Mayotte : la population face au mépris colonial et social

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février 2025

Si Chido a été particulièrement violent, avec des vents à plus de 220 km/h, le désastre vécu par les habitants est avant tout le résultat de la politique de l’État français depuis des décennies. La gestion des conséquences de la catastrophe est tout aussi révélatrice de l’incurie de cet État. Incapable de porter secours à la population, il a immédiatement tenté de détourner l’attention en faisant porter la faute sur les immigrés. Et pendant ce temps-là, les possédants, eux, tirent leur épingle du jeu.

Mayotte reste une colonie française malgré la départementalisation

La misère et le sous-développement ne sont pas nouveaux à Mayotte. 40 % de la population y vit avec moins de 160 euros par mois, les infrastructures sont toutes sous-dimensionnées, à commencer par les écoles et le seul hôpital de l’archipel. Plus d’un tiers de la population vit dans des bidonvilles. En mai 2024, une épidémie de choléra, maladie liée à l’absence d’accès à de l’eau salubre, a fait sept morts.

Mayotte fait partie de l’archipel des Comores, situé entre le Mozambique et Madagascar. Colonisée à partir de 1841 sans avoir connu le moindre développement économique, elle est restée dans le giron de la France alors que les trois autres îles ont accédé à leur indépendance en 1975. Ce qui est présenté aujourd’hui comme le résultat d’un attachement particulier des Mahorais à la France, confirmé par un vote majoritaire sur l’île en faveur du rattachement lors d’un référendum en 1974, fut en réalité le résultat de manœuvres bien orchestrées du lobby colonial au sein de l’État français, avec l’appui de notables locaux. Chirac, alors Premier ministre, décida de détacher Mayotte du reste des Comores alors que le résultat du référendum sur l’ensemble des îles était massivement favorable à l’indépendance. Pour couvrir ce choix d’un semblant de légalité, toujours contestée par l’ONU, l’État français organisa un second référendum en 1976, à Mayotte seulement. La France voulait conserver une implantation stratégique dans le canal du Mozambique, route maritime d’importance dans le contournement de l’Afrique, et permettre à l’impérialisme français de disposer d’une base militaire permanente dans cette région de l’océan Indien.

Depuis 50 ans, la France n’a cessé de renforcer la séparation créée entre Mayotte et les autres îles de l’archipel. À partir de 1995, l’instauration du visa Balladur pour entrer à Mayotte, a coupé un même peuple, habitué à circuler d’une île à l’autre, par une frontière de plus en plus surveillée. La départementalisation, effective en 2011, mais n’accordant que des droits plus restreints qu’en métropole, a encore augmenté les barrières administratives.

Même si Mayotte est très pauvre, son PIB est neuf fois supérieur à celui de l’État des Comores né de cette séparation. Dans l’espoir d’une vie meilleure, nombre de Comoriens viennent à Mayotte, où beaucoup ont des proches mais où la France les transforme en clandestins, contraints de vivre dans des bidonvilles et de travailler pour des salaires de misère. Tout en profitant de leur misère et de leur statut de parias pour les exploiter, sans aucun contrat de travail et avec des salaires au rabais, les politiciens et les notables locaux n’ont cessé de rendre ces immigrés responsables de tous les maux de l’île.

C’est dans ce contexte que Chido s’est abattu, révélant, tel un miroir grossissant, l’abandon des plus pauvres, l’incurie de l’État, et son rôle premier, le maintien de l’ordre.

Les racines coloniales de la catastrophe : sous-investissement et politique xénophobe

Les moyens et les décisions de l’État, déjà avant le cyclone, n’étaient pas mis au service des besoins de la population. Aucune infrastructure n’est dimensionnée pour les 320 000 habitants1 : ni le nombre d’écoles, ni l’hôpital, ni le réseau d’eau. Et c’est encore plus frappant pour le logement. Si des quartiers entiers ont été rasés par Chido, c’est d’abord parce ce sont des bidonvilles, des assemblages de cases en tôle, construits avec les moyens du bord, ceux que l’on trouve dans tous les pays pauvres de la planète. La réalité crue est que plus de 100 000 habitants d’un département appartenant au septième pays le plus riche au monde vivaient dans des bidonvilles !

