Cet article est une contribution de nos camarades de Combat ouvrier, organisation trotskyste militant en Guadeloupe et en Martinique.
La Guadeloupe et la Martinique, deux îles des Caraïbes, furent colonisées par la France en 1635. En 1946, elles devinrent juridiquement départements français, et en 2000, elles prirent le nom de « départements français d’Amérique » (DFA). En décembre 2015, la Martinique est devenue administrativement une « collectivité territoriale » à l’issue d’un référendum local. La principale différence entre les statuts administratifs des deux îles est que la Guadeloupe reste administrée localement par deux assemblées, un conseil général et un conseil régional, tandis que la Martinique est uniquement gérée par la Collectivité territoriale de Martinique (CTM). Vis-à-vis de l’administration centrale qui dirige ces deux îles depuis Paris, il n’y a pas de différence notable entre les deux statuts. Les deux îles continuent à être contrôlées par le gouvernement français à 7 000 km de distance.
Petit retour vers le passé
Pendant et après l’extermination des Amérindiens aux 15e et 16e siècles, des esclaves d’Afrique noire furent introduits dans ces territoires, jusqu’au début du 19e siècle, comme dans toutes les Amériques. Le statut juridique colonial perdura après la lutte des esclaves et l’abolition de l’esclavage en 1848, et ce jusqu’en 1946.
Même après cette date, le colonialisme prévalut pendant encore un demi-siècle et ses séquelles persistent aujourd’hui encore, malgré les appellations « département français » ou « collectivité territoriale ». Depuis le début du 19e siècle, la question du statut politique et administratif de ces pays d’outre-mer est une question qui agite régulièrement le monde politique local. Le spectre des possibilités envisagées va du statu quo à l’indépendance, réclamée par une minorité, en passant par une décentralisation plus avancée ou une autonomie plus ou moins large.
La CTM : un changement cosmétique
En Martinique, le passage de « département » à « collectivité » n’a rien modifié de fondamental. Que le nom. Comme en Guadeloupe, les élus n’ont aucun pouvoir législatif. Ce dernier revient à l’Assemblée nationale française, au Sénat et à la Constitution de l’État français. La direction de la CTM est aux mains des indépendantistes modérés qui s’autoproclament « patriotes », martiniquais s’entend. Alfred Marie-Jeanne, ex-maire de Rivière-Pilote, ex-député, fut le fondateur du Mouvement indépendantiste martiniquais (MIM) et leader du Camp des patriotes. Avec son parti, il dirige une alliance avec d’autres groupes indépendantistes et le Parti communiste martiniquais (PCM), nommée le Gran sanblé (Le grand rassemblement). Ce regroupement gagna les élections de 2015 au deuxième tour grâce à une alliance électorale avec un capitaliste local de la droite sarkoziste, Yan Monplaisir.
Alfred Marie-Jeanne préside aujourd’hui l’exécutif de la CTM. Près de quatre ans après la constitution de la CTM et l’élection de l’Assemblée de Martinique, rien n’a changé en mieux pour la population. Le taux de chômage est toujours aussi élevé, entre 18 % et 22 %, de même que la misère. 32 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. L’économie locale est toujours aux mains d’une caste de possédants riches infectée par le racisme : les bourgeois békés, c’est-à-dire les Blancs issus d’anciennes familles esclavagistes. Avec la complicité de l’État français, ils sont en particulier responsables de l’empoisonnement des terres, des cultures et de la population par un pesticide dangereux utilisé pour traiter le charançon du bananier : le chlordécone. Ce poison continue de polluer le sous-sol, le littoral et la population.
