Le Premier ministre conservateur britannique David Cameron a donc été reconduit au pouvoir lors des élections législatives du 7 mai. Son parti obtient même, pour la première fois depuis 25 ans, la majorité absolue des sièges au Parlement. Mais Cameron n'en sort pas pour autant en position de force.
Il a sans doute neutralisé la menace électorale du parti d'extrême droite, xénophobe et antieuropéen UKIP (parti pour l'indépendance du Royaume-Uni). Mais s'il a pu le faire, c'est surtout grâce à un système électoral fait sur mesure pour les grands partis (scrutin uninominal à un tour), qui a réduit UKIP à un seul siège malgré ses 3,9 millions de voix.
En revanche, comme plusieurs de ses prédécesseurs, Cameron se retrouve aujourd'hui en tête-à-tête avec la droite « eurosceptique » de son parti, favorable au retrait de la Grande-Bretagne de l'Union européenne (UE). Cette aile est rendue d'autant plus virulente qu'elle se sent renforcée par le score de UKIP, dont elle partage le fonds de commerce réactionnaire. Or cette droite, rassemblée récemment au sein d'un groupe intitulé Conservateurs pour la Grande-Bretagne auquel se sont déjà ralliés plus d'un tiers des députés conservateurs, a les moyens de mettre Cameron en difficulté, compte tenu de la très faible majorité parlementaire dont il dispose, tout juste six sièges. Et cela le contraint à un jeu de contorsionniste doublé de marchandages élaborés destinés à faire passer le maintien de la Grande-Bretagne dans l'UE, quitte à lâcher du lest sur d'autres lubies réactionnaires de la droite conservatrice.
Un « tournant proeuropéen » ?
Car, maintenant que l'interminable campagne électorale qui avait précédé le 7 mai est terminée, Cameron doit abandonner le terrain de la surenchère antieuropéenne à laquelle il s'était livré face à UKIP, et revenir aux réalités de ce que le capital britannique attend de lui.
C'était dans le cadre de cette surenchère, en particulier, qu'en janvier 2013 il avait promis un référendum sur l'appartenance de la Grande-Bretagne à l'Union européenne au plus tard en 2017, revendication qui était au centre de la campagne de UKIP. À l'époque, Cameron avait tenu à claironner qu'il n'excluait pas d'appeler à voter pour la sortie de l'Union s'il n'obtenait pas de celle-ci qu'elle se « réforme ». Il s'agissait, disait-il, de rapatrier à Londres, au nom de l'« intérêt national », des pouvoirs « indûment confisqués » par Bruxelles.
À l'époque, cette annonce n'avait pas été du goût de la City de Londres. Ses cercles dirigeants l'avaient fait savoir à grand renfort de pleines pages publiées dans le quotidien économique Financial Times. On y trouvait les grands noms de la finance et des multinationales britanniques. Leurs homologues étrangers qui avaient leur tête de pont européenne en Grande-Bretagne s'étaient joints au chœur en faisant savoir qu'ils devraient reconsidérer leurs projets d'investissement, voire leur présence dans le pays en cas de retrait de l'UE. Et tout ce beau monde s'était amèrement plaint de l'incertitude que ce référendum faisait peser sur les affaires.
Évidemment, le patronat britannique voudrait bien avoir le beurre et l'argent du beurre, les avantages de l'appartenance à l'UE et la possibilité de laisser de côté ce qui ne lui convient pas. En particulier, il voudrait bien être dispensé de certaines directives européennes comme, par exemple, celle qui limite, bien que très timidement, les bonus des banquiers. Surtout, il souhaiterait ne pas avoir à appliquer celles portant sur la législation du travail. Car dans un pays où celle-ci est réduite à sa plus simple expression, même des directives très limitées, comme celle sur la durée du travail ou sur le travail intérimaire, ont introduit des contraintes pour le patronat là où il n'en avait auparavant aucune.
