Sous le nom de projet Hercule, l’État et la direction d’EDF préparent depuis deux ans un découpage de l’entreprise d’électricité en plusieurs entités dont une serait ouverte aux capitaux privés. Les organisations syndicales, soutenues par plusieurs partis de gauche, certains cadres d’EDF, et même des politiciens de droite, combattent ce projet. Les adversaires d’Hercule réclament un « grand service public de l’énergie ». Les travailleurs, eux, doivent combattre l’exploitation capitaliste et ce n’est pas la même chose.
Le projet Hercule tel que la direction d’EDF en a dévoilé les grandes lignes consiste à séparer le groupe EDF en trois entités. EDF Bleu, détenu à 100 % par l’État, conserverait la gestion des infrastructures les plus lourdes et coûteuses, les centrales nucléaires ainsi que le réseau de transport à très haute tension, actuellement contrôlé par RTE. Les grands barrages seraient gérés par EDF Azur. La distribution aux consommateurs, industriels ou particuliers, les éoliennes, le photovoltaïque, les petites installations hydroélectriques seraient regroupés dans EDF Vert, introduit en Bourse. EDF Vert comme EDF Azur seraient des filiales indépendantes de EDF Bleu qui pourraient être revendues à n’importe quel moment.
Comme le dénoncent les opposants à Hercule, il s’agit de privatiser les profits et de socialiser les coûts. Les secteurs les plus immédiatement rentables, demandant le moins d’investissements lourds, sont proposés sans délais aux capitalistes privés. Les centrales nucléaires vieillissantes, et dont la prolongation décidée par l’État demande de longs et coûteux travaux, resteraient publiques. Ce découpage se traduira par de nouvelles hausses des tarifs pour les clients et une différenciation du prix selon la région, l’origine de l’électricité et la couleur de la société EDF.
Quant aux travailleurs d’EDF (160 000 dans le groupe, toutes filiales confondues, dont 130 000 en France), ils craignent à juste raison que le projet Hercule accélère fortement la dégradation de leurs conditions de travail, de leurs salaires, de leurs retraites, et redoutent des suppressions d’emplois et des fermetures de sites. Cela explique que les quelques journées ou demi-journées de mobilisation contre Hercule, à l’appel des syndicats, ont été plus suivies que d’habitude, avec 30 % de participation en moyenne nationale. Mais si les travailleurs d’EDF entraient réellement en lutte, les objectifs mis en avant par les syndicats ne pourraient certainement pas leur permettre de défendre leurs conditions de travail et encore moins d’utiliser pleinement leur grande force collective pour entraîner tout ou partie de la classe ouvrière.
Les travailleurs d’EDF, comme ceux des entreprises sous-traitantes, font partie de la vaste classe qui permet le fonctionnement quotidien de la société et qui produit tout. Comme tous les travailleurs, ils subissent la guerre de classe acharnée menée partout par la bourgeoisie pour augmenter son taux de profit, en aggravant l’exploitation, en allongeant le temps de travail. Au-delà du projet Hercule, et quels que soient ses contours définitifs, les attaques contre les salariés d’EDF s’insèrent dans cette offensive générale. C’est donc en tant que fraction de cette classe ouvrière que les travailleurs de l’énergie doivent se battre, et pas au nom de la défense « de notre histoire, de notre héritage et de notre bien commun, le service public de l’électricité »[1] comme le disent les syndicats ou les partis qui s’opposent à Hercule. Ce terrain corporatiste et le patriotisme d’entreprise qu’ils mettent en avant sont une impasse.
Découpages et privatisations, une politique menée depuis plusieurs décennies
Si le projet Hercule est nouveau, la dérégulation, les découpages, l’ouverture à la concurrence et la privatisation du secteur de l’énergie est un processus engagé depuis 1996, il y a vingt-cinq ans. Après cinquante ans de monopole, les sociétés nationales EDF et GDF (Électricité de France et Gaz de France) ont été séparées. Le capital d’EDF a été ouvert au privé, ses actions introduites en Bourse, son monopole sur la fourniture de l’électricité a été supprimé, d’abord pour les gros industriels, puis pour les petites et moyennes entreprises, et enfin pour les particuliers. La production de l’électricité, son transport et sa distribution jusqu’aux usagers finaux ont été séparés. EDF SA est actuellement la maison mère : de RTE, le Réseau de transport de l’électricité à haute et très haute tension dont elle possède 50,1 % des actions, d’Enedis, chargé de la distribution de la moyenne et basse tension pour tous les clients autres que les gros industriels, qu’elle possède à 100 % et d’autres filiales, EDF Énergies nouvelles, Dalkia, Framatome, etc.