L’exploitation des travailleurs par cette caste est féroce et reste liée, dans la mémoire collective des travailleurs, à l’esclavage. Les riches békés ne sont cependant pas les seuls exploiteurs blancs. La domination des multinationales françaises n’est pas moins dure. Celle de la minorité de patrons noirs ou d’origine hindoue non plus. Rien de mieux pour les travailleurs et la population de Martinique n’est donc apporté par cette CTM. Et cela, contrairement à ce qu’ont fait croire les hagiographes indépendantistes du MIM et de la CTM, dans un livre de plus de 300 pages intitulé pompeusement Décembre 2015 - Une nouvelle page de l’histoire de la Martinique et signé Raphaël Confiant et Louis Boutrin.
En Guadeloupe, la question du changement de statut est revenue dernièrement en discussion lors du 15e congrès des élus départementaux et régionaux, qui s’est tenu du 26 au 28 juin dernier. Elle fut résumée en conclusion par la déclaration suivante :
« Les élus départementaux et régionaux réunis en congrès (le quinzième) les 26 et 27 juin 2019 se déclarent favorables à une évolution de la gouvernance locale sur le territoire de la Guadeloupe, en vue de permettre l’élaboration de normes à l’échelon local par la mise en œuvre d’une plus grande différenciation territoriale, notamment pour ce qui concerne les politiques publiques de l’emploi, du développement économique, de la fiscalité, du système douanier et de l’organisation territoriale. »
Un nouveau congrès a été annoncé avant la fin de l’année et devrait être plus précis sur la question du statut. En Guadeloupe comme en Martinique, les élus avancent prudemment, presque frileusement, sur la question d’un changement plus avancé de statut, car ils craignent l’opposition de la population et la perte de tout ou partie de leur électorat. La population demeure, pour l’instant tout au moins, opposée à une autonomie avancée et contre toute idée d’indépendance.
En Martinique, le contrat de mandature entre les indépendantistes du Camp des patriotes, le Gran sanblé et la droite du capitaliste local Monplaisir, a été signé dans le cadre de « valeurs communes ». Il garantissait le « respect du cadre statutaire actuel » et « un pacte de stabilité statutaire durant la mandature ».
Les partis communistes de Guadeloupe et de Martinique et la question du statut
Ces partis, d’origine stalinienne, furent les premières organisations politiques à prôner l’autonomie par rapport à la tutelle coloniale française, à leurs congrès respectifs de 1957 pour le PCM et 1958 pour le PCG. Mais ce n’est pas de là que provenaient leur force et leur implantation dans la classe ouvrière. Elles venaient d’un long combat des militants des PC aux côtés des travailleurs de la canne et des usines à sucre, à l’époque où l’immense majorité de la classe ouvrière était concentrée dans ce secteur. Leur implantation était le fruit d’une période de luttes offensives et générales des travailleurs au moins depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, même si les travailleurs ont mené de grandes luttes dès le début du 20e siècle, soutenues et animées par les fédérations locales de la SFIO de la IIe Internationale.
Aujourd’hui, ces partis ont perdu beaucoup de leur influence et de leur implantation parmi les travailleurs. Les scissions internes, la politique d’Union de la gauche française, le soutien à cette gauche française qui menait une politique favorisant les intérêts de la bourgeoisie ; tout cela, conjugué au recul historique de la conscience de classe et des luttes offensives de la classe ouvrière des Antilles, a considérablement affaibli les PC de Martinique et de Guadeloupe. Leur taille actuelle s’apparente plus à celle de groupuscules, contrastant avec l’image historique de grand parti ouvrier qu’ils conservent encore dans la mémoire collective du prolétariat antillais.
