Île de la Réunion – Free Dom plébiscitée par les électeurs

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juillet-août 1992

Au soir du 22 mars dernier, l'établissement politique de l'île de la Réunion (île de l'Océan Indien à 10 000 km de la France mais qui a le statut d'un département français, ou DOM), abasourdi et stupéfait, voyait le sol vaciller sous ses pieds. La liste Free Dom, menée par Camille Sudre, remportait plus de 30,65 % des suffrages et 17 sièges sur les 45 du Conseil régional. Free Dom, pas un parti, même pas un mouvement tant ses contours sont flous, liste constituée parmi les partisans d'une télé interdite par le pouvoir un an auparavant, devenait le principal groupe du Conseil régional par le nombre des sièges.

Et Free Dom le devenait en prenant des voix - et donc évidemment des sièges - à pratiquement toutes les autres formations politiques traditionnelles, de gauche comme de droite. Aux élections régionales précédentes, en 1986, les deux listes de droite, celle de Debré (36,78 % des voix) et celle de Lagourgue (17,26 %), avaient emporté la majorité des suffrages, 54,04 %, comme des sièges, 26. Cette fois-ci, unie sur une seule liste derrière Lagourgue, la droite a été réduite à 25,63 % des voix et 14 sièges. Même si des petites listes, beaucoup plus nombreuses cette année, lui ont grignoté quelques pourcentages de voix, il est évident qu'elle a perdu l'essentiel de ses électeurs au profit de la liste de Camille Sudre.

Mais la gauche aussi a subi un rude coup. Le PCR, Parti communiste réunionnais, est descendu de 28,19 % à 17,94 % des voix et de 13 à 9 sièges. Et si le parti socialiste a moins perdu, passant de 14,09 à 10,54 % en voix et de 6 à 5 en sièges, c'est qu'il était déjà à un niveau nettement inférieur à ses grands concurrents.

Il n'est donc pas étonnant que le vote du 22 mars ait d'abord été interprété comme une gifle des électeurs à tous les notables politiciens de l'île, comme un rejet par l'électorat de tout l'établissement politique, en bloc. Free Dom se présentait pour la première fois dans des élections. Ses candidats étaient tous, sauf un, de parfaits inconnus sur le plan politique, pour beaucoup des petites gens, ménagères, chômeurs pour certains. En guise d'organisation Free Dom était faite de quelques comités, mis en place pour la campagne électorale autour des candidats de la liste. Ces comités étaient loin d'exister dans toutes les communes de l'île. Cela n'a pas empêché Free Dom de faire un excellent score partout.

Camille Sudre lui-même, très largement connu pour sa télé et ses démêlés avec les autorités à propos de celle-ci, n'avait jusqu'ici occupé qu'une seule position politique : au conseil municipal de Saint-Denis, la capitale, depuis 1988. Il y était adjoint au maire socialiste jusqu'à ce qu'à quelques jours des élections celui-ci le démette de cette fonction. Si c'était un geste désespéré du parti socialiste, ulcéré parce que Sudre avait osé présenter sa propre liste en concurrence avec la sienne, et se vengeant par avance de l'humiliation qui allait lui être infligée quelques jours plus tard, c'était pour le moins mesquin. Si le but était de déconsidérer Sudre et de lui nuire dans l'esprit des électeurs, ce fut en tout cas raté. Et les notables du parti socialiste n'avaient vraiment rien compris à la situation s'ils croyaient, en l'attaquant, lui faire du tort dans l'esprit d'un électorat, qui au contraire englobait tous les politiciens en place dans le même mépris. Le geste du maire de Saint-Denis n'a sans doute fait que renforcer le prestige de Sudre, victime des politiciens... et la piètre idée que les électeurs avaient de ceux-ci.

