Dix ans après la féroce répression contre les communards, le mouvement ouvrier français a commencé à se reconstruire. Parmi ses multiples composantes, le Parti ouvrier (PO), fondé en 1878, dont les principaux dirigeants étaient Jules Guesde et Paul Lafargue, était le seul à se placer sous le drapeau du marxisme. Les militants du PO, quelques dizaines puis quelques centaines présents dans la capitale et quelques centres ouvriers, intervenaient sur tous les fronts de la lutte de classe : directement dans la lutte quotidienne, à travers la construction de syndicats et la discussion de leur tactique, par la propagande orale et écrite, par la formation, par l’animation et la diffusion d’organes de presse dont L’Égalité, dirigée par Guesde, et, naturellement, dans les élections. Nous présentons ici quelques extraits des textes de cette époque.
La participation aux élections n’allait pas de soi. En France, sous le régime du suffrage universel masculin, l’électoralisme, la foi dans la puissance du bulletin de vote, était utilisé par les démocrates petits-bourgeois pour enchaîner politiquement les travailleurs. La tromperie du « vote utile » est aussi vieille que le vote, et la petite bourgeoisie française, sous toutes les nuances du républicanisme, en avait infecté le prolétariat.
Guesde avait donc dû commencer par expliquer dans nombre d’articles, de conférences et de discours comment le Parti ouvrier pouvait utiliser les élections. On peut lire un condensé de ses positions dans le texte 1. Puis, en vue d’une participation du PO aux élections sous son propre drapeau et son propre programme, Guesde vint à Londres pour demander conseil à Marx et Engels. Il en revint avec le Programme électoral des travailleurs socialistes (texte 2), publié en première page de L’Égalité du 30 juin 1880 et qui servit dans toutes les premières batailles électorales du PO. Le parti vota en effet en 1884 la motion suivante : « Le congrès décide de plus qu’aucun groupe du parti ne pourra entrer dans les élections, tant municipales que législatives, sans arborer dans son intégralité le programme du parti […]. » Le texte, de la plume de Marx, dira Guesde, stipule que les socialistes considèrent les élections comme un « moyen d’organisation et de lutte ».
Dans cette optique, les élections municipales donnaient aux militants ouvriers un terrain d’activité particulièrement intéressant, résultant de l’histoire des luttes sociales en France. Dans sa longue lutte contre la noblesse et l’Église, la bourgeoisie française s’était très tôt organisée autour du pouvoir communal, transformant chaque liberté conquise localement en un contre-pouvoir. Nombre de ces épisodes commencèrent sous forme de lutte d’influence, de joute électorale pour le pouvoir dans la ville et s’achevèrent les armes à la main, bourgeois et petit peuple d’un côté, noblesse et haut clergé de l’autre. Lorsque le prolétariat se constitua politiquement en classe, à partir de 1830, il reprit à son compte le drapeau du pouvoir local exercé démocratiquement, sans intervention de l’État central. La Commune de Paris en est bien sûr l’exemple le plus illustre, par son nom, son action, son programme et même par ses limites politiques.
L’élection municipale, dans une ville ouvrière de cette époque, opposait bien souvent le militant ouvrier le plus connu, à la tête d’une liste prolétarienne, au représentant direct du patronat local, le directeur de la grande usine de la ville, voire son propriétaire. Parmi d’autres, on peut citer le mineur de Carmaux, Calvignac, socialiste non guesdiste et syndicaliste. Élu maire de sa commune en 1892, il fut licencié au prétexte que son mandat de maire l’obligeait à s’absenter, puis réintégré triomphalement grâce à une grève de 2 500 mineurs, transformée en épreuve de force à l’échelle nationale. Comme l’expliquait Guesde, l’élection municipale permettait d’opposer très clairement, par la seule composition des listes, la classe travailleuse à la classe exploiteuse (texte 1).