Les deux PC prônent toujours l’autonomie. En Martinique, en se fondant dans le Camp des patriotes qui dirige la CTM, le PCM respecte le pacte, y compris avec la droite du capitaliste local Monplaisir. Son journal, Justice, se fait régulièrement le fidèle rapporteur et défenseur de la politique menée par Alfred Marie-Jeanne à la CTM. En Guadeloupe, le PCG ne tarit pas de déclarations, à chaque intervention, sur la nécessité d’une autonomie ou d’un pouvoir guadeloupéen. Dans le journal du PCG, Nouvelles étincelles (n° 847), son secrétaire général Félix Flemin s’exprime ainsi, dans un article intitulé « La bataille pour l’autonomie » :
« À cette étape de notre lutte, l’urgence pour le pays est de travailler ensemble à l’avènement de ce statut d’autonomie. Aucune organisation n’y parviendra seule. Il est en effet plus que temps pour les organisations anticolonialistes de proposer au peuple guadeloupéen un projet d’émancipation politique… C’est là la tâche historique et immédiate que nous avons à réaliser. »
Le terme « peuple guadeloupéen » est un masque, une négation du rôle spécifique des travailleurs dont la force politique est à construire ou reconstruire. Il en est de même pour le PCM.
Les autres organisations politiques, indépendantistes ou pas, et le changement de statut
Plusieurs organisations nationalistes militent pour l’indépendance de la Martinique et de la Guadeloupe. Certaines d’entre elles ont connu un activisme plus important à différentes périodes de ces cinquante dernières années. Ce fut le cas du Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe (Gong) et de l’Organisation de la jeunesse anticolonialiste martiniquaise (Ojam) dans les années 1960. Puis ce fut aussi le cas de l’Union populaire pour la libération de la Guadeloupe (UPLG) dans les années 1970 et 1980, du Comité national des comités populaires (CNCP).
De 1980 à 1989, certaines organisations indépendantistes clandestines se sont lancées dans plusieurs séries d’attentats à la bombe. On a connu successivement le GLA (Groupe de libération armée), l’ALN (Armée de libération nationale), l’ARC (Armée révolutionnaire caraïbe). Mais la répression, les arrestations et l’isolement de ces groupes indépendantistes plus radicaux ont stoppé leur développement et leurs actions. Il en fut de même pour une organisation non clandestine, le MPGI (Mouvement populaire pour la Guadeloupe indépendante), dirigée notamment par Luc Reinette, qui fut aussi considéré à l’époque comme le principal dirigeant des groupes prônant les attentats à la bombe. Aujourd’hui, ce dernier dirige le FKNG (Fos pou nou konstwui nasyon gwadloup – Une force pour construire la nation Guadeloupe).
Un autre regroupement nationaliste du nom de KSG (Konvoi pou sové gwadloup – « Regroupement pour sauver la Guadeloupe ») s’est constitué avec d’autres anciens du Gong et de l’UPLG. Il est intervenu au congrès des élus de juin dernier, notamment en ces termes : « On a beau tourner autour du pot avec le mot “différenciation”, la question guadeloupéenne, qui se pose depuis toujours, se résume en un mot : “décolonisation” ».
Deux autres groupes de Guadeloupe : Nonm (Homme) et Travayè et peisan (Travailleurs et paysans), indépendantistes, ont la particularité tous les deux de militer au sein du syndicat nationaliste UGTG et de ce qui reste du LKP (Lyanaj kont pwofitasyon – L’unité contre l’exploitation) qui était le regroupement des organisations de la grève générale de 2009. Les militants du deuxième groupe sont liés à l’organisation française POI (Parti ouvrier indépendant). Ils affirment se rattacher au trotskysme lorsqu’on leur pose la question, mais ne s’en réclament pas publiquement.
La principale organisation indépendantiste de Martinique, le MIM, participa très tôt aux élections, contrairement à celles de Guadeloupe qui refusèrent catégoriquement pendant longtemps de « rentrer dans le jeu électoral du colonialisme français ». Les succès électoraux du MIM sont progressivement partis de la conquête de la municipalité de Rivière-Pilote en 1971 par Alfred Marie-Jeanne et le MIM, puis des élections législatives. Cette progression emmènera ce parti plusieurs années plus tard jusqu’à la direction de la Collectivité territoriale de Martinique en 2015 avec Alfred Marie-Jeanne.