Les tarifs de l’électricité ayant été libéralisés, EDF SA est en concurrence avec d’autres fournisseurs d’électricité, qui livrent à ce jour environ 20 % des particuliers et 30 % des entreprises. Depuis 2010, la loi NOME (Nouvelle organisation du marché de l’électricité) oblige EDF à fournir à ses concurrents jusqu’à un quart de l’électricité d’origine nucléaire à un tarif fixé par une Commission de régulation de l’électricité (CRE). Ce tarif dit Arenh, 42 euros du mégawattheure, est jugé trop bas par EDF, qui affirme avoir perdu entre 5 et 10 milliards d’euros depuis 2011. La renégociation de ce tarif de vente de l’électricité nucléaire à ses concurrents fait partie des laborieuses tractations menées entre la Commission européenne et l’État français. Le projet Hercule est avancé comme la contrepartie offerte au marché pour faire accepter l’augmentation de ce tarif. La CRE revoit aussi régulièrement à la hausse le tarif public régulé de vente du kilowattheure, pour permettre aux entreprises privées du secteur d’augmenter leurs propres tarifs. En somme, cette commission a pour objectif d’introduire artificiellement la concurrence, tout en évitant les effets habituels de l’économie de marché, à savoir la disparition des concurrents les plus fragiles.
Depuis vingt ans, la mise en œuvre concrète de la concurrence dans la fourniture de l’énergie a donné lieu à de multiples absurdités, payées au bout du compte par les travailleurs de ces entreprises et par les consommateurs d’électricité. L’essentiel de l’électricité produite dans le pays l’est par les centrales électriques d’EDF, qu’elles soient nucléaires, hydrauliques ou autres. La plupart des fournisseurs privés d’électricité ne produisent pas le moindre kilowatt. La production d’électricité dite renouvelable, par des panneaux solaires, des éoliennes ou d’autres installations appartenant à des sociétés concurrentes, reste marginale et surtout subventionnée par une taxe que paient tous les consommateurs. Aucune entreprise capitaliste privée n’a réalisé le moindre investissement coûteux pour construire des centrales de forte puissance. Au mieux, comme Gazel énergie, la société du milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, elles ont racheté de vieilles centrales.
L’ouverture à la concurrence a consisté avant tout à permettre à des sociétés privées, une quarantaine actuellement, d’acheter à EDF son électricité à un prix de gros, pour la revendre avec une marge aux consommateurs, aux clients finaux. L’électricité qui alimente un immeuble ou un quartier provient du même réseau de distribution global. Il est impossible de savoir d’où vient un électron quand il arrive chez le consommateur. Même quand un fournisseur vend de l’électricité verte, supposée provenir d’éoliennes ou de biogaz, le courant provient souvent d’une centrale nucléaire appartenant à EDF.
Un marché européen de l’électricité entre fournisseurs se tient sur l’Epex spot. C’est une Bourse virtuelle. Elle organise la spéculation, avec des prix de gros, des prix dits spot (prix à l’instant, par opposition aux prix des marchés à terme) qui fluctuent chaque jour au gré de l’offre et de la demande, de la météorologie ou de l’activité économique. Certains jours, par exemple au plus fort du confinement de mars-avril 2020, quand de nombreuses usines étaient à l’arrêt, le prix de l’électricité a pu devenir négatif ! Mais, sans surprise, plutôt que d’entraîner une baisse des tarifs, cette dérégulation les a fait grimper pour l’immense majorité des consommateurs et sur le long terme. Ainsi, depuis 2004, le tarif réglementé de l’électricité a augmenté de 50 %, deux fois plus que l’inflation sur la même période.
Une exigence des capitalistes plutôt que de l’Union européenne
Contrairement à ce que répètent en permanence les syndicats et les partis dénonçant tout ce processus, les dérégulations ne résultent pas de la volonté de la Commission européenne, mais d’une évolution bien plus profonde de l’économie capitaliste depuis quarante ans. Pour la bourgeoisie, le principal moyen de réaliser des profits n’est plus d’investir des capitaux dans la production de marchandises mais de spéculer sur tous les supports possibles et de recevoir de l’argent public sous toutes les formes. Elle a réduit partout les investissements productifs et se contente de racheter des installations existantes. Elle a exigé la privatisation des secteurs les plus rentables de l’industrie et des services. Cela a conduit les États à privatiser les autoroutes, les chemins de fer, les télécommunications et l’énergie. Cette politique a été menée dans tous les pays. En France, tous les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, ont privatisé sans relâche. Celui du socialiste Jospin entre 1997 et 2002, qui comptait des ministres du PCF et un ministre délégué à l’Enseignement professionnel (2000-2002) nommé Jean-Luc Mélenchon, a même remporté la palme des privatisations.
