c'est tout juste si on ne nous présente pas l'arriération de la Chine comme la conséquence de trente ans de régime "communiste", de 1949, date de la prise du pouvoir par Mao, à 1979, début des "réformes". En fait le sous-développement de la Chine remonte à l'époque coloniale, au dépeçage et au pillage auxquels se livrèrent les grandes puissances pendant près d'un siècle, puis à la difficulté pour un pays arriéré de se développer dans un monde dominé par quelques puissances impérialistes. Le régime de Mao tenta cependant de résoudre ce problème du développement national de la Chine. On peut même dire que pour les dirigeants maoïstes, qui, sous une étiquette communiste, étaient en fait des nationalistes voulant faire de la Chine une puissance industrielle soustraite au pillage humiliant des grandes puissances, la modernisation et le développement du pays étaient un but. Un but qu'ils n'avaient nullement la volonté d'opposer, lorsqu'ils prirent le pouvoir, aux intérêt de la bourgeoisie. Au contraire, ils tentèrent d'abord de convaincre la bourgeoisie nationale de coopérer. L'histoire économique de la Chine ne doit rien à un prétendu dogmatisme des dirigeants chinois. L'État qu'il ont mis sur pied en 1949 était un État bourgeois qui ne demandait pas mieux que de collaborer avec la bourgeoisie nationale et même avec l'impérialisme si celui-ci voulait bien aider au développement du pays. Mais Mao, comme Castro dix ans plus tard, se trouva aux prises avec l'hostilité des USA qui décrétèrent un véritable blocus économique de la Chine. Mao n'accepta pas de s'humilier devant les USA et il dut se contenter de l'aide temporaire (jusqu'en 1960) de l'URSS, qui n'était de toute façon pas à même de pourvoir à tous les besoins de la Chine. Celle-ci dut vivre pratiquement en autarcie ; elle y parvint, non sans difficultés, mais son développement fut limité. Cet État bourgeois en vint à copier la façon de faire de l'URSS pour tenter de se développer dans un environnement hostile. L'État chinois a été amené à prendre en charge l'ensemble de l'économie du pays, à collectiviser, nationaliser, planifier, à cause de l'incapacité de la bourgeoisie chinoise, trop faible, trop corrompue et trop avide, pour tenter sérieusement de développer le pays, et à cause du boycott des capitaux étrangers.

La politique des dirigeants chinois a en fait toujours été très empirique depuis 1949, mais la seule voie que leur a laissée l'impérialisme était une voie étroite, qui livrait la Chine sous-développée à ses seules ressources, et ne laissait comme latitude aux dirigeants que de pressurer plus ou moins telle ou telle catégorie de la population et d'abord la paysannerie. Le cordon sanitaire placé par les USA autour de la Chine pour obliger Mao à passer sous leurs fourches caudines ne laissait pas d'autres possibilités aux dirigeants chinois.

La possibilité d'entreprendre les réformes actuelles est liée au revirement des USA au cours des années soixante-dix. Mao n'ayant pas cédé, les États-Unis ayant vu leur politique de "containment" mise à mal en Asie, en particulier au Vietnam où ils n'ont pu remporter la victoire militaire sur le Vietcong, le gouvernement américain a finalement décidé de changer de politique vis-à-vis de la Chine, de renouer avec elle et d'en faire un gardien de l'ordre en Asie. Dès février 1972, puis à nouveau en février 1976, Nixon se rendait à Pékin, et les relations commerciales ont peu à peu repris au point que la Chine a fini par bénéficier de la clause de la nation la plus favorisée et que des prêts ont été négociés.

Cette levée de l'embargo américain a donné à la Chine la possibilité de commercer à nouveau avec les pays riches et faire appel aux investissements et crédits étrangers.

C'est ce qui a permis aux successeurs de Mao (mort en septembre 1976) d'envisager à nouveau un développement économique avec l'aide des capitaux étrangers et de tenter en même temps de développer une nouvelle bourgeoisie nationale entreprenante et dynamique. Ce qu'on a appelé "les réformes", officiellement initiées en décembre 1978, tracèrent un début de cadre juridique à cette nouvelle orientation, cadre qui fut modifié, complété, corrigé les années suivantes de façon pragmatique au fur et à mesure que les problèmes se posèrent.