L’autre grand parti de Martinique favorable à l’autonomie, le Parti progressiste martiniquais (PPM), fut fondé par le célèbre poète Aimé Césaire (1913-2008). Il est aujourd’hui dirigé par le député Serge Letchimy, apparenté socialiste à l’Assemblée nationale française. Le PPM détient depuis plus de soixante-quatre ans la municipalité de Fort-de-France, d’abord avec Césaire de 1945 à 2001, puis avec Serge Letchimy, dauphin de Césaire, et aujourd’hui avec Didier Laguerre. Si le PPM demeure autonomiste, il n’a pas fait campagne sur ce thème depuis très longtemps. Césaire avait même prôné un « moratoire sur l’autonomie » lors de l’arrivée au pouvoir de Mitterrand et du Parti socialiste à partir 1981, car il ne voulait pas gêner ses alliés de toujours. Cependant, à l’issue de son congrès des 19 et 20 octobre 2019, le PPM a annoncé que cette revendication d’autonomie sera relancée.
Le Palima (Parti pour la libération de la Martinique). Il est dirigé par Francis Carole, membre du Gran sanblé qui dirige la CTM. Il a obtenu à Fort-de-France des scores non négligeables.
Le PKLS (Parti kominis pou lendépendans ek sosijalizm - Parti communiste pour l’indépendance et le socialisme), fondé en 1984, est une scission du PCM.
Le Modémas (Mouvement des démocrates et écologistes pour une Martinique souveraine). Il est dirigé par un indépendantiste connu de longue date : Garcin Malsa, ex-maire de Sainte-Anne. Ses actions écologiques sont mises au service de son combat nationaliste.
En février 2019 a été créé un nouveau mouvement du nom de Péyi-a (Le pays) autour de Marcelin Nadeau, autre dirigeant du Modémas et maire de la petite ville du Prêcheur, et de Philippe Nilor, député indépendantiste du Sud et ex-élu MIM.
Ces deux dernières organisations se sont présentées aux élections territoriales de décembre 2015 avec le CNCP et le GRS (Groupe révolution socialiste), section antillaise du Bureau exécutif (ex-Secrétariat unifié) de la IVe Internationale, se réclamant du trotskysme.
Le Cippa et les pays ayant le statut de « Pays et territoire d’outre mer »
Le Comité d’initiative pour un projet politique alternatif (Cippa), est un mouvement nationaliste modéré créé fin novembre 2009 en Guadeloupe. Il milite pour la mise en place « d’un pouvoir guadeloupéen qui définira avec le pouvoir central un partage de compétences ». Il réclame pour la Guadeloupe la sortie du statut de département français d’Amérique (DFA) pour un nouveau statut qui serait celui de Pays et territoire d’outre-mer (PTOM). C’est un statut qui existe déjà dans 25 territoires ultramarins de l’Europe, colonies ou semi-colonies autres que les Antilles françaises. Ces PTOM actuels sont :
Liés à la France : la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française, Saint-Pierre-et-Miquelon, les Terres australes et antarctiques françaises, Wallis-et-Futuna et, depuis 2012, Saint-Barthélemy.
Lié au Danemark : le Groenland.
Liés aux Pays-Bas : Aruba et les Antilles néerlandaises (Bonaire, Curaçao, Saba, Saint-Eustache et Sint-Maarten, la partie néerlandaise de l’île de Saint-Martin).
Liés au Royaume-Uni : Anguilla, les Bermudes, les îles Caïmans, les îles Turques-et-Caïques, les îles Vierges britanniques, l’île Thule, les îles de la Géorgie du Sud et Sandwich du Sud, Malouines, Montserrat, Pitcairn, Sainte-Hélène, Ascension, Tristan da Cunha, le Territoire antarctique britannique, le Territoire britannique de l’Océan indien.