Une télé populaire

Car le résultat du 22 mars à la Réunion s'explique d'abord par la même raison qui a fait que le même jour en France le Front national et les deux partis écologistes obtenaient un succès aux dépens des partis traditionnels. Il est frappant d'ailleurs que ces trois partis aient récolté eux aussi, ensemble, autour de 30 % des suffrages. A tort ou à raison (et souvent à tort comme dans le cas de Le Pen), ils se présentaient comme des partis neufs, différents, faits d'hommes nouveaux opposés aux vieux politiciens. Le 22 mars, les électeurs réunionnais partageaient le dégoût des électeurs français contre les politiciens en place.

Pourtant à la Réunion le phénomène a d'autres aspects, dus à une situation évidemment bien différente malgré le fait que l'île soit officiellement un département français. Ces différences expliquent pourquoi les électeurs se sont tournés vers Camille Sudre et non pas vers l'extrême droite ou les écologistes, dont les listes n'ont obtenu qu'un nombre négligeable de voix.

Le succès de Free Dom est dû d'abord à la personnalité de Camille Sudre. Ancien militant maoïste en France, avec un passé "gauchiste" qu'il ne cherche pas à cacher, au contraire (comme il ne se cache nullement d'avoir voté Arlette Laguiller aux dernières élections présidentielles), Sudre est un métropolitain venu s'installer dans l'île il y a près de vingt ans. Un "Zoreil" donc, qualité qui n'a pas arrêté les électeurs réunionnais pourtant à juste titre méfiants devant tous les métropolitains qui viennent dans l'île soigner leur carrière politique ou professionnelle... aux dépens de la population réunionnaise elle-même.

Sa première réputation auprès d'une fraction des pauvres de l'île, il l'a gagnée comme médecin. Mais c'est surtout en mettant sur pied une radio, puis une télé "libre" (c'est-à-dire illégale) qu'il est devenu une figure populaire. Ses rapports avec le pouvoir, ou ses représentants dans l'île, ont d'ailleurs été divers sinon ambigus. Haï par la droite, regardé avec suspicion par le Parti communiste réunionnais, il eut parfois droit aux sourires du parti socialiste, qui n'a pas toujours dédaigné de tenter d'utiliser l'audience des radios et télé qu'il avait mises sur pied. C'est ainsi que, Sudre élu au conseil municipal de Saint-Denis, le maire socialiste de la capitale réunionnaise lui donna une place d'adjoint.

Cela n'a pas empêché finalement les autorités d'interdire et confisquer la télé en février 91. Confiscation qui fut la cause directe des émeutes qui secouèrent les quartiers pauvres de Saint-Denis, en particulier le Chaudron. Les émeutes, qui ont fait une dizaine de morts dans les incendies ou sous les ruines des magasins pillés par la population, avaient certainement bien d'autres causes profondes que l'arbitraire des autorités vis-à-vis d'une télé qui plaisait et qui passait pour indépendante du pouvoir politique. 40 % de la population active, et évidemment l'énorme majorité de la jeunesse, au chômage, entre 40 000 et 50 000 familles ayant pour seul revenu le RMI (cette allocation donnée à ceux qui sont sans revenus par le gouvernement) sur une population de 600 000 habitants, le sentiment de demeurer dans une situation semi-coloniale malgré le statut officiel de département français (ainsi le salaire minimum officiel, est encore inférieur de 15 % à ce qu'il est en France même, et le RMI de 20 %), voilà qui explique l'explosion du Chaudron.

Mais l'interdiction de Télé Free Dom n'était pas qu'un simple prétexte. Les émeutes commencèrent bien par des manifestations contre l'interdiction. Et Télé Free Dom n'avait pas seulement conquis son audience en passant des films pornos ou de violence, comme les notables politiques ou religieux le lui ont tant reproché. Elle l'avait aussi conquise par des émissions où la parole était réellement donnée aux Réunionnais pour faire entendre leurs doléances et leurs critiques contre les autorités, la société ou les riches. Toutes leurs critiques, sans censure, et avec la possibilité de s'exprimer en créole, langue parlée dans la vie de tous les jours par la majorité de la population et mieux maîtrisée que le français par la partie la plus pauvre. L'injustice contre Télé Free Dom, et contre Camille Sudre, était une injustice du pouvoir français contre les Réunionnais. C'était aussi pour protester contre cette injustice que les jeunes du Chaudron sont descendus dans la rue et ont affronté les CRS, dont une bonne partie venus de France évidemment.