Pendant trente ans la Chine a tenté de se développer malgré l'isolement qui lui fut imposé ; depuis quinze ans, elle tente à nouveau un développement en liaison avec le marché mondial.

Mais il est loin d'être acquis que cette dernière tentative sera plus positive.

De 1949 à 1979 : l'étatisme aux commandes

En 1949, lorsque Mao prit le pouvoir à la tête d'une véritable révolution paysanne, la bourgeoisie chinoise était complètement pourrie et corrompue, d'autant plus avide que le pays était plus pauvre, et elle n'était porteuse d'aucun progrès car elle utilisait son argent dans toutes sortes de trafics qui rapportaient bien plus que les activités productives. Il était donc indispensable que l'État intervienne, régule l'économie, mette une bride aux appétits bourgeois et les oblige à produire un minimum. Mais, pour cela, il faut évidemment un État qui ne soit pas gangrené lui-même par la corruption. Sinon, l'étatisme ne sert qu'à faciliter le pillage des deniers publics par la bourgeoisie.

La chance de la Chine à cette époque, dans les toutes premières années du régime de Mao, fut que l'appareil d'État sorti de la lutte contre Tchang Kaï-Chek était beaucoup moins corrompu que celui de Tchang. C'était aussi un appareil d'État bourgeois en ce sens qu'il ne proposait pas autre chose que le développement national du pays, mais il n'était pas corrompu, du moins au début.

Socialement bourgeois, il ne voulait pas s'en prendre à la bourgeoisie. Mais il se heurta très vite au comportement avide et corrompu des bourgeois qui spéculaient, trafiquaient, volaient l'État à travers maintes combines et malfaçons, livraient des marchandises non conformes, de mauvaise qualité, sabotaient littéralement la production. Rien que pour les obliger à jouer le jeu, à produire "honnêtement", il fallut que l'État se montre de plus en plus autoritaire, utilise contre eux contrainte et répression et finalement se substitue de plus en plus à eux. Voilà l'origine de l'étatisme de Mao au départ.

Cet appareil d'État, bénéficiant d'un large consensus populaire et capable d'impulser l'activité économique, y compris contre l'intérêt à court terme des bourgeois individuels et leur puissance corruptrice, donnait à la Chine les moyens d'un certain progrès économique. L'étatisme dans le domaine économique, surgi de la nécessité de faire face au redémarrage de la vie économique au sortir de la guerre civile, a été ensuite prolongé par la nécessité de faire face au blocus et aux pressions de l'impérialisme. Mais si l'étatisme en Chine signifiait une certaine concentration des moyens, il signifiait surtout la contrainte - une contrainte destinée à prendre sur les campagnes pauvres de quoi tenter de bâtir une industrie. Cela ne pouvait pas aller vite et ne permit pas à la Chine de sortir du sous-développement.

Pendant trente ans, de 1949 à 1979, non seulement l'effort de développement de la production agricole mais aussi l'effort pour assurer une accumulation sur laquelle on voulait fonder le développement industriel, ont reposé essentiellement sur la paysannerie. Le niveau de vie de la population a malgré tout augmenté alors même que celle-ci s'est accrue de deux tiers pendant ces trente années. La production agricole a doublé pendant cette période ; grâce à une certaine modernisation (emploi d'engrais, mécanisation, développement de l'irrigation, utilisation de semences sélectionnées), les rendements se sont accrus.

Mais il est bien évident que la Chine n'a pas rattrapé la Grande-Bretagne ni en quinze ans (objectif fixé par les dirigeants chinois lors du Grand Bond en avant), ni même en trente ans, et qu'elle n'est pas sortie du sous-développement, loin de là ! Elle reste un pays dont 70 % de la population est rurale, l'industrie n'est pas assez développée pour absorber la main-d'œuvre en surnombre dans les campagnes (quelque 100 millions de personnes, soit un tiers de la population active rurale, selon les données officielles) et la productivité du travail y est très basse.