Mais cela ne suffisait pas, encore fallait-il que les travailleurs fussent conscients de leur mission historique, telle qu’elle était exprimée dans le programme (les Considérant de Marx, texte 2) et dans les articles de Guesde et Lafargue. L’élection municipale était donc considérée comme une revue des troupes en vue de la révolution, une activité propre à éduquer, recruter et organiser des militants ouvriers, comme Guesde l’explique dans « Victoire ».
Ayant réussi à faire élire quelques militants, le PO voulut utiliser ces élus. C’est l’objet du texte 3, Les municipalités et le Parti ouvrier, rédigé pour un congrès et publié par L’Égalité le 21 mai 1882. Les militants du PO y décrivaient les possibilités offertes par des bastions ouvriers en vue de la préparation puis de l’accomplissement de la révolution sociale. Ils avaient de fait commencé à mener cette activité dans quelques communes. Engels en a fait un compte rendu pour les travailleurs britanniques, dans le Labour Standard du 25 juin 1881 (texte 4), à propos de la municipalité de Commentry, dans l’Allier, la première gagnée par les socialistes.
La trahison d’août 1914, le ralliement des socialistes, Guesde compris, à l’union sacrée pour la guerre, ne retire rien à l’activité des militants des années 1880, ni à leur utilisation des élections municipales. Cette leçon mérite d’être méditée et bien peu de choses ont changé en fait. Les travailleurs sont toujours taraudés par l’illusion électoraliste, y compris ceux qui s’abstiennent ; l’élection municipale apparaît toujours comme importante, ne serait-ce que parce que les électeurs ont les élus à portée de regard ; la composition des listes peut être démonstrative pour un parti ouvrier même si, en face, les capitalistes se présentent désormais rarement eux-mêmes ; l’existence même d’une liste ouvrière, voire le simple effort en vue de sa constitution sont un pas dans la construction d’un parti. Les pouvoirs des municipalités sont encore plus restreints que naguère mais cela n’empêche pas les démonstrations politiques. Le maire de Langouët (Ille-et-Vilaine) vient de le prouver par son arrêté, cassé par le préfet, exigeant de ne pas épandre de pesticide à moins de 150 mètres des habitations. Des élus prolétariens pourraient faire bien d’autres démonstrations, offrant ainsi une perspective socialiste à l’ensemble des travailleurs, au-delà même de la commune.
18 octobre 2019
Texte 1 : Jules Guesde, L’Égalité, 30 avril 1882
Victoire !
Le Parti ouvrier sort des dernières élections municipales complémentaires considérablement grandi et fortifié.
Non pas que le succès ait partout couronné nos efforts.
À l’exception de Roanne, où la liste collectiviste révolutionnaire a passé tout entière ; de Bessèges où l’un des condamnés de la dernière grève, le citoyen Jourdan, a été jeté comme une bombe dans le conseil municipal bourgeois, et d’Alais [Alès (Gard)] où le programme du Havre, vaillamment arboré par le citoyen Lalauze, est sorti triomphant de terre avec plus de 1 500 voix contre 900 ; partout, aussi bien à Rennes qu’à Roubaix, à Narbonne comme à Angers, nos candidats sont restés sur le carreau.
Mais pour ne pas voir autant de triomphes dans ces défaites matérielles – comme les appellent les bourgeois – il faudrait ne pas tenir compte du genre de résultats que cherche le socialisme révolutionnaire dans sa participation au scrutin communal.
Si nous voyions – si nous avions jamais pu voir – dans les municipalités des instruments de réforme ou de transformation sociale, il est certain que l’écart considérable entre les voix ouvrières et les voix bourgeoises devrait être inscrit à notre passif. Mais le Parti ouvrier n’est jamais tombé dans une pareille erreur.
Il sait que la solution de la question sociale, qui est tout entière dans la suppression du salariat, dans la propriété et la production sociales substituées à la propriété et à la production capitalistes, n’est pas du ressort des communes – surtout des communes aujourd’hui administrées par le pouvoir central, ou l’État, qui leur mesure non seulement la liberté mais l’existence.