Cela étant, la bourgeoisie britannique a depuis longtemps déterminé où se trouvait son intérêt. Et, directives ou pas, elle tient avant tout à rester dans l'Union. Après tout, une étude récente du CBI, l'équivalent britannique du Medef, estime que l'appartenance à l'UE représente un avantage de près de 110 milliards d'euros pour l'économie britannique, c'est-à-dire essentiellement pour les entreprises, évidemment.
À peine les élections passées, les milieux d'affaires ont donc accentué la pression sur Cameron, d'une part pour qu'il se prononce plus clairement en faveur du maintien dans l'Union et d'autre part pour que, puisqu'il paraît politiquement impossible d'annuler le référendum prévu, sa date soit avancée d'un an.
C'est ainsi que le 20 mai, lors du banquet annuel du CBI, son président, Sir Mike Rake, par ailleurs président du groupe de télécommunications British Telecom et vice-président de la banque Barclays, a déclaré à l'assistance : « Le monde des affaires s'est exprimé de plus en plus clairement sur cette question décisive [en faveur de l'appartenance à l'Union] et le moment est venu de faire monter le son. »
Pour le capital britannique, la question de l'appartenance à l'Union, qui est par ailleurs la destination de près de la moitié de ses exportations en biens et services, est avant tout une affaire de rapport de force. Comme l'expliquait Katja Hall, directrice générale adjointe du CBI, dans une interview au quotidien The Guardian, en cas de sortie de l'UE : « Il nous serait sans doute possible de négocier des accords commerciaux avec le reste du monde ; mais ne serait-ce que pour en revenir à la situation actuelle, il nous faudrait négocier un accord particulier avec plus de 50 pays ; et, pour ce faire, nous ne pourrions nous prévaloir que d'un marché de 60 millions d'habitants, et non d'un marché de 500 millions. »
Du coup, en l'espace de moins de deux mois, Cameron a abandonné ses oripeaux d'eurosceptique pour se muer en chef du parti du « oui » au maintien dans l'UE. Bien sûr, il continue à dire que l'Union doit être « réformée ». Mais il n'est plus question maintenant de conditions. Quoi qu'il arrive, ses conseillers politiques trouveront quelque chose à monter en épingle qu'il pourra faire passer pour la concession promise de Bruxelles, justifiant le « oui » au référendum.
Les travailleurs immigrés pris comme boucs émissaires
Ce virage à 180 degrés, même s'il était entièrement prévisible de la part d'un politicien responsable vis-à-vis des intérêts de la bourgeoisie comme Cameron, n'en est pas moins délicat à négocier. Car les partisans de la sortie de l'Union sont non seulement nombreux parmi les dignitaires et élus conservateurs, mais ils sont également bien représentés au sein même du gouvernement, en particulier en la personne du ministre des Affaires sociales, Iain Duncan-Smith qui, dans les années 1990, avait été le principal porte-parole de l'aile eurosceptique du parti conservateur.
Mais Cameron avait anticipé ce problème bien avant les élections. Au cours de l'année précédant l'élection du 7 mai, il avait multiplié les attaques contre les ressortissants de l'UE vivant en Grande-Bretagne, et plus particulièrement, évidemment, contre les travailleurs immigrés européens. Ceux-ci furent accusés de grever les budgets sociaux. On les accusa de venir en Grande-Bretagne pour y faire du tourisme social, sans doute pour bénéficier de la vie princière dont bénéficient les chômeurs et les bas salaires en Grande-Bretagne, grâce à son luxueux système d'allocations sociales ? On les accusa aussi de faire du tourisme de santé, comme si le chaos bureaucratique et les files d'attentes interminables des hôpitaux britanniques risquaient d'attirer les malades européens !