Cette situation ne s’est pas créée en quelques jours. Elle est le résultat de décennies de mépris de l’État pour les pans les plus pauvres de la population, que les gouvernements soient de droite ou de gauche. Face à la pénurie de logements, la réponse n’a jamais été un programme massif de construction de HLM. Au contraire ! Un programme de construction est, par exemple, à l’arrêt depuis plus de deux ans, car l’État exige du maître d’ouvrage qu’il prenne une assurance dommages-­ouvrage, qu’aucune compagnie d’assurance ne veut fournir à Mayotte. Les autorités se cachent derrière la réglementation pour ne pas financer les logements populaires.

Plutôt que de construire, elles se sont attelées à détruire des quartiers abritant des milliers de personnes, sans jamais offrir aucune solution de relogement. Depuis l’adoption de la loi Elan en 2018, ces opérations se multiplient. Elles ont été médiatisées en 2023 sous le nom de Wuambushu, mais elles existaient avant et elles continuent depuis. Ainsi, deux semaines avant le passage de Chido, la préfecture faisait raser le quartier de Mavadzani, forçant près de 4 000 personnes à reconstruire leur case, en urgence, un peu plus loin. Les autorités se vantaient d’avoir « minutieusement préparé l’opération pendant des mois ». Ce sont autant de moyens et d’énergie qui n’ont pas été mis à sécuriser ne serait-ce que les bâtiments en dur, comme les écoles ou l’hôpital, qui ont subi les ravages du cyclone. La politique antipauvres a mis en danger toute la population, avec ou sans papiers.

Pour tenter de faire oublier ce sous-investissement et détourner la colère vers des boucs émissaires, les autorités font depuis des années des immigrés les responsables des problèmes de Mayotte. Après avoir créé des étrangers et des clandestins par ses mesures administratives, l’État leur fait la chasse à grand renfort de policiers et de gendarmes. Les rafles sont quotidiennes : les gendarmes arrêtent les gens aux fontaines à eau en contrebas des bidonvilles, sur le chemin de l’école, dans les taxis collectifs. Moins de 24 heures après, ces hommes et ces femmes sont déportés aux Comores. Les familles s’en trouvent souvent éclatées. Nombre d’enfants se retrouvent sans parents : le nombre de mineurs isolés est estimé à quelque 10 000. À l’inverse, des adolescents nés à Mayotte sont envoyés seuls à Anjouan, une île des Comores où ils ne connaissent personne. La seule possibilité pour revenir est alors de prendre une petite embarcation, en payant plusieurs centaines d’euros le passage, au risque de mourir noyé dans le bras de mer qui sépare les deux îles. Alors, dans les quartiers pauvres, beaucoup vivent dans la terreur. C’est la raison principale pour laquelle la plupart des habitants n’ont pas voulu se rendre dans les abris en dur signalés par la préfecture la veille du cyclone. Certains ont même pensé qu’il s’agissait d’une ruse pour les arrêter en masse et les déporter.

Pour décrire l’abandon de l’État, les Mahorais parlent de « l’État magnégné », ce qui signifie « au rabais ». L’absence d’anticipation du cyclone a fait éclater cette réalité au grand jour. Les consignes de la préfecture (« il faut se confiner dans un abri en dur ») étaient irréalisables pour bien des habitants et les 10 000 places proposées étaient bien insuffisantes. Il n’y a eu en amont aucune préparation des secours à acheminer dès la fin du cyclone, que ce soit en termes de matériel, de vivres ou d’équipes techniques (pour soigner, déblayer, réparer les réseaux d’eau, d’électricité…) alors que les ravages d’un cyclone annoncé étaient plus que prévisibles.

L’État magnégné devient l’État fantôme pour les classes populaires

Après le cyclone, la gestion défaillante a continué. Les premières distributions d’eau et de nourriture ont commencé plus de quatre jours après le cyclone, avec des rations bien insuffisantes : deux bouteilles d’eau, quatre boîtes de conserve pour un foyer à Pamandzi par exemple. Et la majorité des habitants n’avait toujours pas reçu ces rations trois semaines après le cyclone. L’eau et l’électricité n’ont été rétablies que partiellement après plus de dix jours. Dans certaines régions, l’État annonce déjà qu’il faudra attendre fin janvier pour le raccordement. Quant à l’eau du robinet, limitée par une distribution tournante selon des horaires quotidiens restrictifs, elle reste, de toute façon, impropre à la consommation.