Ces PTOM ont le droit d’avoir des compétences douanières et fiscales propres. Ils ne font pas partie de l’Union européenne (UE) et donc ne sont pas assujettis aux lois et règlements de celle-ci, mais l’UE accorde des préférences commerciales unilatérales à tous les produits originaires des PTOM. C’est en prônant ce statut que le représentant du Cippa est intervenu au dernier congrès des élus de Guadeloupe.
Les syndicats nationalistes
Le plus important syndicat nationaliste est l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe (UGTG). Il est majoritaire en Guadeloupe – le syndicat majoritaire en Martinique étant la CGTM, qui n’est pas nationaliste. À l’heure actuelle, l’UGTG est aussi la plus importante organisation indépendantiste. C’est aujourd’hui la seule force à pouvoir faire descendre plus de mille salariés dans les rues. Cependant, la majorité des travailleurs de l’UGTG ne sont pas nationalistes. S’ils adhèrent à ce syndicat, c’est surtout parce que l’UGTG a une image de syndicat combatif, avec des dirigeants populaires comme Gaby Clavier ou Élie Domota. C’est une création des nationalistes de l’UPLG, dont une partie des militants venaient du Gong. Les dirigeants et cadres actuels de l’UGTG sont la deuxième génération issue des fondateurs du Gong et de l’UPLG. En s’appuyant sur la combativité des travailleurs de la canne, en créant des syndicats dans les années 1970, puis en dirigeant avec eux de grandes grèves dans le secteur sucrier, les nationalistes ont cru trouver une base ouvrière, paysanne et populaire qui les emmènerait à l’indépendance. Mais ce ne fut pas le cas.
Aujourd’hui, l’UGTG permet néanmoins à cette branche nationaliste d’exister sur la scène politique et sociale locale comme une force relative au regard des autres tendances du milieu nationaliste, du patronat et de l’État français. La grève générale de 2009 et la poussée de fièvre populaire qu’elle a suscitée ont permis à l’UGTG d’apparaître en première ligne comme le dirigeant du mouvement social. La CGTG, syndicat non nationaliste, moins influente, arrivait, elle, en deuxième position. Il existe d’autres syndicats nationalistes comme la CSTM ou l’UGTM en Martinique, mais leur importance n’égale pas celle de la CGTM ou de l’UGTG.
Le mouvement ouvrier antillais et les luttes nationalistes
Depuis plus d’un siècle, les travailleurs des Antilles font preuve d’une grande combativité. Une combativité certes cyclique, mais dont les montées sont régulières. Le mouvement ouvrier moderne est né à la fin du 19e siècle, un demi-siècle après l’abolition de l’esclavage et les luttes qui l’ont précédée. La classe ouvrière antillaise est directement issue de la classe des esclaves noirs. Pendant la période esclavagiste, les nombreuses luttes et insurrections des esclaves de Guadeloupe et de Martinique n’ont pas connu l’ampleur de la révolution des esclaves d’Haïti, qui aboutit à l’indépendance. Cependant, en Martinique et en Guadeloupe, l’oppression esclavagiste, coloniale et raciale multiséculaire a façonné un instinct de classe qui constitua l’ADN du mouvement ouvrier antillais. Du fait de l’héritage du système esclavagiste, les classes sociales se distinguent encore aujourd’hui dans une grande mesure par la couleur de la peau : classe ouvrière noire, petite bourgeoisie mulâtre et bourgeoisie blanche.
Les luttes ouvrières furent nombreuses, offensives, souvent générales. Des grandes grèves, dont celles de 1900, 1904, 1910, 1925, 1935, 1936, 1946, 1952, 1961, 1971, 1974, 1975, jusqu’à la grève générale de 2009, la classe ouvrière des Antilles s’est forgé une solide tradition de lutte de classe. Les luttes ont été souvent gagnées au prix du sang, de morts et de blessés face aux fusils de la soldatesque coloniale. Ce sont les partis socialistes dans la première moitié du 20e siècle puis les partis communistes des deux îles qui ont su gagner la confiance d’une grande partie des travailleurs combatifs, du temps où ils étaient de grands partis ouvriers, en dépit de leur réformisme et de leurs trahisons successives.