Tous les efforts pour tenter de sortir du sous-développement ont été orchestrés par l'État et la répression fut rude pour les récalcitrants. Mais le bilan du régime chinois, s'il n'a absolument pas atteint son objectif de faire de la Chine un pays développé, n'est pas plus mauvais que celui de l'Inde, par exemple, ce grand pays d'Asie qui obtint son indépendance au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale et n'a pas connu le blocus économique qui fut imposé à la Chine. L'Inde a pu recourir aux emprunts sur le marché financier international, son agriculture, l'essentiel de son industrie et son commerce extérieur sont toujours restés dans des mains privées. L'Inde est restée elle aussi un pays sous-développé, plus sous-développé même que la Chine puisque son PNB par habitant est inférieur de plus d'un tiers à celui de la Chine, que la part de l'industrie dans le PIB y est deux fois moindre qu'en Chine, enfin que plus de la moitié des habitants sont analphabètes alors qu'un quart des Chinois le seraient. Le ministre des Finances indien avoue d'ailleurs que son pays se bat actuellement contre "la perspective d'entrer dans le vingt et unième siècle comme le pays le plus pauvre d'Asie".

Ce seul fait met en lumière tous les discours mensongers sur l'avenir merveilleux qui attendrait la Chine sur la base d'une intégration croissante au marché capitaliste mondial. En Inde - pays comparable à bien des égards - le capitalisme a eu tout son temps pour donner sa mesure. Il l'a donnée, justement. Si l'Inde est plus pauvre encore que la Chine, c'est qu'elle a "bénéficié" plus et plus longtemps de l'intégration dans le monde capitaliste. Pillée plus tôt que la Chine dans le passé lointain, elle continua à être davantage pillée durant les dernières décennies. L'avenir de la Chine, en s'intégrant complètement au système capitaliste mondial - qu'elle n'a au demeurant jamais pu quitter complètement - n'est pas de "rattraper les États-Unis", mais d'essayer de ne pas tomber au niveau de l'Inde.

Les réformes de 1979

Du fait de son isolement, financier et commercial, encore aggravé après la rupture avec l'URSS, la Chine s'est retrouvée littéralement étranglée et, à force d'imposer des sacrifices à la population et en particulier à la paysannerie, le régime a fini par être confronté à une situation explosive. Aussi lorsque des possibilités d'emprunts ont à nouveau existé avec la fin du blocus américain, le gouvernement s'en est saisi à la fin des années soixante-dix pour relâcher un peu la pression sur la paysannerie.

Mais la bouffée d'oxygène que les successeurs de Mao ont voulu donner aux campagnes a été insufflée sous forme d'un encouragement à une différenciation sociale. Le régime a fait le choix de permettre à une couche de paysans riches d'émerger et de s'enrichir.

Une série de mesures furent prises en 1978-79 afin de mettre en œuvre cette politique de stimulants individuels.

Le relèvement de 25 % en moyenne des prix auxquels l'État achète une partie des produits agricoles favorisa surtout les régions les plus riches, celles dont la production est davantage commercialisée. Parallèlement l'État a accru de 50 % ses investissements dans l'agriculture afin d'impulser la modernisation des campagnes.

Les lopins individuels purent désormais atteindre 15 % des surfaces cultivables, contre 5 à 7 % auparavant.

Enfin la généralisation "du système de responsabilité" se traduisit concrètement assez rapidement par une décollectivisation des campagnes, chaque famille ayant un contrat par lequel elle s'engage à livrer une certaine quantité de produits au tarif fixé, le reste (après impôt) pouvant être vendu au marché libre. C'est le retour à l'exploitation familiale, complété quelques années plus tard par le droit explicite de sous-louer les terres, d'embaucher de la main-d'œuvre, de posséder individuellement du gros matériel agricole, de former de "nouvelles alliances économiques" permettant à plusieurs familles et à des collectivités locales de mettre leurs ressources en commun pour construire des équipements, entrepôts, routes, petites stations électriques, etc.

Puis, la durée des contrats familiaux passa de un, deux ou trois ans à quinze ou vingt-cinq ans, afin d'inciter les familles à investir sur leur exploitation.