Et il ne considère, il ne peut considérer la lutte politique engagée sur le terrain municipal, comme la lutte engagée sur le terrain de la grève, que comme un moyen de recruter des soldats, de constituer, de discipliner et d’aguerrir l’armée de la Révolution.
Dans ces conditions, du moment – qu’on me passe l’expression – où le mât de cocagne municipal est convaincu de ne mener à rien, peu importe que l’on décroche ou non une timbale nécessairement vide.
La seule chose dont nous ayons à nous occuper, c’est de l’esprit qui anime les combattants.
Est-ce bien l’expropriation de la bourgeoisie qu’ils poursuivent ? Est-ce sur le prolétariat organisé en parti de classe qu’ils comptent pour accomplir cette œuvre de salut – non seulement ouvrier, mais humain ? Est-ce un cri de guerre – de guerre sociale – qui a été poussé en allant aux urnes ? Alors tout est bien.
Ainsi comprise et pratiquée, l’action électorale municipale est le commencement de la fin. Quel que soit le résultat numérique, elle porte ses fruits en elle-même. Nous avons passé la revue de notre armée ; et viennent les événements, le bataillon sacré qui s’est affirmé à coups de bulletins nous garantit la possession des grands centres ouvriers, Roubaix, Reims, Roanne, etc., qui auront à constituer la dictature révolutionnaire du prolétariat.
C’est dans ce sens – et avec cette conviction – que nous saluons les vaillantes minorités ouvrières qui dans plus de cinquante villes ont répondu présent à l’appel du Parti.
Grâce à elles, notre front de bataille vient d’être largement étendu. Le drapeau a été planté autour duquel se rallieront nécessairement, au fur et à mesure des déceptions qui les attendent, les travailleurs hésitants ou trompés par la phraséologie radicale.
Dans l’enclos municipal stérilisé à l’avance, il ne s’agit pas de vaincre, je le répète, la victoire devant laisser les prolétaires aussi prolétaires que devant. Il s’agit en groupant les hommes, et en affirmant la classe, son but expropriateur et son moyen révolutionnaire, de préparer la victoire, c’est-à-dire l’avènement au pouvoir du quatrième état ou prolétariat.
Texte 2 : Karl Marx : préambule au programme du Parti ouvrier (30 juin 1880)
Programme Électoral des travailleurs socialistes
Considérant
Que l’émancipation de la classe productive est celle de tous les êtres humains sans distinction de sexe ni de race ;
Que les producteurs ne sauraient être libres qu’autant qu’ils seront en possession des moyens de production ;
Qu’il n’y a que deux formes sous lesquelles les moyens de production peuvent leur appartenir :
1/ la forme individuelle qui n’a jamais existé à l’état de fait général et qui est éliminée de plus en plus par le progrès industriel ;
2/ la forme collective dont les éléments matériels et intellectuels sont constitués par le développement même de la société capitaliste ;
Considérant
Que cette appropriation collective ne peut sortir que de l’action révolutionnaire de la classe productive – ou prolétariat – organisée en parti politique distinct ;
Qu’une pareille organisation doit être poursuivie par tous les moyens dont dispose le prolétariat, y compris le suffrage universel, transformé ainsi d’instrument de duperie qu’il a été jusqu’ici en instrument d’émancipation ;
Les travailleurs socialistes français, en donnant pour but à leurs efforts, dans l’ordre économique, le retour à la collectivité de tous les moyens de production, ont décidé comme moyen d’organisation et de lutte d’entrer dans les élections avec le programme minimum suivant : […]
Texte 3 : Résolution de congrès, 1882 (extraits)
Les municipalités et le Parti ouvrier
I – Les municipalités avant la révolution
[…] Le Parti ouvrier, partout où il trouve des conditions de lutte, accepte toutes les luttes sur tous les terrains. Dès que le congrès du Havre lui donna son drapeau de lutte quotidienne, le programme minimum, il engagea la lutte sur le terrain municipal.
