Il y a un siècle, le 17 décembre 1903 aux États-Unis, les frères Wright réalisaient le premier vol motorisé contrôlé à bord de leur Flyer. Clément Ader, Otto Lilienthal et d'autres avaient déjà fait décoller des engins "plus lourds que l'air", mais les Wright avaient, eux, ouvert l'ère de la navigation dans les cieux.
Pour ce centième anniversaire, et alors que depuis trente ans l'aviation civile mondiale traverse une forte zone de turbulences, elle a au moins pu se targuer d'avoir connu son taux de décès le plus bas depuis 1945 : moins d'un décès pour un milliard de miles parcourus (un mile = 1,6 km), selon un rapport du BAAA (Bureau d'archives des accidents aéronautiques) de Genève. Parmi les 162 accidents ayant fait 1204 morts qu'il répertorie, plus du tiers ont eu lieu aux États-Unis, pays où le transport aérien est le plus répandu (sur près d'un milliard et demi de passagers dans le monde, plus de 600 millions ont voyagé sur des lignes intérieures américaines) et où prit naissance, voici un quart de siècle, une "déréglementation aérienne" voulue par les compagnies, et appuyée par les autorités.
La semaine même où ce rapport était publié, plusieurs catastrophes se produisaient, dont celle du Boeing d'une compagnie charter, en Égypte au-dessus de la mer Rouge, qui faisait apparaître de graves défauts d'entretien de l'appareil, ou plutôt des économies faites sur son entretien, cause probable de cette catastrophe aérienne comme de bien d'autres avant elle.
La rentabilité à tout prix
En fait, pour effroyables qu'elles soient, ces catastrophes font partie d'un tout. Car, tout au long d'une chaîne qui va de la maintenance à moindre coût des appareils, de la fourniture d'équipements aériens bon marché, aux prix "cassés" des tour-opérateurs, des charters ou des compagnies "low cost" ("à tarif réduit", en anglais), en passant par la gestion en voie de privatisation de certains secteurs de la navigation aérienne ou encore la filialisation, "l'externalisation" et la sous-traitance systématiques de toute une série d'opérations assurées jusqu'alors par les compagnies, le transport aérien subit depuis des années une pression croissante : celle d'une quête effrénée de profitabilité dont les effets dévastateurs s'étalent dans la presse à la rubrique des catastrophes, mais aussi dans ses pages financières et sociales.
Ce qui en résulte, c'est cette catastrophe sociale permanente connue, depuis plus de vingt ans, sous le nom de "déréglementation aérienne" et qui se manifeste de bien des manières. Par exemple, avec cette course à la concentration capitalistique, donc à la réduction des coûts, qui, ces dernières années, au gré de la constitution de méga-alliances internationales entre compagnies, a laissé sur le tarmac des centaines de milliers de travailleurs dans un secteur qui en compte deux millions et demi à l'échelle du monde. C'est aussi cette course à la rentabilité qui est responsable de l'engorgement permanent des 25 plus grands aéroports de la planète (par où transite la moitié du trafic mondial de passagers), avec des risques accrus de catastrophes, telle celle récente d'Amsterdam, pour les populations des mégapoles à côté desquelles ont été construits ces aéroports, sans oublier bien sûr la pollution sonore et autre dont elles sont victimes.
Cette course à la rentabilité est d'autant plus âpre et sans scrupules que, depuis son origine, l'industrie du transport aérien n'a jamais dégagé de profits élevés sur une longue période qui soient à l'échelle de cette industrie planétaire. C'est ce qui explique que, jusqu'à une date récente, la grande majorité des compagnies nationales du globe étaient nationalisées, tenues à bout de bras par leurs États respectifs. Même là où elles étaient entre des mains privées, aux USA, les bénéfices des actionnaires de ces compagnies n'ont été assurés sur le long terme que par une intervention massive, multiforme et permanente des autorités fédérales. Pendant plusieurs décennies, leurs subventions directes et indirectes ont ainsi représenté un tiers des recettes des grandes compagnies américaines.