Un politicien populiste

Devant les émeutes, loin de jeter de l'huile sur le feu, Sudre s'employa plutôt à tenter de ramener le calme. Rien n'y fit. Sudre devint encore plus que par le passé la cible de la droite. Il était le pelé, le galeux, par qui la révolte des pauvres était arrivée. Le parti socialiste et même le parti communiste prirent davantage leurs distances. Il y eut bien des pourparlers entre lui et le gouvernement pour voir s'il ne pourrait pas d'une manière ou d'une autre récupérer sa télé, ou plutôt s'il ne pourrait pas être associé à une des autres télés existantes et légales. Car comble d'injustice en effet, la confiscation de Télé Free Dom était intervenue au moment où était autorisée une nouvelle chaîne, payante, chaîne qui est la propriété de certains des gros capitalistes de l'île. Soit que le gouvernement ne sût pas comment intégrer Sudre (qui, lui, réclamait purement et simplement qu'on lui rende sa télé), soit plus probablement qu'il estimât que Sudre était définitivement éliminé, les pourparlers n'aboutirent pas. A cause peut-être de certaines réactions hostiles devant les émeutes, y compris d'une fraction des travailleurs, l'opinion des autorités et des notables politiques était que Sudre s'était définitivement déconsidéré. La suite a montré qu'on ne pouvait pas se tromper plus lourdement.

A la suite des émeutes, toutes les autorités françaises se précipitèrent à la Réunion. Le ministre des DOM-TOM bien sûr, le Premier ministre même, Michel Rocard à l'époque, et même madame Mitterrand, chargée de représenter le président de la République auprès de toutes les populations du monde affectées par des tremblements de terre ou des guerres, vinrent se pencher sur le sort des Réunionnais. Ils firent des promesses et annoncèrent quelques nouvelles subventions. Celles-ci, on s'en doute, n'ont pourtant rien changé au sort de la population pauvre, rien non plus aux injustices dont elle se sent victime. Les ministres (et les subventions) furent bien accueillis par la classe politique, moins par la population comme le montra l'exemple de Rocard particulièrement étrillé par les jeunes du Chaudron qu'il avait voulu rencontrer (seule madame Mitterrand trouva grâce aux yeux des habitants du quartier). Ils ont pu croire qu'ils avaient repris la situation en main, et en même temps écarté le trublion qu'était Sudre. Un an plus tard, ils ont dû déchanter.

Au début, Sudre se présenta aux élections régionales avec pour seul programme la volonté de récupérer Télé Free Dom. Il appelait à voter pour sa liste afin de démontrer que les Réunionnais voulaient la réouverture de la télé. Et il s'engageait à une seule chose, s'ils lui donnaient beaucoup de votes, c'était à la remettre en marche coûte que coûte, c'est-à-dire illégalement, dès le lendemain du scrutin.

Puis à ce thème initial vinrent peu à peu s'en ajouter d'autres. Radio Free Dom (qui, elle, n'a jamais cessé d'émettre) en effet continuait à ouvrir ses antennes aux doléances de la population. Et ces doléances, Sudre peu à peu les a reprises à son compte, intégrées à son programme en quelque sorte.

En se faisant plus ou moins explicitement le porte-parole de la population, Sudre a martelé sur deux autres thèmes. Tout d'abord halte à la magouille et à la corruption des politiciens. Là, il s'adressait à un sentiment largement répandu dans la population, pas seulement les pauvres et les travailleurs mais aussi une partie de la petite bourgeoisie, sentiment dont pâtissaient tous les hommes politiques en place, de droite et de gauche. Ensuite il faut mettre fin tout de suite aux injustices dont sont victimes les Réunionnais. Là il rejoignait la campagne menée par le PCR depuis quelques années sur le thème de l'égalité avec la métropole. Mais le PCR, jadis certainement bien plus radical et près des pauvres et des travailleurs que Camille Sudre aujourd'hui, autrement persécuté aussi par le gouvernement français, a vu son image changer aux yeux de plus en plus de Réunionnais. A cause de son évolution et de ses retournements. Abandon de la revendication d'autonomie, volonté de faire partie de la majorité présidentielle, alliances ici ou là avec des politiciens ou des partis de droite, il est apparu de plus en plus comme un parti comme les autres... c'est-à-dire aussi magouilleur.