Les lois ou les décrets qui ont mis en œuvre cette dérégulation sont certes la transposition en France de directives européennes pour créer de façon artificielle un « marché unique de l’électricité », ouvert à la concurrence. Mais aucune directive européenne n’a jamais été adoptée sans l’assentiment des gouvernements des pays les plus puissants de l’Union européenne, dont la France et l’Allemagne. Chaque décision de l’Union européenne résulte d’un bras de fer entre les États membres et, derrière eux, les principaux groupes capitalistes dont ils défendent les intérêts.
Ces intérêts peuvent être contradictoires. L’ouverture à la concurrence du marché de l’électricité pour les industriels s’est rapidement traduite par une augmentation des prix payés par les plus gros consommateurs, 30 % du total, qui disposaient avec EDF société nationale d’un tarif ultra-préférentiel. Ainsi l’Union des industries chimiques a dénoncé en son temps une augmentation de 55 % du tarif proposé à ses adhérents entre 2001 et 2005. Mais, à l’inverse, cette ouverture a permis à d’autres capitalistes, comme Total, propriétaire de Direct énergie, Suez, qui a pris le contrôle d’Engie, l’ex-GDF, ou encore le pétrolier italien ENI, de devenir des vendeurs d’électricité. Derrière le foisonnement des fournisseurs privés ou alternatifs d’électricité, les multinationales de l’énergie se taillent la part du lion. Le changement de période dans le fonctionnement de l’économie bourgeoise a rebattu les cartes entre les capitalistes.
En France, du fait du monopole d’EDF et du poids particulier des centrales nucléaires, le découpage et la privatisation de l’électricien public ont été plus lents que dans d’autres pays. L’État reste encore actionnaire d’EDF à la hauteur de 84 %. La transformation d’EDF en société anonyme a quand même permis, depuis 2005, le versement de 30 milliards d’euros de dividendes aux actionnaires institutionnels publics ou privés du groupe : banques, compagnies d’assurance, fonds de pension. Tout en restant majoritairement contrôlé par l’État, EDF a profité de la dérégulation du marché mondial. EDF se comporte comme une entreprise capitaliste ordinaire. Mobilisant plusieurs dizaines de milliards d’euros, principalement sous forme d’emprunts, EDF a racheté à tour de bras dans divers pays, en Europe ou en Amérique, des sociétés concurrentes dans lesquelles elle supprima des emplois par milliers en même temps qu’elle augmentait massivement les tarifs partout où les lois le lui permettaient. EDF est donc une entreprise très profitable. Malgré une baisse de la consommation de l’électricité avec la crise sanitaire, le chiffre d’affaires 2020 a baissé d’à peine 3,4 %, et les dividendes versés aux actionnaires au titre de 2020 atteignent 650 millions d’euros, plus qu’en 2019. Quant à la dette, estimée aujourd’hui à 42 milliards d’euros, elle est du même ordre qu’il y a une vingtaine d’années si on la rapporte au chiffre d’affaires. La direction exagère volontairement son importance pour justifier les attaques contre les salariés et l’urgence du projet Hercule. Avec ce projet, la charge de cette dette devrait être assumée par la partie d’EDF qui restera 100 % publique : une aubaine pour les capitalistes qui achèteront les autres entités.
Des attaques contre tous les travailleurs, quel que soit leur statut
Néfaste pour les consommateurs, tout ce processus de dérégulation l’a également été pour les travailleurs des entreprises de l’énergie. Comme les travailleurs de la SNCF, ceux d’EDF et de GDF ont longtemps disposé d’un statut salarié particulier, celui des IEG, industries électriques et gazières, avec par exemple une garantie de l’emploi et des droits d’accès à la retraite un peu plus favorables que d’autres salariés. Au fil des attaques gouvernementales, les droits attachés à ce statut se sont amenuisés. Au fil des dérégulations, des filialisations de toute sorte, des achats de sociétés à l’étranger, le nombre de salariés « au statut » n’a cessé de diminuer. Plus du tiers des salariés du groupe EDF n’ont plus ce statut. En outre, le recours massif à la sous-traitance, dans les départements de recherche, dans l’ingénierie, dans l’informatique ou pour effectuer la multitude de travaux dédiés au fonctionnement des centrales et à la maintenance des infrastructures, fait que des dizaines de milliers de travailleurs d’entreprises entièrement privées, en CDI ou en contrat précaire, intérimaire ou CDD, parfois sous-traitants de sous-traitants, côtoient tous les jours des salariés d’EDF, dans les mêmes bureaux et sur les mêmes installations. Plus de 20 % des travailleurs des centrales nucléaires, en dehors des périodes d’arrêt de tranche pour maintenance, où cette proportion est encore plus élevée, sont des prestataires ou des sous-traitants.