Les réseaux télécoms ont aussi été très fortement endommagés. C’est l’un des aspects les plus compliqués pour les habitants : être coupés du monde, ne pas avoir de nouvelles de leurs proches. Même si Bayrou a annoncé l’installation d’antennes pour capter le réseau des satellites Starlink – une annonce médiatisée mais sans effet pour l’immense majorité des habitants et contestée par les opérateurs eux-mêmes qui réclamaient plutôt des groupes électrogènes pour leurs propres installations – les autorités n’ont pas mis en place de réseau parallèle d’information, même pour prévenir des distributions. Les seules informations circulent par le bouche à oreille. Pendant ce temps-là, l’État se félicitait d’avoir mis en place un pont aérien, puis maritime, puis de monter un hôpital de campagne. Avec des jours de retard, cet hôpital de campagne a fini par jouer un rôle utile, soulignant par contraste la défaillance du seul hôpital permanent de Mayotte. Loin des photos de propagande du ministère de l’Intérieur, dans les quartiers populaires, aucune aide réelle n’apparaissait. Pourtant, en matière logistique, l’armée française a une certaine expertise, après avoir réalisé sa projection dans de nombreux pays.

Les habitants des bidonvilles, eux, n’ont vu aucun secours, alors qu’ils survivaient dans les décombres de leurs habitations. Un symbole de cette indifférence est l’incapacité des autorités à connaître le nombre d’habitants des bidonvilles tués ou blessés gravement lors du cyclone, à tel point que des chiffres annonçant des milliers voire des dizaines de milliers de morts ont pu être un temps avancés sans paraître farfelus. Comme dans presque toutes les catastrophes, les classes populaires n’ont pu compter que sur elles-mêmes. C’est la solidarité des voisins ou d’autres habitants qui a permis d’abriter les habitants des bidonvilles puis de porter les premiers secours, munis de quelques bouteilles de désinfectant et des pansements. Un reportage montrait ainsi un garçon de 13 ans, qui parcourait son quartier avec son professeur d’EPS pour porter secours. Des centaines d’enfants n’ont survécu que grâce aux voisins ou à leurs professeurs, qui se sont organisés pour faire des courses et pour venir prendre de leurs nouvelles. Les centres d’hébergement d’urgence, ouverts dans des écoles, ont été fermés dès le 31 décembre à Mamoudzou, poussant quelques milliers de personnes, surtout des femmes et des enfants, à la rue. Par contre un collège hébergeant des gendarmes n’a pas été évacué, ce qui montre que derrière le prétexte de la rentrée scolaire se cache une attaque en règle contre les plus démunis.

Ce mépris de l’État a été personnifié par Macron, en visite quelques jours après Chido, qui a fait la leçon aux sinistrés. Pris à partie aux cris de « Macron démission ! », il a laissé éclater son mépris pour les travailleurs : « Vous êtes contents d’être en France ! Parce que si ce n’était pas la France, vous seriez 10 000 fois plus dans la merde ! » Derrière l’arrogance colonialiste, il y a le mépris d’un serviteur de la bourgeoisie pour les classes populaires en général.

Face à la colère, la démagogie anti-immigrés

Cette morgue, alors que les conditions étaient catastrophiques, a suscité une colère bien légitime. Alors même que les immigrés étaient les premières victimes du cyclone, les politiciens se sont hâtés de les désigner, une fois de plus, comme les principaux responsables du chaos. Reprenant la démagogie xénophobe attisée depuis vingt mois à travers les opérations Wuambushu et, au printemps 2024, les barrages érigés par le mouvement Forces vives, ils ont pointé du doigt les sans-papiers comoriens pour tenter de faire oublier la responsabilité des autorités.

Ainsi, le premier à se rendre sur l’île deux jours après le cyclone a été le réactionnaire ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau. Moins de trois jours après Chido, il écrivait sur le réseau social X : « On ne pourra pas reconstruire Mayotte sans traiter, avec la plus grande détermination, la question migratoire. Mayotte est le symbole de la dérive que les gouvernements ont laissé s’installer sur cette question. Il faudra légiférer pour qu’à Mayotte, comme partout sur le territoire national, la France reprenne le contrôle de son immigration. » La catastrophe était pour lui une nouvelle occasion de reprendre son obsession ­anti-immigrés. Deux jours plus tard, Macron, prenait le relais. Dans son interview à la télévision locale, le premier défi de la reconstruction de Mayotte qu’il a mis en avant est ainsi celui de l’immigration. Macron et Retailleau ne se distinguent en rien de Marine Le Pen, venue du 5 au 7 janvier à Mayotte pour tirer la même ficelle grossière et tenter d’en tirer un bénéfice électoral.