Malgré cela, entre 1955 et 1965, "les principales compagnies", écrit Richard Pryke, un économiste spécialiste de l'aviation, "ont obtenu des recettes nettes équivalant à 3 % de leur capital, alors qu'un bénéfice normal pour un investisseur privé dans l'industrie était de l'ordre de 6 ou 7 %, ou plus". Mais il s'agissait d'une période particulièrement faste pour les grandes compagnies, essentiellement américaines. Depuis, leur taux de profit affiché serait, selon diverses études, tombé aux alentours de 1 % avec la crise du transport aérien. Les années soixante-dix, quatre-vingt et quatre-vingt-dix ont vu son rythme de progression ralentir, s'inverser parfois. Au fil d'une série de récessions, suivies de reprises incertaines, on a assisté à une érosion des profits annoncés par les compagnies.
Mais cette présentation statistique des choses ne rend compte que d'un aspect de la réalité. Sauf exceptions, ce n'est pas le fonctionnement des compagnies en tant que telles qui leur permet d'être source de profits, mais le fait qu'à côté d'elles, des États et d'abord les plus puissants les épaulent. Ces États ont pris et continuent à prendre à leur charge une foule de dépenses indispensables aux compagnies : les infrastructures de navigation aérienne, la construction des aéroports, leur desserte autoroutière et en trains internationaux ultra-rapides tel le Thalys européen qui a sa propre gare à Paris-CDG, qui drainent un flot de clients, parfois depuis l'étranger, vers ces compagnies. Avec la "déréglementation", les États prétendent s'interdire de subventionner leurs compagnies. Mais ils ne s'en privent pas, directement et encore plus indirectement : par le biais des commandes militaires aux constructeurs aériens (comme encore, ce mois-ci, l'État américain à Boeing) et sous la forme d'aides à "la recherche et au développement" versées par l'Union européenne au consortium Airbus, ce qui permet, outre de déverser des fonds publics à ces sociétés privées, de réduire le coût restant à la charge des compagnies quand elles achètent des avions.
Rien de cela n'a fondamentalement changé depuis qu'on parle de "déréglementer" le ciel. Au contraire, sous ce nouvel habillage, les États n'ont cessé de soutenir le transport aérien pour qu'il se développe malgré la crise et qu'il dégage des profits. Car le développement formidable qu'il a connu ces vingt dernières années a entraîné dans son sillage celui de secteurs connexes commerciaux, de services, de fret aérien, etc. Des secteurs aux activités si rentables qu'elles ont parfois donné naissance à de prospères compagnies privées, telle celle qui est le leader du transport international de paquets, repris aux lignes aéropostales de service public. Sans oublier une kyrielle de grands groupes financiers et d'intérêts privés les banques, les entreprises de courtage aérien ou les sociétés de leasing qui "pèsent" un quart de toutes les commandes d'appareils neufs qui se disputent des parts de cette manne tombée, non pas du ciel, mais des mains des autorités.
La seule différence avec la période précédente, outre le volume des profits générés, c'est qu'ils ne transitent plus par le seul canal de compagnies monopoles d'État, mais par mille et un canaux mis en place par les États entre temps. Cela ne signifie nullement que les divers États ne participent plus à la formation des profits aériens, mais que cela leur a permis de les transférer en des mains privées, y compris dans le cas de compagnies dites "non rentables". On en a eu un exemple avec Air Liberté et d'autres compagnies qui, après avoir été sous contrôle d'une banque (alors) nationalisée, le Crédit Lyonnais, avaient fini par échoir au groupe du baron Seillière, avec l'appui des autorités françaises, et suisses, via leur compagnie nationale privatisée Swissair. Dans la concurrence au couteau entre grandes compagnies, le groupe Swissair s'est effondré, et avec lui la compagnie belge Sabena ainsi qu'AOM-Air Liberté qui en dépendaient. Des milliers de travailleurs y ont perdu leur emploi. Mais Seillière a, dit-on, doublé sa mise grâce à la garantie des autorités fédérales suisses et avec la complicité du gouvernement Jospin qui ne lui a jamais demandé de comptes.
Plus récemment, la "low cost" Ryanair a rappelé combien ces profits privés dépendaient de financements publics. Il a suffi qu'un jugement déclare illégales les subventions qu'elle recevait de diverses autorités alsaciennes pour qu'elle cesse de desservir Strasbourg.