Très rapidement on a assisté à une amélioration de la productivité du travail agricole et à une augmentation de la production : en cinq ans, la production de céréales s'est accrue de près de 30 %, celle du coton a plus que doublé, la production de viande s'est accélérée.

Pour la première fois l'augmentation du revenu des paysans fut supérieure à celle du revenu des citadins. Pour la première fois aussi les ponctions sur les campagnes étaient réduites pratiquement à néant : on ne pressurait plus les campagnes pour financer l'industrialisation.

Dans l'industrie d'État, le même système de "contrats de responsabilité" fut peu à peu généralisé, accordant une autonomie de gestion aux dirigeants, et visant à faire réguler la production par le marché. Et le feu vert fut donné pour des investissements privés de toutes sortes, y compris avec des capitaux étrangers.

L'État lui-même fit appel aux capitaux étrangers, d'une part en empruntant et d'autre part en cherchant à attirer les investissements dans des Zones économiques spéciales (les ZES) où ces derniers bénéficient d'avantages fiscaux, commerciaux, financiers et bien sûr d'infrastructures à la charge de l'État chinois. Au début, quatre zones furent instituées en 1979-80 sur la côte sud-est : trois dans la province de Guangdong dont la capitale est Canton (Shenzhen face à Hongkong, Zhuhai face à Macao, et Shantou) et une, Xiamen, située en face de Taïwan dans la province de Fujian. Ces ZES se sont multipliées depuis.

Les vieux maux resurgissent

Très rapidement des problèmes économiques et sociaux graves sont apparus, qui amenèrent le gouvernement à "rectifier" ou à freiner le processus pour tenter de garder le contrôle de l'évolution en cours, contenir les forces centrifuges qui se manifestent à tous les échelons, réduire l'inflation et limiter spéculation et corruption.

Une crise importante eut lieu par exemple en 1988-89. La machine s'était gravement emballée avec une inflation importante, le développement de la corruption et des trafics de toutes sortes, la multiplication sauvage des "zones de développement économique", au point que la situation devint explosive. Depuis 1992, le gouvernement essaie à nouveau de maîtriser des problèmes - les mêmes - qui se posent toujours avec plus d'ampleur.

C'est que les incitations à l'enrichissement individuel, l'émergence d'une bourgeoisie surtout agraire mais aussi urbaine ouvrent automatiquement la porte vers le passé. Car cette couche de nouveaux riches a exactement les mêmes aspirations et les mêmes comportements qu'auparavant, c'est-à-dire qu'elle est désireuse avant tout de faire de l'argent, de s'enrichir, rapidement, facilement, par tous les moyens. Et, surtout dans un pays pauvre, ces moyens, ce sont les trafics, les combines, la spéculation, le vol des biens publics, la fraude, et l'exploitation la plus féroce d'une main-d'œuvre quasi gratuite, la satisfaction de tous les vices de ceux qui peuvent payer, le jeu, la prostitution, la drogue. Une nouvelle fois se pose le problème du contrôle que l'État est capable d'exercer, des limites qu'il est capable d'imposer à des pratiques qui ne peuvent que ronger l'économie du pays, la conduire à la catastrophe et engendrer des explosions de révolte parmi la grande masse de la population pauvre, de plus en plus pressurée, exploitée et humiliée.

Aujourd'hui, on constate qu'à chaque crise, les autorités centrales ont plus de mal à reprendre le contrôle de la situation. On constate que les autorités locales, provinciales, sont elles aussi prises par la fièvre de l'affairisme et gangrenées par la corruption. C'est que l'appareil d'État tout entier qui, rappelons-le, n'a jamais été placé sous le contrôle des masses pauvres, est tout naturellement enclin à s'entendre avec les riches, à partager leurs aspirations et à devenir leur instrument.