Dans la situation réunionnaise, en l'absence de toute réelle mobilisation d'une population cependant mécontente, il y avait une porte ouverte à un politicien populiste, confus, ambigu, mais paraissant au moins sincère et honnête, critique des autorités et capable de radicalisme dans son action. Cette place, Sudre l'a occupée le 22 mars. Peut-être même sans trop le vouloir ou avoir conscience de ce qu'il faisait. Ainsi jusqu'au dernier moment, il laissait entendre que, préoccupé par sa seule télé, il ne briguait pas forcément le poste de président du Conseil régional que tout pourtant l'autorisait à réclamer.

Du rebelle au notable ?

Qu'il l'ait prévu ou pas, le succès électoral l'a de toute manière mis dans une position entièrement nouvelle, comme il a modifié la situation politique réunionnaise. Devenu à lui seul, momentanément du moins, la première force politique dans l'île, porté là par la volonté des Réunionnais de voir sinon changer la société du moins améliorer leur sort, Sudre est maintenant au pied du mur. A l'épreuve, sa véritable nature politique et ses limites ne peuvent que ressortir assez vite. Elles ont d'ailleurs commencé à le faire.

La seule promesse formelle faite par le candidat Sudre était de relancer sa télé, illégalement, au lendemain des élections. En fait, dans la panique qui a suivi le 22 mars, ce sont les autorités françaises qui ont fait de nouvelles propositions. Dès le début avril le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel à Paris annonçait qu'il y avait place pour deux chaînes privées supplémentaires à la Réunion. En clair, publiquement et officiellement, les pouvoirs publics proposaient à Sudre de renégocier la possibilité que Télé Free Dom reparaisse en toute légalité.

Télé Free Dom n'a pas réémis dès le lendemain des élections. Soit qu'il y ait eu de réels problèmes techniques - le matériel a bien été saisi en 1991 - soit pour se donner le temps de commencer les négociations avec les pouvoirs publics. Ce n'est que deux mois plus tard qu'une partie des Réunionnais a pu capter à nouveau des images de Télé Free Dom. Des images toujours émises illégalement. Et on se trouve maintenant devant la situation un peu extravagante d'un président du Conseil régional qui se met en contradiction flagrante et ouverte avec la loi ; mais, chose inhabituelle, apparemment tient l'engagement qu'il avait pris devant les électeurs.

Même s'il a reçu des assurances des pouvoirs publics (ce que nous ignorons), présidence du Conseil régional ou pas, Sudre reste donc fidèle à son image : sans compromission et radical... du moins dans les domaines qui le touchent directement et où il s'est engagé personnellement. Sur les autres, ceux qui peuvent toucher plus largement le sort de la population, ça reste à voir.

A la fin de sa campagne électorale, Sudre a plus ou moins repris le thème du PCR sur la nécessaire égalité de la Réunion avec la France. Et, comme le PCR, il entend d'abord par là l'alignement complet sur la métropole en matière de salaire minimum ou d'allocations diverses comme le RMI. Cela n'a rien d'un chambardement de la société. C'est à des années-lumière d'une véritable égalité sociale. Mais c'est sans doute une revendication qui tient au cœur de beaucoup de travailleurs et de pauvres.