Depuis une trentaine d'années, les États et institutions internationales du monde aérien se sont évertués à créer un cadre dans lequel le transport aérien, ou en tout cas certains de ses secteurs, pourraient renforcer leurs marges bénéficiaires et dégager au moins le taux de profit moyen que les capitalistes attendent de leurs "investissements", et si possible encore plus. C'est précisément quand leurs compagnies nationales ont commencé à dégager des profits que les États ont commencé à envisager de privatiser celles, les plus nombreuses, qui étaient nationalisées. Quitte d'ailleurs, quand les profits n'étaient pas ou plus au rendez-vous, à les renationaliser, telle New Zealand Airlines, douze ans après sa privatisation. Car, sous couvert de "libéralisme", le plus important reste l'intervention politique des États en faveur des intérêts privés. Et elle aura rarement été aussi décisive qu'aujourd'hui, même au regard du siècle écoulé où le développement du transport aérien n'a été possible que grâce à l'aide permanente des États.
L'impérialisme monte au ciel...
L'aviation a pris son essor au moment où, s'étant partagé le monde, les puissances impérialistes s'apprêtaient à se le repartager dans le sang des peuples. Une décennie après le vol du Flyer, les aéroplanes étaient sur tous les champs de bataille de la Première Guerre mondiale.
Dopée par les commandes militaires, l'aviation commerciale européenne ouvrit ses premières lignes dès 1919, année où Churchill cumulait les fonctions de secrétaire à la Guerre et de secrétaire à l'Aviation en Grande-Bretagne. Les gouvernements de ses voisins agirent de même, en subventionnant la construction d'aérodromes, l'ouverture de liaisons intérieures, puis avec l'étranger proche.
Dès 1919, fut créé un cartel européen, puis mondial, des diverses compagnies (la future IATA, l'Association internationale des transports aériens). Son but : assurer au moins une "coordination tarifaire" afin d'éviter une concurrence financièrement dévastatrice.
À la même époque, d'autres organismes internationaux furent mis sur pied qui édictèrent les premières normes de circulation et de sécurité aériennes. Simultanément, ils affirmèrent le droit exclusif de chaque État sur "son" espace aérien. Ces frontières dans lesquelles étouffait l'économie, qui avaient été une des causes du déclenchement de la première boucherie mondiale, se dressaient désormais dans le ciel. Étendues à de vastes empires coloniaux, ces barrières allaient marquer le transport aérien naissant, chaque État s'en servant pour protéger "ses" constructeurs et "ses" compagnies, ces dernières étant généralement tenues d'acheter "national".
... Avec les échasses des Etats
En Europe, en Amérique et ailleurs, le monopole public du transport du courrier fut un des moyens par lesquels les autorités assurèrent des revenus réguliers aux lignes privées. Les États français, belge, britannique, etc., subventionnèrent largement le développement de ces lignes vers leurs colonies et, de là, vers d'autres régions et continents où elles entraient en concurrence avec celles d'autres États. Avec le progrès technique, le transport d'administrateurs coloniaux s'ajouta rapidement à celui du courrier. Mais cela ne suffisait pas. La clientèle privée, limitée par la capacité des avions et surtout par le coût des trajets, ne pouvant assurer le développement de leurs compagnies, les pouvoirs publics les poussèrent à fusionner en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne, puis les transformèrent en monopoles d'État au cours des années trente.
Les États-Unis disposaient, eux, d'un marché intérieur bien plus vaste et n'eurent pas besoin de recourir à une telle mesure de sauvegarde. Ce sont des actionnaires privés qui y développèrent l'aviation civile commerciale. Mais avec là aussi l'aide de l'État. Sous le New Deal de Roosevelt et par la suite, celui-ci allait encore accentuer sa politique d'intervention. Il créa, en 1938, le CAB (Bureau de l'aéronautique civile), chargé d'encadrer la concurrence en faveur des compagnies par la fixation des tarifs, l'attribution des lignes, la régulation du trafic, des ententes et fusions entre sociétés. Les principales bénéficiaires en furent les "quatre grandes", ancêtres d'American, TWA, United et Eastern qui se virent aussi confier la desserte des grandes villes du pays, les institutions fédérales en interdisant l'accès aux "local", confinées à un rôle régional. Fortes de leur monopole, les grandes compagnies purent ensuite étendre leur réseau vers le reste des Amériques, et surtout vers l'Asie. La future Pan Am y triompha dans une guerre du Pacifique avant la lettre en recevant l'appui de l'armée pour construire des pistes sur des îles et la concession gratuite de terres sous administration fédérale.