Un des traits frappants de l'évolution depuis quinze ans concerne les tendances centrifuges qui se font jour à tous les niveaux de l'administration, la propension à vouloir s'émanciper du contrôle du centre et vaquer à ses affaires sans entraves. Chacun veut être maître chez lui. Ce sont une frénésie de spéculation, y compris immobilière et boursière, une avidité à faire de l'argent rapidement et facilement qui saisissent tous les nouveaux riches et toutes les autorités. L'exemple vient d'ailleurs d'en haut, de ceux qu'on appelle de façon assez significative "les princes", c'est-à-dire les fils et les filles des hauts dignitaires du régime qui se trouvent à la tête de ce monde des affaires en développement.

Dans les campagnes, les autorités ont reçu explicitement comme mission de soutenir les entreprises rurales, les efforts des paysans riches et de participer elles-mêmes à la modernisation en se lançant dans les affaires. Ce sont les fonctionnaires réticents qui se sont fait rappeler à l'ordre ! D'autant que le budget de l'État s'est avéré bien incapable de poursuivre l'effort des années 1979-81 en faveur de la campagne et que l'écart de niveau de vie avec les villes a très rapidement recommencé à se creuser.

Dans toutes les provinces - les plus riches, les provinces côtières qui se développent trois fois plus vite que les autres, mais aussi dans les provinces de l'intérieur, où les autorités veulent rattraper leur manque à gagner - les autorités locales à tous les niveaux se sont lancées à corps perdu dans les affaires et se servent de leurs positions pour trouver les financements nécessaires. Non seulement elles se font concurrence d'une ville, d'une province ou d'une région à l'autre pour monter chacune leurs entreprises même si cela fait double emploi, mais elles veulent aussi toutes attirer les capitaux étrangers, elles veulent toutes avoir leur propre "zone économique", souvent pour y construire un simple hôtel ou un golf, tant et si bien qu'en 1993 il n'y avait pas moins de mille deux cents zones franches de ce genre, dont trente étaient "officielles" et les autres sauvages et que le gouvernement en ferma autoritairement mille !

Pour faire des cadeaux aux étrangers, pour financer ses propres trafics, tout ce beau monde a besoin d'argent et une partie croissante des impôts que les autorités locales sont censées reverser à l'État est détournée par ces mêmes autorités. Comme cela ne suffit pas, elles se sont mises à lever toutes sortes de nouvelles taxes et de nouveaux impôts sur la population ! On cite par, exemple, le cas de ces paysans qui devaient acquitter un droit de péage sur une route qu'ils avaient construite bénévolement ! Et on est arrivé à cette situation paradoxale : l'État ne prélève aujourd'hui plus que 15 % du revenu national contre 30 % il y a quinze ans, mais une bonne partie de la population la plus pauvre a vu au contraire le fardeau de l'impôt s'alourdir de façon injustifiée à cause des taxes levées par les autorité locales, de plus en plus souvent extorquées par la violence, les récalcitrants étant battus, passés à tabac, etc. Face au mécontentement paysan, le gouvernement a dû en juillet 1993 abolir vingt-sept de ces taxes ou surtaxes locales ; il a réduit le montant de dix-sept autres mais il en a tout de même conservé pas moins de vingt-neuf autres ainsi que quarante-trois corvées manuelles imposées aux paysans ! Fin 1994, le gouvernement a promulgué une réforme complète du système fiscal, mais cela suffira-t-il à enrayer ces pratiques ressorties tout droit d'un autre âge ? Rien n'est moins sûr : d'aucuns doutent même déjà que le gouvernement central soit encore capable d'imposer aux autorités locales et provinciales une telle réforme !

Il n'y a pas que les autorités civiles qui aspirent à faire leurs affaires sans être dérangées. La police n'a pas eu besoin d'encouragement pour se remettre à contrôler, puis à gérer les maisons de jeu et les bars-karaoké, à prendre sa part dans la prostitution et le trafic de devises. Il y a un an, le ministre de la Sécurité publique faisait d'ailleurs l'éloge des bandes de gangsters appelées "triades", ces vieilles sociétés secrètes du crime que Tchang Kaï-Chek a tant utilisées à son service, qui prospèrent depuis 1949 à Hongkong, et qui ne sont pas les dernières à faire maintenant des affaires avec la Chine, d'autant que c'est ainsi qu'elles blanchissent désormais une bonne partie de l'argent de la drogue. C'est en ces termes que le ministre les remerciait de leurs "investissements" en Chine : "Les membres des triades ne sont pas toujours des gangsters. Du moment qu'ils sont de bons patriotes, qu'ils sont concernés par la prospérité de Hongkong (qui doit revenir à la Chine en 1997), nous devons les respecter."