Devenu président du Conseil régional il a répété son engagement. Cette égalité, il la veut au 1er janvier 1993, sinon il démissionnera. Au vu du passé et du personnage, on imagine aisément que Sudre pourrait fort bien tenir cet engagement-là aussi. Or le gouvernement français ne tient certainement pas à l'imbroglio politique qui naîtrait de cette démission, et qui pourrait être aussi, dans la situation de l'île, la porte ouverte à des développements imprévisibles. La menace constitue donc une petite pression sur le gouvernement pour qu'il accélère la mise en place de cette "égalité" qu'il a, lui, promise pour 1995.

D'un autre côté, on a là l'illustration de ce qu'est politiquement Camille Sudre. Pas question pour lui de l'organisation ou de la mobilisation des Réunionnais, en particulier de tous les pauvres et les opprimés qui ont voté pour lui et dont il dit défendre les intérêts. Ce n'est pas en s'appuyant sur eux et en leur proposant d'utiliser leur force, qui l'a propulsé à la tête du Conseil régional, qu'il compte faire pression pour obtenir cette égalité qu'il revendique pour eux. Sa politique c'est un engagement personnel, une sorte de bras de fer de Sudre avec les pouvoirs publics. Cela en revient à demander à la population de lui faire confiance et de se tenir tranquille.

Sudre a finalement pris la présidence du Conseil régional. Ce n'était après tout que normal d'assumer les responsabilités nouvelles dont les électeurs l'avaient investi. Dans ce Conseil régional il a commencé par passer alliance avec le PCR, s'assurant des votes des élus de celui-ci (qui ne pouvaient guère faire autrement de toute façon après la leçon infligée par les électeurs) contre une place de premier vice-président à Paul Vergès, le dirigeant du parti. Il est vrai aussi que le programme du PCR coïncidait avec celui de Sudre à propos de l'égalité avec la France. Sudre avait d'ailleurs appelé plus ou moins explicitement à voter pour les candidats du PCR aux élections cantonales. Celles-ci avaient lieu en même temps que les régionales mais Free Dom n'y présentait pas de candidats.

L'alliance avec le PCR, tout de même le moins magouilleur des partis traditionnels, le plus proche aussi des gens du peuple, pouvait à la rigueur sembler normale aux électeurs de Sudre. Mais bien vite, toujours au sein du Conseil régional, le leader de Free Dom scellait une autre alliance. Avec la droite, dont le leader Lagourgue obtenait, lui aussi, un poste de vice-président. Lagourgue était président de l'assemblée régionale précédente avec les voix et l'appui du PCR. Sudre a ainsi reconstitué exactement le bloc politique d'avant le 22 mars, en s'y ajoutant bien entendu. Il a surtout passé alliance, à peine quelques jours après le scrutin, avec ceux qu'il clouait au pilori comme magouilleurs et corrompus.

Sudre explique qu'il faut montrer qu'il y a un consensus parmi les Réunionnais pour faire pression sur le gouvernement français et arracher la fameuse égalité. Mais le consensus, pour le moment, c'est celui formé par les notables politiques, traumatisés par leur défaite électorale et trop heureux de garder quelques postes que Sudre magnanime veut bien leur laisser. La conversion soudaine à la revendication de l'égalité avec la France tout de suite de certains de ces notables est plus que suspecte. Et leur combativité et leur opiniâtreté à l'obtenir sans doute encore plus.

Avec ces gens-là Sudre est plutôt parti pour de longues tractations avec le gouvernement français... de nouvelles magouilles, quoi ! Le 17 juin, Sudre, accompagné de Vergès et Lagourgue, était reçu par Mitterrand. A la sortie, il se disait très satisfait... sans qu'on sache que le Président ait pris le moindre engagement précis.

Et même si, par peur de nouvelles émeutes par exemple, le gouvernement accélérait les décisions de porter le SMIC ou le RMI au niveau où ils sont en métropole, cela ne signifierait nullement que cette coalition au sein du Conseil régional peut défendre les intérêts des pauvres et des travailleurs. Ces politiciens sont depuis toujours au service des exploiteurs français ou réunionnais. Directement et ouvertement comme les notables de droite. Ou ils aspirent à s'y mettre, au nom de l'avenir et du développement de la Réunion, comme le PCR. Ils n'ont pas changé de nature avec le succès de Camille Sudre. Ils ont changé d'attitude envers lui... quand ce n'est pas lui qui a changé d'attitude envers eux. C'est tout.