Mais le Parti ouvrier n’espère pas arriver à la solution du problème social par la conquête « du pouvoir administratif » dans la commune. Il ne croit pas, il n’a jamais cru que la voie communale puisse conduire à l’émancipation ouvrière et que, à l’aide de majorités municipales socialistes, des « réformes » sociales soient « possibles » et des « réalisations immédiates ».
Pour aboutir à une autre conclusion, il faudrait refuser de voir les différents obstacles contre lesquels est appelée fatalement à se briser l’action de pareilles municipalités. […]
Que sera-ce, si au lieu de bâtir sur une liberté communale qui n’existe pas, nous prenons la commune actuelle telle qu’elle est, c’est-à-dire dominée par l’État bourgeois ? Comment supposer un seul instant que le pouvoir central entre les mains de la classe capitaliste laisse faire, laisse passer ; qu’il ne jette pas dans la balance son veto, sous la forme administration, magistrature ou armée ? Ce n’est évidemment pas pour les laisser dormir que la bourgeoisie augmente et perfectionne tous les jours les services publics défensifs et répressifs que représente l’État d’aujourd’hui. On a pu le voir à Commentry, lorsque d’une part, malgré les protestations d’un conseil municipal collectiviste, des troupes ont été expédiées contre les grévistes, et lorsque, d’autre part, l’autorité sous-préfectorale a purement et simplement annulé le vote de 25 000 francs en faveur des ouvriers sans pain.
L’impuissance organique ou réformiste des municipalités n’est pas un accident, mais la règle. Elle est sentie instinctivement par la masse, plus clairvoyante que beaucoup de ses meneurs, ainsi que suffirait à le démontrer l’esprit d’indifférence avec laquelle elle assiste plutôt qu’elle ne prend part aux luttes communales.
Cette impuissance, le Parti ouvrier ne l’ignore pas, et s’il a engagé et s’il entend poursuivre la lutte sur le terrain municipal, c’est pour les raisons suivantes : parce qu’il voit dans cette lutte le moyen d’affirmer et de répandre ses conclusions collectivistes révolutionnaires ; parce qu’en les opposant à la phraséologie des radicaux il peut arracher à ces derniers leur masque réformiste ; parce qu’aucune occasion ne doit être négligée de mettre aux prises ouvriers et bourgeois ; et qu’à manœuvrer ainsi contre l’ennemi, le prolétariat se préparera à l’action commune, à la grande et vraie guerre : les luttes électorales sont les écoles de guerre du parti.
Sans compter que l’impuissance, démontrée par le fait, des élus municipaux mettra fin à des illusions dangereuses et habituera les ouvriers à placer toutes leurs espérances d’émancipation dans la prise de possession du pouvoir central. C’est en entrant dans le conseil municipal et en constatant par expérience qu’il n’y avait rien à en faire que les ouvriers de Roanne sont devenus centralistes. C’est en voyant à l’œuvre leurs conseillers municipaux que les ouvriers de partout se persuaderont que l’abolition du salariat n’est pas affaire communale, mais nationale et internationale.
Mais si les municipalités conquises par le Parti ne peuvent pas être l’instrument de l’émancipation ouvrière, elles constitueront entre nos mains autant de moyens de recrutement et d’armes pour la lutte. Si sans se laisser arrêter par la certitude de l’annulation de leurs décisions les municipalités socialistes légifèrent dans le sens de nos revendications, les traduisent en arrêtés et surtout si elles tentent de les appliquer, elles convertiront au Parti la fraction encore hésitante du prolétariat, surpris et heureux de voir pour la première fois ses intérêts sauvegardés.