Quant aux militaires, le gouvernement qui voulait les récompenser après la répression de juin 1989 à Pékin, mais qui n'avait pas les moyens de débourser grand chose de plus, a tout simplement autorisé l'armée à se lancer elle aussi dans les affaires. Depuis, les activités de l'armée s'étendent à tous les domaines : électroménager, cosmétiques, souvenirs, ateliers de confection, hôtels, karaoké-bars, jusques et y compris la revente d'armes de l'armée chinoise, pratique dans laquelle avait sombré en son temps l'armée de Tchang Kaï-Chek ! Chaque région militaire a une base dans la ZES de Shenzhen. Quant au commandement de la province de Guangdong, il a carrément installé cette année sa propre "zone économique" près de Shantou. Certains commentateurs évoquent à nouveau les seigneurs de guerre, qui rivalisent aujourd'hui dans la course à l'enrichissement rapide, mais dont on imagine qu'ils pourraient contribuer à l'éclatement du pays en d'autres circonstances. La succession de Deng Xiaoping, âgé de 90 ans et malade, risque d'ailleurs d'ouvrir une période d'affaiblissement du pouvoir central propice au renforcement des tendances centrifuges.

Une situation explosive

Tout le monde en Chine ne bénéficie donc pas de la croissance économique, loin de là !

La population pauvre des campagnes a un niveau de vie deux à quatre fois inférieur à celui des villes. Elle a à supporter l'arrogance des nouveaux riches et des notables qui se croient tout permis. Quand le gouvernement central n'a pas d'argent, il paye les produits agricoles aux paysans avec des "billets verts" qui ne sont pas des dollars mais de simples reconnaissances de dettes. La poste, qui spécule avec les mandats qu'on lui confie, s'est mise à faire de même, et donne aux paysans des "billets verts" en lieu et place des mandats qu'ils sont censés recevoir. Depuis 1993, la colère des campagnes éclate au grand jour. Cette année-là on a recensé plus d'une centaine de jacqueries, d'émeutes contre les autorités locales, contre les exactions et les taxes abusives, et l'agitation dans les campagnes est endémique.

Il est d'ailleurs significatif que le régime ne parvienne plus à empêcher l'exode rural qui est massif : ce sont des dizaines de millions de paysans qui partent pour tenter de se faire embaucher dans les entreprises des zones côtières ou dans les grandes villes. Mais l'industrie est bien incapable d'absorber cette main-d'œuvre. Et le ministère du Travail prévoit que la Chine se retrouvera en l'an 2000 avec plus de deux cent soixante millions de chômeurs !

La classe ouvrière, elle non plus, ne profite pas du fameux "décollage économique". Les dizaines de millions de paysans qui ont quitté les campagnes constituent une réserve inépuisable de main-d'œuvre très bon marché dans laquelle puisent toutes les nouvelles entreprises, privées ou pas, avec capitaux étrangers ou pas. Dans les ZES, par exemple, les conditions d'exploitation sont dignes du dix-neuvième siècle avec des horaires pouvant aller jusqu'à des 15 à 20 heures par jour. Les salariés couchent souvent sur place, sont parfois même enfermés par le patron. C'est dans ces conditions que huit cents travailleurs de la zone de Shenzhen sont morts, enfermés dans l'atelier qui avait pris feu. Les conditions de sécurité sont évidemment proches de zéro. Et tout cela pour des salaires qui sont souvent la moitié du salaire chinois moyen, autour de 100 F par mois ! - beaucoup moins qu'à Hongkong ou à Taïwan. Le gouvernement est amené à rappeler par circulaire que le travail des enfants est interdit ! Des grèves ont commencé à se multiplier dans les entreprises étrangères, en particulier pour obtenir des contrats de travail, des salaires moins minables, des jours de congés, etc.