Si Sudre a pu si vite faire alliance avec eux c'est que lui-même, aussi radical et intransigeant qu'il ait pu être parfois, n'est pas non plus le représentant des pauvres et de la classe ouvrière. Il ne le prétend d'ailleurs même pas. Il a simplement gagné l'estime d'une grande partie de ces classes pauvres qui voient en lui un opposant à ceux qu'elles exècrent. L'ennemi de nos ennemis peut être quelquefois notre ami. Cela ne suffit pas pour être des nôtres. Ce n'est pas la même chose.

Parvenu, un peu à la surprise de tous, y compris peut-être la sienne, à la tête du Conseil régional, Sudre est tout simplement en train de devenir un politicien comme les autres. Il n'a pas plus que les autres, et semble-t-il ne veut pas avoir, de politique pour les exploités. Alors (à moins qu'une nouvelle foucade l'amène à rompre à nouveau avec l'établissement politique), le succès électoral dans le cadre des institutions politiques en place risque fort de faire du rebelle un notable des plus classiques. Et très vite.

Il a suffi de quelques jours pour que pointe le bout de l'oreille. Ainsi il a annoncé qu'il s'attelait, en collaboration avec ses alliés du Conseil régional et le gouvernement français, à la tâche de mettre au point un plan de développement de l'île. Ce développement est censé s'attaquer au problème du chômage, problème numéro un de la Réunion où deux actifs sur cinq sont sans travail. Mais dans le même souffle il a aussi annoncé par avance qu'il ne fallait certainement pas croire que ce plan résoudrait le problème. Et d'exhorter les Réunionnais à la "mobilité". En clair, à émigrer en France ou en Allemagne.

Il y a vingt ans déjà, Debré, gaulliste notoire, ex-Premier ministre qui, repoussé par ses électeurs en France, était allé récupérer un siège de député à la Réunion, proposait cette "mobilité". L'émigration en France était, paraît-il, la solution au manque de travail sur l'île. Des dizaines de milliers de Réunionnais, parallèlement à des dizaines de milliers d'Antillais, sont partis pour la métropole. Vingt ans plus tard, le chômage dans l'île est encore bien pire. Et aujourd'hui dans une Europe qui compte elle-même 10 % de chômeurs, les sans-travail réunionnais risquent fort de le rester... en France comme à la Réunion. Mais il est significatif que Sudre ne trouve pas d'autre issue que de suivre les traces de Debré.

En accordant massivement leurs suffrages à Camille Sudre, un an après les émeutes de Saint-Denis, les travailleurs et les pauvres ont montré que le mécontentement et la colère persistent à la Réunion. Ils ont montré aussi comment les couches pauvres sont aujourd'hui sans boussole politique, résultat des errements et des abandons des organisations ouvrières, PCR en tête, lui qui dans le passé a eu le soutien de l'énorme majorité des classes populaires.

Car Camille Sudre c'est le type de politicien populiste. Capable de radicalisme ou de donner une voix à la colère des gens. Mais se gardant au-dessus de tout contrôle par ces mêmes gens (il est significatif que des voix se soient déjà élevées parmi les comités ou même les élus de Free Dom pour protester devant le fait que Sudre président du Conseil régional ne juge absolument pas nécessaire de leur soumettre sa politique comme ses tractations politiciennes). Et surtout capable d'osciller dans toutes les directions, gauche comme droite, vers les opprimés comme vers les oppresseurs. Et l'histoire montre que l'aventure finit généralement, quand ce n'est pas dans un fiasco complet, à droite et du côté des possédants.

Il ne suffit pas aux couches populaires de montrer leur mécontentement et leur colère. Pour que cette colère débouche sur des changements, les pauvres et les travailleurs réunionnais ont encore à construire des organisations politiques qui soient les leurs.