Entre1929, quand l'économie mondiale s'enfonça dans la crise, et 1939, le trafic aérien avait malgré tout réussi à décupler. Mais, sans interventionnisme de l'État, les grandes puissances n'auraient pu assurer la survie non seulement de lignes vitales pour leurs liens avec leurs colonies ou leur expansion commerciale, mais d'une industrie aéronautique privée qui allait de plus en plus vivre de formidables commandes d'armement.
En effet, l'impérialisme se préparait à jeter une nouvelle fois l'humanité dans une guerre mondiale. Le rôle de l'aviation y fut primordial, le contrôle du ciel décidant souvent du cours des opérations sur le front et servant, à l'arrière, à terroriser les populations, massacrées par villes entières à Coventry, Dresde, Hiroshima...
La suprématie américaine
Cette guerre redistribua les cartes dans le ciel civil. Pendant cinq ans, Lufthansa eut un monopole de fait en Europe, les compagnies des pays vaincus et de l'Angleterre ayant dû se rabattre sur les pays neutres et les tronçons de lignes de leurs colonies, quand elles n'étaient pas ravagées par les hostilités. Les USA mirent à profit les deux premières années de la guerre, à laquelle ils ne participaient pas encore ouvertement, pour conforter les positions de leurs compagnies dans le monde qui, après l'entrée en guerre des États-Unis, engrangèrent d'énormes bénéfices en louant au prix fort leurs appareils à l'US Air Force.
Après 1945, ces dernières avaient une exclusivité mondiale sur le matériel volant, la flotte des compagnies européennes ayant quasi disparu, tandis que les constructeurs Boeing, McDonnell Douglas, General Motors, etc., devançaient leurs concurrents européens, tant sur le plan technologique que sur celui de leurs capacités de production. Étroitement liés à leurs compagnies nationales, ils purent produire à l'échelle de la planète, l'État américain "aidant" les autres États, via le plan Marshall, à reconstituer une aviation civile avec des surplus militaires ou avions civils "made in USA". La liaison commerciale transatlantique, qui venait d'être ouverte, allait être assurée quasi uniquement par des compagnies et des appareils américains pour longtemps.
Dès fin 1944, les États-Unis avaient tenté, lors de la conférence de Chicago, de remodeler le trafic aérien international en prônant une politique dite de "ciel ouvert". À Chicago, ni du côté américain, ni du côté européen, ce ne furent les représentants des compagnies qui négocièrent, mais ceux des États, et au plus haut niveau. Face à l'opposition de la Grande-Bretagne et de quelques autres agrippés à leurs barrières protectionnistes pour tenter de remettre sur pied des compagnies nationales, les États-Unis ne purent obtenir les "cinq libertés" du trafic aérien qu'ils réclamaient. Chicago accoucha d'un cadre général, élargi par rapport à celui des années vingt, où les États négociaient, deux par deux, l'ouverture et la gestion des lignes internationales les desservant. Reflet du nouveau rapport de forces, l'OACI (Organisation de l'aviation civile internationale) vit le jour qui, rattachée à l'ONU, eut pour président un dirigeant américain du CAB (Bureau de l'aéronautique civile).
Les compagnies américaines s'en contentèrent d'autant plus que celles du Vieux continent, nationalisées et soutenues chacune par son État, étaient incapables de rivaliser avec elles. À défaut, du fait de leur monopole national, de pouvoir les concurrencer dans leur pré carré (d'ailleurs restreint par la décolonisation et par le "gel" de la moitié du ciel européen, sous contrôle de l'URSS et de ses alliés), les "majors" américaines avaient, elles, le quasi-monopole des liaisons transatlantiques, les plus rentables. De plus, si le protectionnisme assurait des tarifs élevés aux compagnies françaises, anglaises, etc., celles des USA en profitaient aussi en cas de lignes assurées en "pool", les accords prévoyant de partager entre les parties les recettes des billets passagers.