Ces différences de statut juridique, qui se traduisent par des différences sur les feuilles de paie, sur les conditions de travail et la précarité de l’emploi, peuvent vite devenir une source de division entre travailleurs. Ce qui les unit, c’est qu’ils participent collectivement à la production de l’électricité. À ce titre, ils sont tous exploités pour alimenter la plus-value de la classe capitaliste. Leur travail enrichit la myriade de patrons des entreprises sous-traitantes, celles du BTP ou de la filière du nucléaire, les actionnaires privés des fournisseurs d’électricité, ceux d’EDF, et bien sûr les banques.
Les travailleurs d’EDF attaqués ne peuvent pas se contenter de défendre le statut des IEG, comme le proposent les syndicats. Si tous les travailleurs dont les droits et les conditions de travail sont attaqués doivent évidemment se défendre bec et ongles, ils ne peuvent pas l’emporter en restant sur un terrain corporatiste. Ils doivent trouver le moyen d’entraîner l’ensemble des travailleurs, quel que soit leur statut, quels que soient leur employeur direct et leur donneur d’ordres. Les travailleurs de la SNEF, de Bouygues ou d’Onet Technologies qui travaillent à demeure dans les centrales nucléaires n’ont pas le statut des IEG. Ils sont pourtant les compagnons quotidiens des travailleurs d’EDF. Les attaques contre les conditions de travail des sous-traitants, les renégociations de contrats, les mutations sur d’autres chantiers, alimentent et facilitent les attaques contre les travailleurs d’EDF. Dans leur défense, ceux d’EDF doivent trouver le soutien le plus actif possible des autres travailleurs. Ce qui est en jeu, c’est préparer les consciences au fait que la classe ouvrière subit une offensive générale de la bourgeoisie, offensive qui exige une riposte collective et qui ne pourra s’arrêter que lorsque les travailleurs auront pris le contrôle de la société. Aucune catégorie de travailleurs ne peut, seule, conserver un statut plus protecteur dans cette époque de crise générale !
Les services publics, d’abord au service des capitalistes
Au projet Hercule, la CGT comme le PCF, LFI et même le NPA opposent « un grand service public de l’énergie ». Pour eux, « le gaz et l’électricité sont des produits de première nécessité qui ne doivent pas profiter aux actionnaires »[2]. C’est incontestable. À l’énergie, on pourrait ajouter les vaccins, les médicaments, la santé, le transport, le logement, la nourriture, l’éducation et tant d’autres biens et services indispensables. Satisfaire au moindre coût l’ensemble des besoins de l’humanité, sans enrichir au passage les capitalistes, est un programme valable. C’est même le programme communiste ! Mais un tel objectif suppose que toute la société et toute l’économie ne soient pas entièrement organisées pour satisfaire les capitalistes. Il ne peut venir que de l’intervention directe des travailleurs, par en bas. Il implique une révolution sociale pour renverser l’État dont les serviteurs alternent sans cesse entre les cabinets ministériels et la direction d’entreprises publiques ou privées, tels Jean-Bernard Lévy, actuel PDG d’EDF, ou Henri Proglio, son prédécesseur.
Laisser entendre qu’un service public de l’énergie, c’est-à-dire au service de la population, pourrait être obtenu sans arracher le pouvoir aux capitalistes, qui plus est dans cette période de crise aiguë, est une tromperie. C’est la même impasse que celle qui consiste à proposer à des patrons privés qui suppriment des emplois et ferment des usines qui ne rapportent pas assez aux yeux de leurs actionnaires, un plan industriel alternatif. C’est pourtant la démarche des syndicats d’EDF qui ont réclamé à Macron la mise en place d’une « commission sur l’avenir d’EDF[3] » associant représentants de l’État, direction d’EDF, syndicats et des « représentants de la nation », pour faire le bilan de vingt ans de dérégulation et réclamer un grand plan de relance. C’est une offre de collaboration avec ceux qui préparent et mettent en œuvre les attaques contre les travailleurs. Les opposants à Hercule se posent en champions de l’intérêt national et se veulent les gardiens « des acquis du programme du Conseil national de la résistance (CNR) »[4]. Mais, aujourd’hui comme hier, l’intérêt national n’est rien d’autre qu’un enfumage destiné à faire accepter des sacrifices aux travailleurs pour mieux défendre les intérêts des possédants.