Les conflits qu’elles soulèveront ainsi avec le pouvoir central mettront d’autre part hors de doute pour la masse que la première étape révolutionnaire est la conquête de l’État, ce boulevard de la société capitaliste. Pour augmenter la portée de ces conflits, les municipalités ouvrières s’entendront entre elles pour formuler les mêmes réclamations et prendre les mêmes résolutions ; si le pouvoir central intervient, il se trouvera en présence d’une ligue municipale destinée à jouer un grand rôle pendant la période révolutionnaire.
II - Les municipalités pendant la révolution.
L’action des municipalités ouvrières pendant la période révolutionnaire sera double : locale et nationale.
Les révolutions ne sont pas des coups de main organisés par une poignée de braves. Depuis le siècle dernier, les révolutions en France ont jailli spontanément des événements politiques et économiques ; les pouvoirs les mieux assis ont été déracinés en quelques jours et parfois en quelques heures. Les chefs de la bourgeoisie républicaine s’installaient dans les places vidées et s’armaient contre les ouvriers qui les avaient laissés se caser. La classe ouvrière incapable de prendre le pouvoir, ne pouvait que le laisser aux bourgeois.
Le Parti ouvrier n’est pas un parti d’émeutiers ; il n’a pas à provoquer des révolutions ; mais à les aider, à y participer, à les diriger, à empêcher leur escamotage par les radicaux et les intransigeants. Dans les centres industriels, les groupes du Parti auront à se mettre à la tête du mouvement et à s’emparer des pouvoirs locaux. Les gouvernements révolutionnaires locaux ne s’adresseront pas au vote pour consacrer leurs pouvoirs, mais à l’action.
Les pouvoirs révolutionnaires locaux auront à agir vigoureusement et rapidement ; à faire passer dans les faits les réformes ouvrières dont la « réalisation immédiate » était impossible tant que l’État capitaliste était debout ; à armer et à organiser militairement les ouvriers. Qui a du fer à du pain, disait Blanqui.
Satisfaction devra être donnée, immédiatement, aux premiers besoins ouvriers : ils devront être tirés de leurs taudis, logés dans les hôtels et les maisons bourgeoises et nourris dans des restaurants communistes. Tous les stocks de marchandises devront être saisis et distribués entre les ouvriers ; les ateliers, les maisons de commerce, les banques, etc. devront être nationalisés.
Mais la réaction écraserait l’action révolutionnaire locale, si elle restait autonome, ne se combinait pas et ne se centralisait pas ; si on ne formait un pouvoir révolutionnaire central non à l’aide du suffrage universel qui ne peut donner que ce qui existe, mais avec des délégués des pouvoirs extraordinaires locaux. Ils conserveraient sur leurs mandataires un droit absolu de contrôle et de destitution. […]
III - Les municipalités après la révolution
[…] La révolution ouvrière hâtera la marche centralisatrice des moyens de production, la régularisation des moyens de production et transformera les forces productives d’instruments d’exploitation des producteurs en moyens de développement physique et intellectuel.
En conséquence,
Les délégués des groupes soussignés composant la Fédération du Centre proposent à l’adoption du Congrès régional les conclusions suivantes :
Sur la première partie de la question :
Considérant que la distinction du pouvoir, en politique selon qu’il s’agit de l’État, et administratif selon qu’il s’agit de la commune, est aussi arbitraire que chimérique, l’État concentrant ces deux pouvoirs dont les communes n’ont que les miettes ;
Considérant que l’émancipation des travailleurs ne peut sortir que de l’expropriation de la classe capitaliste et que dans les conditions économiques et politiques d’aujourd’hui, l’État seul entre les mains du Parti ouvrier peut être le moyen d’une pareille émancipation ;
Le Congrès régional du Centre déclare que la conquête de l’État, c’est-à-dire du pouvoir central, doit être l’unique objectif politique du Parti ;
Mais attendu que la conquête des municipalités et la lutte en vue de cette conquête sont de puissants moyens de propagande et d’agitation, du moment qu’au lieu de dissimuler ou de replier son drapeau, le Parti ouvrier entrera en ligne avec l’intégralité de ses revendications collectivistes révolutionnaires votées au congrès de Marseille et sanctionnées au congrès du Havre ;
Le Congrès régional du centre engage le Parti à continuer comme par le passé à intervenir dans les élections communales, devenues à la fois une école et un champ de manœuvre.