Ces dirigeants nationaux sont relayés par des politiciens locaux, comme la députée Estelle Youssouffa, qui a fait de cette démagogie anti-immigrés son fonds de commerce électoral. Celle qui a été élue dès le premier tour dans une des deux circonscriptions de l’île a ainsi demandé à Bayrou que les enfants étrangers ne soient plus scolarisés. Elle a affirmé à propos d’un bateau d’aide affrété par les Comores : « Mayotte préfère la faim et la soif que d’accepter la moindre pseudo-aide des Comores. » Et elle se sent confortée dans sa démagogie par les autorités mêmes qui ont bloqué ce bateau pendant plusieurs jours au prétexte que les denrées ne respectaient pas les normes européennes ! C’est une leçon pour tous les travailleurs : français comme étrangers, les dirigeants sont prêts à nous voir crever de faim pour leurs batailles politiciennes. Voilà où conduit la défense de la « souveraineté » nationale, chère à la gauche comme à la droite !

Un groupe appelé Collectif des citoyens de Mayotte s’est aussi illustré par sa xénophobie. Il a publié un communiqué le 28 décembre, traitant les habitants des bidonvilles de « charognards », et exigeant : « […] la priorité des aides et des actions doit être donnée aux citoyens français de Mayotte, qui sont les grands oubliés de l’action publique de l’État français ». Ce groupe est issu de précédentes mobilisations sociales qui, parties d’une colère légitime contre la vie chère, le mépris de l’État et le sous-investissement chronique, se sont transformées en mobilisations contre les immigrés. Ses membres ont plusieurs fois bloqué l’accès à des dispensaires et au service des étrangers de la préfecture, empêchant ainsi les travailleurs immigrés de récupérer leur titre de séjour et les laissant à la merci de la PAF (Police aux frontières). Dans le contexte de l’après-cyclone, ces militants ont déjà commencé à manifester contre les plus démunis hébergés dans les centres d’urgence.

Voilà la politique défendue par ceux qui se font le plus entendre actuellement. Quant aux organisations syndicales de Mayotte, en se taisant face à la campagne générale qui vise les immigrés, elles s’en rendent complices et laissent la voie ouverte aux réactionnaires. D’ailleurs le secrétaire général de la CGT Mayotte défendait, il y a quelques mois, les mêmes propos empoisonnés que la députée Youssoufa, accusant les Comores de pratiquer « une émigration de colonisation ». Pour des syndicalistes, revendiquer l’égalité entre tous les citoyens français, mahorais, réunionnais ou métropolitains, sans dénoncer l’exploitation éhontée de tous les travailleurs, avec ou sans papiers, par des patrons locaux ou des entreprises métropolitaines, revient à diviser mortellement le monde du travail. Face au mépris sans borne de l’État français pour les habitants du département d’outre-mer le plus pauvre, ne pas exiger que les secours et les aides soient apportés sans délai à tous les habitants et répartis sous leur propre contrôle, ne pas exiger que la construction massive de logements solides soit le préalable à toute destruction des bidonvilles, revient à dresser une fraction des exploités contre une autre, en épargnant les riches et le patronat.

L’État contre les plus pauvres et au service des exploiteurs

Pour creuser le fossé entre travailleurs français et étrangers, les autorités n’en sont pas restées aux déclarations. L’État a ainsi déployé tout un arsenal de forces de répression dès les premiers jours suivant la catastrophe.

Ce qui est arrivé de manière rapide et efficace, ce sont les renforts de police, gendarmerie et de militaires pour atteindre jusqu’à 2 900 personnes. Plutôt que d’amener des médecins, Macron a envoyé les CRS. Le premier porte-conteneurs affrété depuis l’île de La Réunion apportait plusieurs tonnes de vivres… mais aussi des blindés ! Le premier représentant du gouvernement à s’être rendu sur place était Retailleau, ministre de l’Intérieur, pour annoncer dès le 17 décembre l’instauration d’un couvre-feu. On ne connaissait pas encore le nombre de morts, mais les autorités décrivaient déjà le risque de pillage, de violence. Voilà comment les notables et les gradés de l’appareil d’État voient les pauvres !