Une minorité de travailleurs adhère aux idées nationalistes d’indépendance et d’autonomie depuis leur éclosion et l’apparition de groupes indépendantistes, dans les années 1960, jusqu’à aujourd’hui. Le sentiment d’oppression raciale est cependant un des levains du mécontentement des travailleurs et des luttes ouvrières qui se manifestent en permanence et à des degrés divers face au grand patronat blanc.
Les communistes révolutionnaires et la question du statut
Les notables qui dirigent les assemblées locales aujourd’hui réclament plus de pouvoir local, de même que les PC ainsi que les organisations nationalistes. Tous présentent le changement de statut comme la panacée « pour le développement » et une étape vers un meilleur avenir du « peuple de Guadeloupe » ou du « peuple de Martinique », ou un meilleur avenir de la Guadeloupe et de la Martinique. Mais il y a au moins deux Guadeloupe ou deux Martinique : celle des riches et celle des pauvres, celle des capitalistes et celle des travailleurs, celle des notables et celle des couches populaires.
Certes dans l’aréopage politicien il y a des nuances. Entre les aspirations des régionalistes modérés, macronistes, ceux du PS, du PPM ou du Camp des patriotes à la tête de la CTM en Martinique, et les PC ou les groupes indépendantistes avérés, il y a des degrés allant de la simple Collectivité unique comme en Martinique mais avec plus de pouvoirs, notamment législatifs, à une large autonomie, comme étape vers une « pleine souveraineté » ou l’indépendance. Ce ne sont là que des degrés quantitatifs allant du moins au plus de pouvoir local. Mais il n’y a au fond aucune différence qualitative, dans la nature de classe des nouveaux pouvoirs, quels qu’ils soient, que les notables aspirent à exercer. Le personnel politique actuel est socialement lié et politiquement dévoué à la petite bourgeoisie et à la bourgeoisie béké locales. Il est aussi un relais local des serviteurs politiques de la bourgeoisie française au pouvoir en France : socialistes ou de droite, hier, macronistes aujourd’hui. Même le Parti communiste martiniquais par exemple, membre de la majorité dirigeante de la CTM, s’accommode fort bien de l’alliance avec l’un des grands patrons de Martinique, Yan Monplaisir, membre de la droite française, ex-président de l’UMP, le parti de Chirac et Sarkozy. Et tout cela au nom des « intérêts de la Martinique ».
Les partis et groupes plus autonomistes – la plupart ont mis en sourdine la revendication d’indépendance – ont une vision générale frontiste, toutes classes confondues, pourvu qu’elles aillent comme ils disent dans « l’intérêt de la Guadeloupe et celui de la Martinique ». En un mot, il s’agirait d’un vaste regroupement allant des travailleurs à la bourgeoisie locale, ce qui reviendrait à placer les travailleurs et les pauvres à la remorque de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. Si, jusqu’à présent, aucun de ces partis n’a pu faire vivre et durer un tel regroupement multi-classe, c’est précisément en raison de la combativité des travailleurs, de leurs luttes, de leurs grèves. Ces derniers s’opposent de fait pour l’instant à un front en liaison avec les patrons qui les exploitent. Car, s’il n’y a plus de grand parti ouvrier, il existe, par les nombreuses luttes qu’ils mènent, un camp des travailleurs se différenciant du camp de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, toutes tendances confondues.
Le camp ouvrier n’est pas jusqu’à présent passé dans un autre camp, multi-classe, au grand dam des nationalistes de tous bords, y compris de ceux qui animent les syndicats nationalistes avec l’espoir d’en faire demain une force d’appoint des notables des classes aisées antillaises aspirant à la direction des affaires locales.