Ce système allait régir le transport aérien mondial pendant trois décennies jusqu'à ce que ses avantages pour les principales compagnies et leurs États commencent à devenir moins évidents que ses inconvénients. En fait, jusqu'à ce qu'au milieu des années soixante-dix, le transport aérien s'enfonce dans une crise dont il n'est toujours pas sorti.
Un nouvel ascenseur pour les profits
Cette crise était à la fois interne et externe au secteur aérien.
Produits de la technologie militaire, le moteur à réaction et les avions gros porteurs avaient révolutionné l'aviation. En quarante ans depuis les années trente, on était passé d'avions transportant une vingtaine de passagers à 200 km/h pour des "sauts de puce" à des appareils en emportant vingt fois plus à 900 km/h sur de longs trajets. Dès les années cinquante, les paquebots avaient perdu leur clientèle transatlantique au profit des avions. Quant aux luxueux "paquebots des airs", réservés à une toute petite minorité de voyageurs très fortunés, qu'avaient été les avions commerciaux à hélices d'après guerre, ils avaient cédé la place à des gros, puis très gros porteurs. Bien moins luxueux (la classe "touriste" apparut en 1952, la classe "économie" en 1958), ils étaient plus adaptés à un nouveau phénomène : le tourisme aérien dont la nouvelle clientèle allait prendre une part de plus en plus importante dans les recettes des compagnies (aujourd'hui, les trois quarts).
Alors que l'aviation commerciale croyait, enfin, voir se dégager le ciel des profits (peu de compagnies en faisaient de substantiels, même aux USA), l'augmentation de l'offre, aiguillonnée par cette perspective, se révéla rapidement plus qu'excédentaire par rapport à la demande solvable. D'autant que se développait la pratique du vol affrété ("charter" en anglais), avec pour commanditaires des sociétés de tourisme voulant augmenter leurs marges en évitant les tarifs "coordonnés" des grandes compagnies, et pour opérateurs des compagnies non membres de l'IATA.
Les géantes américaines Pan Am et TWA, qui avaient transporté en 1947 plus de 80 % des passagers transatlantiques, n'avaient plus que 33 % des parts de ce marché quinze ans plus tard. Le taux de remplissage des avions des compagnies régulières ne cessait de fondre, donc leurs recettes. Pour y faire face, elles cherchèrent à capter la clientèle de la concurrence à coups de rabais. Sans grand résultat autre que de vider leur trésorerie. Celle-ci s'effondra quand, à cette crise sectorielle comme le capitalisme en produit régulièrement, s'ajouta un ralentissement généralisé de l'économie, dont un des résultats et facteurs aggravants fut le "choc pétrolier" de 1973.
Avec le prix du kérosène s'envola l'espoir des compagnies de redresser leurs comptes. Le marasme de l'économie mondiale se traduisant par une flambée des taux d'intérêts, les grandes compagnies endettées par l'achat de jets gros porteurs passèrent dans le rouge. Plusieurs se déclarèrent en faillite et l'on vit des centaines de Jumbos flambant neufs envoyés pourrir dans les déserts de l'Arizona. Cet énorme gâchis économique se doubla d'un autre, social lui : des licenciements massifs dans les compagnies, l'aéronautique et les entreprises qui leur étaient liées.