Et peu importait si cette démagogie révoltante ne reposait que sur du vent. Les statistiques officielles montraient pourtant que la proportion de chômeurs et de bénéficiaires d'allocations sociales ou de soins du système de Santé publique était plus faible parmi les travailleurs immigrés européens que parmi les travailleurs de souche. Une estimation faite par de respectables universitaires de University College London montra même que les travailleurs immigrés européens payaient près de 30 milliards d'euros de plus en impôts à l'État qu'ils n'en recevaient sous forme de services ou d'allocations. Mais cela n'empêcha pas Cameron d'introduire une série de restrictions supplémentaires aux droits sociaux des travailleurs originaires de l'Union.
En procédant de la sorte, Cameron faisait en fait d'une pierre deux coups. En même temps qu'il flattait les préjugés xénophobes et antieuropéens de l'électorat visé par UKIP, il s'assurait du soutien des eurosceptiques de son parti en leur montrant qu'il était prêt à appliquer de telles mesures avec ou sans l'accord de l'Union. En même temps et sur le même registre, il préparait un autre os qu'il pourrait jeter en pâture auxdits eurosceptiques pour les pacifier après son changement de cap post-électoral sur le référendum, à savoir une nouvelle loi sur l'immigration (la deuxième en deux ans !).
Si elle voit effectivement le jour, cette loi marquera un tour de vis bien plus brutal encore à l'encontre de tous les immigrés, européens ou pas. Pour ce qu'on en connaît pour l'instant, elle prévoirait en effet, pour ce qui est des travailleurs européens, de leur refuser tout accès au système de chômage. Pour bénéficier de la couverture médicale et des autres allocations-chômage destinées aux travailleurs ayant un emploi (principalement allocations familiales et allocation logement), il leur faudrait avoir résidé un minimum de quatre ans dans le pays. Pour les travailleurs non européens, toute tâche rémunérée effectuée par un travailleur dépourvu de permis de travail, deviendrait un acte criminel. À ce titre, les salaires versés à ces travailleurs pourraient leur être confisqués, au même titre, par exemple, que les recettes d'un trafic de drogue. Pour parachever le tout, le personnel hospitalier, les médecins, les personnels municipaux et ceux des services d'aide sociale, les propriétaires, etc. seraient légalement tenus de se transformer en auxiliaires de la police des frontières, d'inspecter les papiers de leurs patients, administrés et locataires, et de les dénoncer aux autorités s'ils sont en situation irrégulière !
L'offensive contre la classe ouvrière se poursuit
Il y a d'autres questions sur lesquelles Cameron peut trouver un terrain d'entente avec la droite de son parti, sans que cela remette en cause quoi que ce soit de fondamental dans sa politique.
Tout d'abord, il y a la poursuite de la politique d'austérité menée depuis cinq ans qui, si elle n'a ni fait sortir l'économie de la crise ni même vraiment diminué les déficits publics, n'en a pas moins fort bien réussi à la bourgeoisie. Sur cette politique, les factions conservatrices rivales s'accordent parfaitement, puisqu'il s'agit de faire payer la crise financière aux plus pauvres. Quant à l'objectif il a été fixé, il y a longtemps, par le ministre des Finances George Osborne, sans que cela porte à la moindre controverse : faire en sorte que le montant annuel des allocations sociales versées en 2020 ait baissé de 17 milliards d'euros par rapport à 2015.
Comment ces économies seront-elles réalisées ? Nul ne le sait vraiment. Mais, parmi les mesures déjà annoncées, l'une viserait à pénaliser financièrement, par des retraits sur leurs allocations sociales, les foyers à bas revenus que l'on accuserait de « ne pas faire les efforts nécessaires pour augmenter leur revenu » (par exemple en refusant des heures supplémentaires ou en ne recherchant pas un deuxième emploi pour les temps partiels). Autrement dit, cela reviendrait à une baisse des allocations sociales aux plus bas salaires qui serait déguisée en sanction !
En tout cas, c'est le 8 juillet qu'Osborne doit annoncer, à l'occasion d'un « collectif budgétaire d'urgence », qui devra faire les frais de sa politique, et comment. Le fait d'attendre le mois de juillet, peu propice aux grandes mobilisations de rue, n'est sans doute pas dû au hasard et ne dit rien de bon.