Évidemment les entreprises d'État ne sont pas concurrentielles comparées à ces "sweat-shops"... et il est question depuis plusieurs années déjà de les rendre plus productives en réduisant leur main-d'œuvre. Ces entreprises d'État emploient plus de cent millions de personnes, soit les deux tiers de la population active urbaine, et le gouvernement hésite évidemment à attaquer de front ces travailleurs. D'autant plus que des grèves se sont multipliées cette année dans les entreprises d'État. Le mécontentement est lié en particulier aux menaces sur l'emploi : les ouvriers d'État savent ce qu'est la nouvelle condition ouvrière en Chine et ils n'ont pas envie d'y être réduits. Le mécontentement est lié aussi à l'inflation qui ronge le pouvoir d'achat (plus de 25 % cette année dans les grandes villes) des ouvriers et des retraités, qui se sont mis eux aussi à manifester.

Vers un véritable développement économique ?

En 1992, Deng Xiaoping a été choisi comme "l'homme de l'année" par le Financial Times qui a sans doute des raisons d'être satisfait de cette évolution de l'économie et de la société chinoises. Mais malgré les discours, l'industrialisation de la Chine à pas de géant apparaît comme une image bien surfaite.

Les entreprises privées ou semi-privées qui absorbent une quantité considérable de capitaux disponibles n'assurent pas un réel développement industriel du pays. Une très grande partie de ces entreprises se situent dans les services, l'immobilier, l'hôtellerie, la grande distribution, la restauration, les night-clubs et autres karaoké qui font, paraît-il, fureur à Shanghaï.

Quant aux investissements étrangers, ils ne représentent depuis 1979 que 60 milliards de dollars, 2,2 % des investissements totaux, ce qui ne permet pas vraiment l'industrialisation du pays. L'État chinois dit avoir besoin d'ici l'an 2 000 de 233 milliards de dollars rien que pour moderniser les secteurs de l'énergie, des transports et des télécommunications, les deux premiers secteurs constituant depuis longtemps déjà de véritables goulets d'étranglement ! Ce n'est pas dans ces secteurs-là que les capitaux s'investissent : 75 % des investissements étrangers proviennent de Hongkong, de Taïwan ou de la diaspora chinoise et servent à délocaliser avantageusement des fabrications de Hongkong ou Taïwan destinées non à la Chine mais à l'exportation.

Pour tous, notables, nouveaux riches, bourgeois chinois, ou capitalistes étrangers, il s'agit de gagner le plus d'argent possible, le plus vite possible, en profitant de la main-d'œuvre bon marché, des occasions de spéculations boursières, immobilières et autres, ou de tout autre trafic lucratif, y compris le jeu et la prostitution.

Alors on parle beaucoup de l'immense marché chinois en formation. Mais il s'agit tout de même encore d'une hypothèse plus que d'une réalité. Aujourd'hui, les riches sont ces soixante millions de Chinois qui gagnent plus de 1 000 dollars par an, ce qui ne fait que 6 000 F par an ! Et les millionnaires (en yuans) qui possèdent plus de 620 000 F, sont au nombre d'un million, ce qui ne représente pas encore un bien grand marché.

Certains gros trusts qui peuvent tenter le pari, et qui ne prennent d'ailleurs que des risques limités, ont pris pied en Chine pour s'assurer des parts du marché potentiel. Mais ils ne représentent qu'une petite minorité des investissements étrangers, on l'a vu. Si Danone réalise d'ores et déjà une percée avec ses yaourts, les automobiles par exemple ne se vendent pas aussi facilement que les yaourts. Il n'y a pour l'instant que 50 000 possesseurs de voitures particulières dans toute la Chine. Et, par exemple, Peugeot qui a construit à Canton une usine de 3 500 personnes et souhaite l'agrandir a essentiellement pour clientes les administrations qui ont justement été priées de faire des économies cette année. Du coup, Peugeot a réduit sa production de moitié et est passé à quarante-cinq véhicules par jour. Cela n'empêche d'ailleurs pas cinq ou six constructeurs automobiles de se faire concurrence pour obtenir les meilleures conditions, les meilleurs contrats. Comme chaque capitale régionale tient à avoir "son" industrie automobile, ça marche !