Sur la deuxième partie de la question.
Considérant que l’action des municipalités ouvrières ne saurait être organique ou réformiste, subordonnée qu’elle est à la liberté capitaliste et à la toute-puissance gouvernementale qui protège et consacre cette liberté ;
Considérant qu’en laissant croire le contraire aux travailleurs, en leur donnant à entendre qu’une fois en leur pouvoir les municipalités pourront devenir un instrument de réalisations immédiates ou d’affranchissement graduel, le Parti ouvrier préparerait à la classe qu’il représente des déceptions qui se retourneraient contre lui ;
Mais considérant que, autant elles seraient impuissantes à abolir ou même à améliorer le salariat, autant les municipalités ouvrières peuvent, par les mesures qu’elles prendront, dévoiler l’abîme qui sépare le Parti ouvrier des partis politiques bourgeois, et démontrer aux travailleurs le parti qu’ils pourront tirer de la conquête de l’État ;
Considérant enfin que les conflits que ces municipalités pourront et devront créer entre elles et le pouvoir central sont de nature à précipiter la révolution ;
Le Congrès régional décide :
1/ Que le Parti ouvrier doit se garder de demander aux municipalités par lui conquises des réformes qu’elles ne sauraient donner ;
2/ Que dans toutes les municipalités dont il pourra s’emparer, le Parti ouvrier devra, sans se préoccuper de leur annulation prévue, prendre des arrêtés conformes à son programme politique et économique tel qu’il a été formulé par nos congrès nationaux. […]
Texte 4 : Friedrich Engels, The Labour Standard, 25 juin 1881
Deux conseils municipaux exemplaires
[…]. Lorsque fut fondé en France le Parti socialiste ouvrier, il fut décidé de présenter des candidats non seulement à la Chambre, mais aussi à toutes les élections municipales ; et de fait, lors du dernier renouvellement des conseils municipaux en France, lequel eut lieu le 19 janvier de cette année, ce jeune parti l’emporta dans un grand nombre de villes industrielles et de communes rurales, en particulier celles habitées par les mineurs. Il ne réussit pas seulement à faire passer un ou deux candidats, il s’assura même en quelques endroits la majorité du conseil et au moins un conseil municipal fut formé, comme nous le verrons, uniquement d’ouvriers.
Peu avant la formation du Labour standard se produisit à Roubaix, tout près de la frontière belge, une grève des ouvriers d’usine. Le gouvernement dépêcha aussitôt la troupe pour occuper la ville et, en alléguant sa volonté de maintenir l’ordre (qui n’avait jamais été menacé), tenter de provoquer les grévistes à des actions pouvant servir de prétexte à l’intervention de la troupe. Mais la population garda son calme, et l’une des raisons principales qui lui permit de résister à toutes les provocations fut le comportement du conseil municipal. Celui-ci était constitué d’une majorité d’ouvriers. Les raisons de cette grève lui furent exposées et on en débattit en détail. Le résultat fut que non seulement le conseil déclara que les grévistes étaient dans leur droit, mais qu’il vota en outre l’attribution aux grévistes d’un soutien financier de 50 000 francs ou 2 000 livres sterling. Ces secours en argent ne purent être distribués étant donné qu’en droit français, il est dans les attributions du préfet de département d’annuler toute décision des conseils municipaux qu’il considère comme outrepassant leurs pouvoirs. Il n’en est pas moins vrai que le puissant soutien moral accordé ainsi à la grève par les représentants officiels de la ville revêtit une valeur énorme aux yeux des ouvriers.