La "déréglementation", lancée par Carter fin 1978, fut une planche de salut pour les capitalistes des airs. Son Airline Deregulation Act supprimait ou estompait tout ou partie des contrôles publics sur les activités des compagnies. Les tarifs des vols domestiques (encadrés par le CAB) furent libérés et, bientôt ceux des vols internationaux (fixés par l'IATA) ; le CAB fut supprimé, les obligations de desserte aérienne allégées, il n'y eut plus de lignes "réservées". Contrairement aux légendes propagées par les tenants passés et actuels de la "déréglementation", cela ne fit pas vraiment baisser les prix pour les passagers aériens, ni n'accrut l'offre (il y eut plus de lignes fermées que d'ouvertes, des villes moyennes cessèrent d'être desservies). Mais les compagnies qui surnagèrent accrurent leurs parts de marché. Elles réduisirent aussi leurs coûts en licenciant, en économisant sur la maintenance (y compris en prenant délibérément des risques avec la sécurité des passagers comme le démontrèrent par la suite des enquêtes déclenchées par plusieurs catastrophes). Elles en profitèrent aussi pour se réorganiser selon un système étendu depuis au monde entier : celui des "hubs" qui rappelle une roue avec son moyeu ("hub" en anglais), le fief aéroportuaire d'une seule grande compagnie, d'où partent en rayons tous ses vols. Censée faire place à de nouvelles compagnies qui, concurrençant les anciennes en situation de monopole, auraient fait baisser les tarifs, la "déréglementation" renforça en fait les grandes compagnies, même si certaines disparurent, telle Braniff. Des nouvelles venues (comme Laker avec son "train du ciel" Europe-Amérique à prix cassés, sans réservation) avaient voulu tailler des croupières aux "grandes" américaines et européennes. Celles-ci se liguèrent pour préserver leur rente de situation et Laker déposa son bilan en 1983.
En 1980, Washington avait interdit à ses compagnies d'accepter les tarifs transatlantiques d'une IATA qui n'avait pu garantir leurs profits. Le redressement de ceux des "majors" ne se fit ni sans peine, ni rapidement. En 1980, 1981, 1982, leurs pertes continuèrent à grimper en flèche (350, 544, 636 millions de dollars...). Mais, retranchées sur leurs hubs, les "quatre grandes" recommencèrent à faire des profits au milieu des années quatre-vingt. Mises en appétit, elles étaient aussi mieux armées pour affronter leurs rivales européennes sur leur propre terrain.
Cela d'autant plus que ces dernières continuaient à se débattre dans une espace aérien fragmenté. La nécessité de dépasser ce cadre national non viable faisait régulièrement l'objet de discussions entre gouvernements autour d'un projet de compagnie européenne unique. En 1952, six compagnies emmenées par KLM avaient accepté de s'unir. Pendant des premières moutures d'un Marché commun européen, cette union aérienne se heurta aux mêmes obstacles et égoïsmes nationaux que lui. Elle n'y survécut pas.
Le "ciel unique européen"
Face à des compagnies divisées, repliées sur un marché intérieur dérisoire, les géantes américaines n'eurent aucun mal à négocier, au coup par coup, des accords dits de "ciel ouvert" qui faisaient voler en éclats les barrières protectionnistes anglaises, allemandes et autres. En échange de droits d'atterrissage accrus aux États-Unis, les compagnies américaines obtinrent celui d'atterrir dans tous les aéroports du pays partenaire pour y prendre ou déposer des passagers. Elles avaient enfin obtenu un droit de "cabotage" aérien, cette "5e liberté" réclamée par le gouvernement américain à Chicago en 1944. Mais sans qu'il y ait réciprocité, les autorités américaines refusant ce droit sur leur territoire aux compagnies étrangères pour protéger les leurs.
Les pays qui avaient d'abord repoussé ces accords finirent par s'y rallier : leurs compagnies ne cessant de perdre des parts de marché sur l'Atlantique étaient au bord du dépôt de bilan, telle Air France à la fin des années quatre-vingt. Elles avaient d'autant moins le choix que se mettaient en place des alliances aériennes "globales", constituées autour d'une "major" des USA avec une compagnie nationale européenne et une "grande" asiatique. Et de fait, ces méga-alliances n'allaient laisser que peu de place à qui n'en ferait pas partie : aujourd'hui, ces cinq (et bientôt plus que trois) cartels planétaires d'une trentaine de compagnies trustent 51 % du trafic passagers mondial et 58 % du chiffre d'affaires du secteur.
C'est dans ce contexte que les autorités européennes décidèrent de lancer leur propre "déréglementation". Cela, par étapes (en 1993 pour les lignes entre États, en 1997 pour les vols intérieurs) afin de permettre à cette mosaïque de 15 États qu'est l'Union européenne d'harmoniser un peu autant de réglementations nationales protectionnistes.