Une autre mesure antiouvrière annoncée, tout aussi provocante dans son contenu et qui a dû remplir d'aise la droite conservatrice, porte sur de nouvelles restrictions au droit de grève, pourtant déjà régi par une législation cauchemardesque.
Dans l'état actuel de la loi, une grève n'est « légale », c'est-à-dire que les organisations syndicales qui y appellent ne peuvent faire l'objet d'aucune poursuite et leurs membres ne peuvent être licenciés individuellement pour fait de grève sans indemnité, qu'à condition de suivre la procédure suivante : le syndicat doit d'abord se soumettre à l'arbitrage d'un organisme spécialisé appelé ACAS ; si aucun accord n'est trouvé, le syndicat doit proposer divers modes d'actions à ses membres ; cela doit se faire obligatoirement par un vote postal, organisé par un autre organisme spécialisé ; si une majorité simple se prononce, par exemple, pour la grève, le syndicat a la faculté d'appeler à la grève dans un délai « raisonnable » sous réserve de donner un préavis de sept jours à l'employeur.
Après qu'elles eurent été adoptées, dans les années 1980, ces lois antigrève ont rarement été utilisées par les autorités ou le patronat pour s'opposer à des grèves. Le plus souvent elles ont servi au contraire aux leaders syndicaux, comme prétexte à leur inaction devant les travailleurs. Cela n'empêchait d'ailleurs pas les mouvements de grève sauvage, tout au moins au début. Puis, de plus en plus, cette procédure de vote postal pour l'action est devenue non plus un moyen de préparer une quelconque action, mais un moyen pour les négociateurs syndicaux de renforcer leur main autour du tapis vert. Les votes sur la grève ont continué, bien que de moins en moins nombreux, mais de plus en plus souvent les syndicats ne se servaient jamais du mandat qui leur était donné pour organiser la grève. Peu à peu les travailleurs ont vu de moins en moins d'intérêt dans ces votes et comme, le plus souvent, il n'y avait pas de militants dans les ateliers pour leur en rappeler l'enjeu, la participation à ces votes s'est mise à dégringoler.
La nouvelle loi que Cameron aurait dans ses cartons vise à tirer le parti maximum de cette situation. Elle entraînerait l'annulation automatique d'un vote postal où le taux de participation serait inférieur à 50 %. Qui plus est, s'agissant de services dits vitaux (santé, transport, pompiers, etc.), tout vote postal pour la grève serait illégal à moins qu'au moins 40 % des votants potentiels se soient prononcés pour la grève.
Cameron ne manque ni de cynisme ni de culot, pour oser proposer une telle loi alors que son propre parti n'a lui-même obtenu les suffrages que de 24 % des électeurs inscrits. Ensuite, il faut ajouter que, dans les faits, une telle législation aurait entraîné l'annulation de la plupart des votes pour la grève de ces dernières années et que, dans l'état actuel des choses, elle rendrait illégale pratiquement toute grève dans les secteurs vitaux. Et sans doute est-ce bien l'objectif poursuivi par Cameron.
Mais comme un ancien chef conciliateur d'ACAS le notait, « S'il devient trop difficile de faire grève de façon légale, dans le cadre syndical, ce que vous aurez ce sont des grèves illégales, hors de leur contrôle. » C'est là, effectivement, ce que l'on peut souhaiter de mieux, qu'à force de tirer sur la corde, Cameron finisse par la casser et libérer toute l'énergie d'une classe ouvrière qui en a par-dessus la tête de servir de vache-à-lait au capital. Et ce jour-là, il faut souhaiter également que travailleurs immigrés et britanniques se retrouvent au coude-à-coude face à ceux qui ont déployé tant d'efforts à tenter de les dresser les uns contre les autres.
22 juin 2015