Notre courant, Combat ouvrier, milite au sein de ce camp ouvrier. Il milite pour la préservation, l’élargissement et le renforcement de son indépendance de classe. Et surtout, il y agit pour contribuer à ce que l’instinct de classe des travailleurs se transforme en un renouveau de la conscience de classe avec un programme politique prolétarien révolutionnaire et communiste. Il y aura, c’est certain, dans un avenir plus ou moins proche, de nouveaux changements de statut après celui qui a conduit à la CTM en Martinique. Si les travailleurs n’élèvent pas leur force sociale et leurs revendications propres à un niveau politique qui en fasse une véritable force crainte par les notables et les classes exploiteuses, ces changements de statut se feront contre eux, l’autonomie des notables se fera contre eux !
Le micro-changement institutionnel opéré en Martinique le montre déjà. Il n’y a qu’à constater avec quel mépris Marie-Jeanne et les dirigeants de la CTM se sont opposés aux travailleurs salariés de la CTM en grève il y a deux ans ! Le changement de statut, sans une intervention puissante des travailleurs, se fera à l’avantage des notables et des possédants, de ceux qui déjà ont le pouvoir économique et pour qui les lois sont faites. Bruno Blandin, riche possédant blanc et président du Medef-Guadeloupe, a affirmé son orientation autonomiste. Et c’est avec ces patrons que les travailleurs devraient s’unir en une vaste unité nationale de Guadeloupe ou de Martinique ?
Le lot des travailleurs et des masses populaires, ce sont les bas salaires, l’exploitation dans les entreprises, la mort lente dans les plantations, le chômage de masse, la cherté de la vie, l’échec scolaire et la criminalité dans les cités. C’est cela qui doit changer et qui ne peut changer radicalement qu’avec une direction politique prolétarienne et révolutionnaire. Pour l’instant, il n’y a pas de parti politique représentant les intérêts des travailleurs et des couches populaires opprimées. Il faut impérativement qu’il existe, et c’est à cette tâche que notre courant s’attelle. Ce que les exploités obtiendront sera proportionnel à la force qu’ils auront dans les luttes, sur le terrain, face aux notables et aux exploiteurs. Par exemple, lorsque le rapport de force révolutionnaire des travailleurs le permettra, il s’agira d’exproprier tout ou partie du profit des possédants réalisé sur le dos, la sueur, la vie même des travailleurs. Et ce profit récupéré devra être orienté dans l’intérêt des travailleurs et des couches populaires, ce qui devient une nécessité vitale.
L’intérêt des travailleurs est aussi de faire émerger une force de classe commune aux deux îles face au micronationalisme stupide, au petit et mesquin chauvinisme des élus et de la petite bourgeoisie régionaliste et nationaliste de chacune des deux îles. Seuls les travailleurs pourront imposer une voie vers l’unification des exploités des deux îles, vers l’amélioration de leur propre sort et de celui des couches populaires. Sans compter leurs atouts unificateurs naturels : la proximité géographique, une même origine, un même métissage, une même histoire, deux langues communes, le français et le créole, une musique et une culture communes. Les variantes régionales de chacune de ces îles sont infimes et sont loin de constituer, contrairement à ce qu’affirment les nationalistes, le socle d’une « nation martiniquaise » et d’une « nation guadeloupéenne » fondamentalement différentes l’une de l’autre.
Lorsque la révolution sociale des travailleurs les portera au pouvoir politique, c’est là seulement que leur pleine émancipation sera garantie. Elle le sera d’autant plus si l’État ouvrier antillais érigé par les prolétaires des deux îles réunies est une nouvelle étape vers une fédération communiste révolutionnaire des États des Caraïbes. Car l’émancipation véritable de toutes les formes d’exploitation des travailleurs et des exploités ne pourra passer que par une telle voie, à l’échelle des Amériques comme à l’échelle planétaire, lorsque la prochaine période historique révolutionnaire mondiale offrira de nouveau de telles perspectives aux masses exploitées.
23 octobre 2019