La rivalité entre les autorités locales, leur âpreté au gain, le peu d'empressement des autorités à rembourser les emprunts, ont entraîné pour les capitaux étrangers un certain nombre de mésaventures susceptibles de refroidir quelque peu l'enthousiasme des Occidentaux, du moins en ce qui concerne les prêts et les investissements productifs. Car pour rafler de l'argent vite gagné, il y aura toujours preneur.

A cet égard la mésaventure de Mac Donald's à Pékin est bien significative de toute une ambiance d'avidité et de course au profit. Les autorités de Pékin sont prêtes, comme celles de toutes les grandes villes, à passer des contrats avec des entreprises qui souhaitent exploiter des immeubles ou des quartiers des centres-villes, quitte à déloger les habitants du jour au lendemain. Mais cette fois c'est à Mac Donald's qu'on demande de déménager, lui qui a ouvert en plein cœur de Pékin le plus grand Mac Donald's du monde. C'est que les autorités de Pékin ont trouvé un financier de Hongkong qui paye encore plus cher pour obtenir l'exploitation de tout le quartier ! A ce rythme-là, la spéculation immobilière va bon train.

Et tout cela fait partie des affaires, des "investissements", de cette croissance miraculeuse !

Ou vers un retour tragique au passé ?

Alors pour l'instant ce qui est frappant c'est que manifestement, une grande, très grande partie de la population, dans les campagnes comme dans les villes, est laissée pour compte dans les profits du décollage économique. Il y a manifestement toute une Chine qui ne décolle pas !

En revanche, on voit l'émergence d'une bourgeoisie aussi avide, corrompue et féroce qu'autrefois. On voit des fonctionnaires aussi arrogants et vénaux qui n'ont pas mis longtemps pour se mettre au diapason et chercher frénétiquement à s'en mettre eux aussi plein les poches. Quant aux capitaux étrangers, ils sont toujours prêts à sucer la moelle des peuples pour quelques dollars de plus.

La Chine est en train de retrouver ses concessions d'antan. Déjà, il y a une zone japonaise, une taïwanaise, une coréenne, une allemande, et la France vient de se faire attribuer elle aussi sa propre zone. Shanghaï retrouve déjà ses mêmes quartiers de boîtes de nuit et les bordels - encore sous couvert de karaoké - se multiplient avec la complicité de la police. Dans cette Chine moderne l'opium sera peut-être remplacé par l'héroïne ou le crack. Avec l'arrivée de l'impérialisme ce sont les tares du passé qui resurgissent, pas l'espoir d'un avenir meilleur pour la Chine.

D'ailleurs comment pourrait-il en être autrement ? Pourquoi, par exemple, la Chine deviendrait-elle, à l'ombre protectrice de l'impérialisme, ce que l'Inde n'a pas pu devenir ? Comment le capitalisme pourrait-il être une chance pour l'une et une calamité pour l'autre ? Non, comme en Inde justement, si le processus va à son terme, si les masses populaires ne se défendent pas, si la Chine ne fait pas une nouvelle révolution, prolétarienne cette fois, des centaines de millions de gens vont sombrer dans la misère la plus noire, comme tous ces pauvres gens qui s'agglutinent d'ores et déjà autour des villes, sans perspectives et sans espoir, et sont déjà la proie des sociétés secrètes liées à la criminalité ! On verra une infime minorité s'enrichir de l'appauvrissement et de la détresse des autres, et vendre tout ce que les riches étrangers voudront bien acheter.

Oui, on peut revoir encore tout le vieux fatras. C'est même ce qu'il y a de plus probable si la classe ouvrière n'intervient pas, plus probable en tout cas que l'industrialisation du pays, tant il est vrai que, dans ce monde dominé par l'impérialisme, un pays même de la taille de la Chine ne saurait se développer, ni dans les griffes de l'impérialisme, ni livré à ses seules ressources. L'exemple de la Chine risque d'en être la preuve et une preuve tragique.