Le 8 juin, la société minière de Commentry dans le centre de la France (département de l’Allier) licencia 152 personnes qui refusaient de se lier aux nouvelles conditions de travail plus désavantageuses. Étant donné que ces mesures faisaient partie d’un système employé depuis un temps assez long déjà et destiné à entraîner progressivement une détérioration des conditions de travail, la totalité des mineurs, 1 600 environ, se mit en grève. Le gouvernement dépêcha aussitôt la troupe habituelle afin d’intimider, voire de provoquer les grévistes. Mais là aussi, le conseil municipal s’engagea sur le champ aux côtés des ouvriers.
Lors de sa réunion du 12 juin (un dimanche par-dessus le marché), il prit les résolutions suivantes :
1 - Attendu qu’il est du devoir de la société d’assurer l’existence de ceux qui par leur travail permettent l’existence de tous, et étant donné que les communes sont tenues de remplir ce devoir lorsque l’État refuse de le faire, le présent conseil décide avec l’accord des citoyens les plus imposés d’émettre un emprunt de 25 000 francs au profit des mineurs que le licenciement injustifié de 152 d’entre eux a contraints de se mettre en grève.
Adopté à l’unanimité contre l’unique veto du maire.
2 - Partant du fait qu’en vendant à une société par actions ce précieux patrimoine national que représentent les mines de Commentry, l’État a livré les ouvriers qui y sont employés à la merci de ladite société ; et étant donné qu’en conséquence il est du devoir de l’État de veiller à ce que la pression exercée par cette société sur les mineurs n’atteigne pas un degré qui menace directement leur existence ; attendu qu’en mettant des troupes à la disposition de cette société durant la présente grève, l’État n’a même pas gardé sa neutralité, mais au contraire a pris fait et cause pour la société minière, le présent conseil, au nom des intérêts de la classe ouvrière qu’il est en son devoir de protéger, somme le sous-préfet du département :
1°/ de rappeler immédiatement les troupes dont la présence totalement déplacée n’est rien d’autre qu’une provocation, et
2°/ d’aller faire des représentations à l’administrateur de la société minière et d’agir en sorte que soit rapportée la mesure qui a provoqué la grève.
Adoptée à l’unanimité.
Dans une troisième résolution adoptée également à l’unanimité, le conseil, craignant que la pauvreté de la commune ne permette pas la réalisation de l’emprunt accordé, ouvre une souscription publique pour soutenir les grévistes et invite tous les autres conseils municipaux de France à envoyer des secours en argent dans le même but.
Nous avons donc ici un exemple frappant de ce que signifie la présence d’ouvriers non pas seulement au Parlement, mais aussi dans les assemblées communales et tous les autres corps. Combien serait différente l’issue de bien des grèves en Angleterre si les grévistes avaient derrière eux le conseil municipal de l’endroit. Les conseils municipaux anglais et les comités locaux, qui, pour une grande part, sont élus par des ouvriers, sont pour l’heure presque exclusivement composés de chefs d’entreprise, de leurs agents directs et indirects (avocats, etc.) et dans le meilleur des cas de propriétaires de magasin. Dès que survient une grève ou un lock-out, toute la puissance morale et matérielle des autorités locales est engagée au service des patrons et contre les ouvriers ; même la police, payée avec l’argent des ouvriers, entre en action exactement comme en France la troupe, pour provoquer les ouvriers à des actions illégales et pour ensuite les écraser. Les services de secours aux indigents refusent dans la plupart des cas tout soutien à des hommes qui, de leur point de vue, pourraient travailler s’ils le voulaient. Et c’est tout naturel. Aux yeux de cette sorte de gens, qui, avec le consentement des ouvriers, constituent les autorités administratives locales, la grève est une rébellion ouverte contre l’ordre social, une révolte contre les droits sacrés de la propriété. C’est aussi la raison pour laquelle, lors de chaque grève et de chaque lock-out, les autorités locales jetteront dans la balance tout le poids énorme qu’elles représentent, moralement et physiquement, au profit des patrons, tant que les patrons et leurs représentants seront envoyés dans les corps constitués des collectivités locales.