À grand renfort de reportages, ils ont choisi de présenter les habitants des bidonvilles comme des pilleurs. Mais dans la réalité, les travailleurs des bidonvilles n’avaient pas d’autres choix que de se débrouiller avec les matériaux qu’ils récupéraient dans les décombres pour reconstruire leurs cases. Quelques-uns ont pu se servir de tôles moins endommagées, prises sur des écoles. Le plus souvent, il s’agissait de survie. Et les vrais criminels ce sont les dirigeants d’un pays riche qui laissaient les pauvres crever au milieu des cadavres et des déchets.

La misère et les inégalités ont développé, avant le cyclone, une délinquance importante, en particulier des bandes de jeunes qui s’attaquent à tout un chacun et pourrissent la vie de bien des habitants. Cela permet aux autorités d’alimenter l’amalgame « habitant des bidonvilles = sans-papiers = délinquant » pour mieux diviser la population. Mais en réalité, ceux qui habitent ces bidonvilles, certains français, d’autres comoriens, certains avec des papiers, d’autres qui en sont privés, sont des travailleurs : maçons, charpentiers, manœuvres dans les travaux publics, taximen, domestiques, cultivateurs, employés de la logistique… Les voyous quant à eux sont une petite minorité qui pourrissent aussi la vie de ces travailleurs. Mais les renforts de police ne permettent pas de s’en protéger : alors qu’ils étaient plus nombreux que jamais, ils n’ont pas surveillé les écoles, dont quelques-unes ont été vandalisées par ces bandes.

Pendant que les plus pauvres se faisaient traiter de pilleurs, les commerçants se livraient, eux, à du racket en règle. La grande distribution alimentaire est détenue par deux groupes : Sodifram et Hayot, qui profitaient déjà de leur situation de quasi-monopole avant Chido, pour se remplir les poches sur le dos des travailleurs. Le cyclone ne les a pas fait changer d’un iota. Ils ont même augmenté les prix des produits les plus indispensables : 8 euros pour un pack d’eau et 15 euros pour un kilo de clous nécessaires à la reconstruction. Cette spéculation affame les plus démunis, désormais contraints d’acheter leur nourriture, alors qu’ils survivaient en cueillant des fruits sur les bananiers ou les arbres à pain ou grâce à un petit lopin de terre, ressources désormais ravagées par le cyclone. Un arrêté pour bloquer les prix a certes été établi mais n’a jamais été respecté. Et les milliers de policiers et de gendarmes présents sur l’île ne sont pas allés contrôler ces pilleurs-là, qui voient dans la calamité une opportunité d’augmenter leurs profits. Car la préoccupation de l’État n’est pas de préserver « l’intérêt général », en maintenant des prix bas, mais bien de garantir aux capitalistes qu’ils pourront continuer à s’enrichir, même en cas de catastrophe. Voilà l’ordre bourgeois que les CRS et autres gendarmes sont allés faire respecter à Mayotte.

Face à ces vautours, les travailleurs ne peuvent compter que sur eux-mêmes. La seule façon d’éviter que les pénuries renforcent les divisions, c’est que la distribution et la répartition des vivres, des matériaux de construction, des dons envoyés par diverses associations ou organisations depuis la métropole ou La Réunion, soient placées sous le contrôle direct de la population, quartier par quartier. Organisés, les travailleurs pourraient contrôler les prix dans les magasins, voire décider de la gratuité de certains produits vitaux. Bernard Hayot, à la tête du groupe du même nom, possède une fortune de plus de 300 millions d’euros, accumulée sur les travailleurs aux Antilles, à La Réunion et à Mayotte. Il a largement de quoi fournir des bouteilles d’eau pour faire face à l’urgence. C’est encore plus éclatant pour un trust comme Total (20 milliards d’euros de profits en 2023), qui a de quoi fournir gratuitement l’essence indispensable sur cette île où tous les déplacements se font en voiture.

Pour parvenir à imposer cela, les travailleurs devront s’organiser de manière indépendante, en ayant clairement en tête qui sont leurs ennemis : ces capitalistes et l’État, incarnés par le préfet, les ministres, les députés et autres politiciens à leur service. Agir collectivement, bon nombre de travailleurs ont déjà commencé à le faire pour s’entraider. Mais, pour aller plus loin, cela suppose d’être conscients que l’appareil d’État, relayé par les maires, les imams et autres notables, défend coûte que coûte l’ordre social et sème sans cesse la division entre exploités.