Durant les cinquante ans où EDF et GDF ont été des sociétés nationales, ce sont d’abord les intérêts des capitalistes qu’elles ont défendus. La nationalisation du gaz et de l’électricité en 1946 n’a pas été réalisée au nom de l’intérêt général, grâce au CNR et à la présence de Marcel Paul et d’autres ministres du PCF au gouvernement sous de Gaulle. Dès le départ, elle fut conçue et réalisée pour satisfaire les besoins du patronat français tels qu’ils étaient à cette époque. Pour alimenter leurs usines et redémarrer la production, les industriels avaient besoin d’une alimentation puissante et régulière en gaz et en électricité. Or la guerre avait fini d’user ou de détruire les installations sous-dimensionnées, délivrant des voltages différents, et dispersées entre une multitude de compagnies privées (1 450 entreprises) en quasi-faillite, héritées de la période d’avant-guerre. En créant une société nationale, l’État indemnisa grassement leurs propriétaires et lança la construction des barrages et des centrales électriques nécessaires à l’industrie. Dans les décennies suivantes, le programme de construction de centrales nucléaires représenta un vaste marché protégé pour les grands groupes du BTP, pour les équipementiers de l’industrie électrique et ceux de la filière nucléaire. Ce réseau électrique neuf et performant se doubla de tarifs très bas, à la limite du coût de revient, pour les gros clients d’EDF, les industriels, tandis que les ménages payaient le prix fort. Les particuliers payaient certes le même prix, quelle que soit leur distance à la centrale qui les alimentait. Mais ce sont eux qui ont financé la construction de ces installations vitales pour l’industrie.
En France, comme dans la plupart des pays développés, l’État avait ainsi développé un « communisme à l’usage des bourgeois » pour reprendre une expression utilisée par le marxiste Paul Lafargue en 1882. « En ce moment l’on est en train de fabriquer un communisme à l’usage des bourgeois : il est bien modeste ; il se contente de la transformation de certaines industries en services publics ; on leur dit, voyez les postes, elles sont un service public communiste, fonctionnant admirablement au profit de la communauté, et à meilleur marché qu’elles ne pourraient le faire, si elles étaient confiées à une compagnie privée, comme c’était autrefois le cas. Le gaz, le chemin de fer métropolitain, la construction des logements ouvriers, etc., doivent devenir eux aussi des services publics. Ils fonctionneront au profit de la communauté et bénéficieront principalement aux bourgeois. Dans la société capitaliste, la transformation de certaines industries en service public est la dernière forme d’exploitation capitaliste. C’est parce que cette transformation présente des avantages multiples et incontestables aux bourgeois, que dans tous les pays on voit les mêmes industries devenues services publics. »[5]
Lafargue polémiquait alors avec Paul Brousse, un socialiste réformiste qui prétendait qu’on pourrait passer au communisme en multipliant les services publics ; que les services publics contribuaient à la transformation de la société capitaliste en une société socialiste. En réalité, à l’époque de Lafargue comme à celle de Marcel Paul et de De Gaulle, les services publics ont permis à des familles bourgeoisies de se renflouer et aux capitalistes de disposer d’infrastructures performantes. Aujourd’hui que le capitalisme est entré dans son âge sénile, l’heure est au dépeçage des services dits publics. L’objectif des travailleurs ne doit pas être de se battre pour les reconstituer, mais d’arracher la direction de la société des mains des capitalistes. Pour que le gaz et l’électricité, les vaccins et autres soient des « biens communs de l’humanité », les travailleurs doivent prendre eux-mêmes le contrôle de toute la production. Ils doivent collectiviser les entreprises, c’est-à-dire les exproprier sans indemnité ni rachat. Cela implique qu’ils prennent le pouvoir politique, qu’ils renversent l’État en place dont toutes les institutions sont conçues pour servir les intérêts de la bourgeoisie.
28 mars 2021
[1] Texte de la pétition en ligne energie-publique.fr des opposants à Hercule emmenés par la CGT.
[2] Interview à Ouest-France du secrétaire de la CGT Manche-énergie, 2 mars 2021.
[3] Courrier du 26 mars 2021 de l’intersyndicale des industries électriques et gazières à Macron.
[4] Même pétition energie-publique.fr.
[5] « Le communisme et les services publics », L’Égalité, 25 juin 1882,