Car le véritable problème, pour les autorités nationales et communautaires, était au travers de la création d'un "ciel unique" (déjà unifié du point de vue de la navigation aérienne) de donner le temps aux différents États de préparer, au mieux de leurs intérêts nationaux, donc de leur propre bourgeoisie, la meilleure façon de remettre aux capitalistes la gestion, voire la propriété de pans entiers du secteur aérien. Cela, tout en les protégeant de concurrents plus puissants, tel le règlement communautaire qui interdit à une compagnie d'un pays tiers de prendre une participation majoritaire dans une compagnie de l'Union européenne, règlement qui est la réplique d'une loi américaine correspondante. Le tout, au nom de l'abolition du protectionnisme...
Pour ne citer que l'exemple français, c'est ainsi qu'a été autorisée l'absorption d'Air Inter par Air France, ce qui permit aux actionnaires d'UTA, co-propriétaire d'Air Inter, de retirer leur capital d'une compagnie qui allait mal. Largement indemnisés par le gouvernement d'alors, ils purent ensuite réinjecter cet argent frais dans des activités sans risque et fortement rémunératrices, dont la location d'appareils à Air France et le "conseil" en gestion aérienne. Au moment même où la Commission européenne ne jurait plus que par le désengagement étatique, elle autorisa également un gouvernement socialiste français à "recapitaliser" Air France. C'est-à-dire, à y déverser 20 milliards de francs sortis des caisses de l'État avant de pouvoir, sous le gouvernement Jospin et avec un ministre des Transports du PCF, lancer la privatisation d'Air France. L'actuel gouvernement de droite veut parachever cette opération en offrant à des capitalistes privés une compagnie qui a réussi à se hisser parmi les dix premières mondiales et au premier rang européen, en entraînant dans son orbite d'autres moins chanceuses, et subventionnées : Alitalia, la tchèque CSA et la néerlandaise KLM depuis fin 2003.
Le rapprochement Air France-KLM (non encore réalisé) et d'autres du même genre ont permis la reprise de "la spéculation sur des fusions au sein du secteur", écrivait alors un quotidien économique français, et "la jolie performance des valeurs du transport aérien, depuis le début de l'année : l'indice sectoriel Bloomberg Europe Airlines bondit de 44 % contre un gain de 6 %" pour le reste des valeurs cotées en Bourse. Ce que la presse française a salué en poussant de grands "cocoricos". Sans doute pour faire oublier qu'au même moment, des milliers de salariés de "petites" compagnies, de leurs filiales et sous-traitants, se retrouvaient ou allaient se retrouver au chômage. Ou que, dans cette course à la rentabilité financière, 4 000 salariés de KLM avaient déjà reçu une lettre de licenciement et que d'autres, à Air France notamment, voient leur emploi menacé par les "économies d'échelle" que la direction promet, du fait du rapprochement avec KLM, à ses actionnaires présents et futurs.
La "déréglementation" et ses effets dévastateurs
La privatisation de compagnies nationales qui étaient, dans leur grande majorité, sous statut public il y a peu encore ; la cascade de disparitions de compagnies petites ou grandes (Swissair, Sabena, AOM-Air Liberté, Air Littoral, Aéris, Euralair, etc., pour ne citer que des cas récents en France ou alentour) qui ont privé d'emploi des milliers de salariés ; la constitution de méga-alliances internationales entre grandes compagnies pour dominer le marché tout cela fait partie d'une guerre où s'affrontent d'énormes groupes aériens et financiers dont l'activité a depuis longtemps dépassé le cadre national.
Celle-ci s'accompagne, depuis des années, de la levée de réglementations nationales et internationales (sur les tarifs, les droits d'atterrissage et de décollage, le monopole public de certains services de navigation aérienne, etc.) qui, à en croire les porte-parole des compagnies et ministres des Transports d'Europe et d'Amérique, auraient entravé le développement du secteur aérien. Le "libéralisme" lui apporterait plus de souplesse, plus d'efficacité avec il faut bien justifier la chose auprès du public des avantages accrus pour les voyageurs en termes d'offre et de prix, et de moindres dépenses budgétaires, les États affectant de se désengager des compagnies et mettant en concurrence le privé et le public dans diverses opérations indispensables au trafic aérien.