« Mayotte debout »… en piétinant les classes populaires

Dès la visite de Bayrou, il a été question d’un plan pour « reconstruire » Mayotte. Reconstruire est un grand mot, car la plupart des infrastructures essentielles étaient déjà défaillantes avant Chido. Mais surtout, il n’y aura pas de reconstruction permettant une vie digne à tous, tant que les maîtres de la société resteront les capitalistes.

En effet, la loi « Mayotte debout » ne fait que reconduire les injustices en les aggravant. Elle prévoit l’interdiction des bidonvilles : mesure inapplicable mais qui conduira à une chasse à l’homme encore plus féroce. Dès le 3 janvier, le préfet prenait d’ailleurs un arrêté pour réserver la vente de tôles aux entreprises et aux particuliers pouvant fournir un justificatif de domicile. Une attaque supplémentaire contre les plus démunis, auxquels l’État refuse même la possibilité de se construire un abri de fortune. Les contrôles d’identité et les expulsions ont repris à peine deux semaines après Chido. Alors que les travailleurs sans papiers sont massivement embauchés pour les travaux les plus difficiles, comme le déblaiement des rues, ils risquent de se faire déporter en rentrant du travail.

Avec une telle politique, l’État jette de l’huile sur le feu et attise la colère de nombreux jeunes des quartiers populaires qui sont révoltés de voir leurs parents arrêtés. Mais les seuls groupes organisés dans ces quartiers sont les gangs de voyous. La politique xénophobe de l’État pourrait leur fournir de nouvelles recrues. Et leur réaction, violente, sera utilisée pour monter la part de la population un peu moins démunie contre les quartiers populaires, alimentant les préjugés anti-immigrés. C’est déjà ce qu’il s’est passé à Kaweni le 6 janvier.

Et ce n’est pas parce que la vie des plus pauvres se transformera un peu plus en un enfer que le reste des travailleurs de l’île se portera mieux. Le plan n’annonce aucun moyen chiffré pour la réfection des infrastructures. Et il laisse évidemment la gestion des réseaux, notamment du réseau d’eau, entre les mains du trust Vinci, pourtant responsable de la pénurie d’eau récurrente. Autant dire que les promesses d’une production suffisante en eau potable sont vraiment des paroles en l’air. Quant à la reprise de l’école promise pour le 20 janvier, elle est plus que théorique pour les 117 000 enfants scolarisés, alors que plus de 40 % des bâtiments sont inutilisables. Ceux dont les familles peuvent payer le voyage pourront peut-être poursuivre leurs études en France ou à La Réunion. Mais pour la grande majorité, alors que bien des familles n’ont toujours pas de toit, sans même parler d’électricité ou d’une connexion internet, la solution du recteur, suivre les cours en ligne au Centre national d’enseignement à distance (Cned), a de quoi mettre en colère ! Cela rappelle, en bien pire, le mépris de l’État pour les collèges et les lycées des quartiers populaires en France dont beaucoup tombent en ruine.

En revanche, l’État soigne le patronat. Ses représentants locaux ont d’ailleurs salué le plan de Bayrou. Ils ont obtenu que leurs cotisations soient suspendues jusqu’au 31 mars 2025, des aides financières allant jusqu’à 20 000 euros, et que le chômage partiel soit activé en urgence… alors que les habitants qui ont besoin de réparer leur maison, et qui ont quelques petits moyens, devront eux rembourser des prêts garantis par l’État !

Alors, il n’y aura pas d’avenir viable pour les travailleurs de Mayotte en laissant les manettes de la reconstruction aux mains de l’État et des capitalistes, qui lorgnent déjà les marchés juteux, sans autre préoccupation que celle de faire du profit. La seule issue sera d’en finir avec leur mainmise sur toute la société. Pour cela, les travailleurs de Mayotte ne peuvent compter que sur eux-mêmes et sur leurs frères de classe, aux Comores, à Madagascar, à La Réunion, en métropole et ailleurs.

12 janvier 2025

 

1 Selon les chiffres du recensement officiel qui tient compte des habitants sans papiers des bidonvilles mais que certains estiment minimisés ; le nombre d’habitants serait de 400 000.