Pour être devenues une antienne des autorités en Europe, après avoir servi de drapeau à la "déréglementation" outre-Atlantique, ces affirmations sont et restent des mensonges éhontés.
Efficacité ? Outre l'augmentation des "incidents de vol", la concurrence accrue entre compagnies aboutit, partout, à une aggravation des retards sur les vols, à l'engorgement des principaux aéroports de la planète. Quant à la privatisation amorcée de certains services de navigation aérienne et aux économies de personnel qui l'accompagnent, elles peuvent au mieux entraîner des paralysies temporaires de trafic comme en Angleterre et, au pire, des drames, comme il y a un an et demi en Suisse au-dessus du lac de Constance : un seul contrôleur aérien y avait la charge de guider les vols de nuit, avec une partie de ses équipements en panne ou en réparation !
Moindre coût ? Celui, économique, de cette gabegie est inestimable. Et terrible est son coût social : des licenciements massifs accompagnent les "restructurations" auxquelles ne cessent de procéder les compagnies du globe entier et le patronat des secteurs qui leur sont associés. Quant au coût qu'acquittent les passagers, il faudrait démontrer qu'ils s'y retrouvent : en valeur constante, les tarifications des grandes compagnies n'ont guère baissé sur dix ans, surtout au regard de leurs formidables gains de productivité.
Au niveau de l'organisation de la vie en société, c'est encore pire. En 1999, un responsable d'ADP (organisme para-public qui gère les aéroports parisiens) déclarait que "la stratégie des compagnies aériennes contribue à la saturation des plate-formes aériennes majeures". Et comment ! À commencer par les plus grandes qui, pour couper l'herbe sous le pied à la concurrence à partir chacune de son "hub", tentent d'y occuper tous les créneaux d'atterrissage et de décollage en multipliant notamment les vols de "navette". C'est ainsi que si le trafic passagers a un peu augmenté en dix ans, le nombre des vols a crû bien plus vite. Cela au grand dam des populations riveraines mais avec l'appui, à leurs compagnies, des autorités françaises, britanniques, allemandes et, outre-Atlantique, de celles qui affectent toujours prioritairement les vols internationaux, les plus rentables, aux cinq plus grands aéroports du pays, les plus saturés, mais qui sont les fiefs des "majors".
Pour déverser des flots d'argent sur leurs compagnies et, à travers elles, dans la poche des actionnaires privés, tous les prétextes sont bons aux États. Ainsi, alors que depuis 2000 le trafic mondial connaissait un nouveau ralentissement en termes de passagers et un recul quant au fret, les autorités américaines ont saisi l'occasion du 11 septembre 2001 pour éponger une partie des 2,43 milliards de pertes annoncés par neuf "majors" qui les mirent au compte de ces attentats. Dans la foulée, les mêmes, pour doper leurs profits, licencièrent massivement leur personnel. L'émotion suscitée par les milliers de morts des Twin Towers fut pour elles une aubaine, orchestrée, subventionnée par les autorités fédérales. Jamais en reste, plusieurs grandes compagnies européennes en profitèrent pour agir de même. Résultat : au lendemain du 11 septembre, quatorze des plus grandes compagnies mondiales ont jeté sur le pavé 120 440 travailleurs et imposé, comme USAir, American, United, des baisses de salaire pouvant atteindre 10, voire 15 % ou plus à leur personnel restant.
Dans son Songe d'une nuit d'été, Shakespeare avait imaginé qu'"en quarante minutes, j'enroulerai une ceinture autour de la terre". Aujourd'hui, à l'unité de temps près (il faut compter en heures et non en minutes), ce rêve est devenu réalité grâce aux progrès fantastiques réalisés dans le domaine aéronautique. En tout cas, pour qui pourrait s'offrir un tour du globe en avion. Pour les autres, à commencer par les millions de travailleurs du transport aérien, il reste la "ceinture" : celle que ne cessent de resserrer les compagnies et les États afin que les capitalistes du secteur aérien, eux, s'engraissent.
13 janvier 2004