En septembre 2020, le gouvernement avait annoncé un plan de relance de 100 milliards d’euros. La reprise de l’épidémie et le deuxième confinement durant le mois de novembre ont amené le chef du gouvernement à remiser les discours sur la relance de l’économie. À nouveau, comme au moment du premier confinement, on a pu entendre proclamer que les mesures de soutien aux entreprises allaient être maintenues. Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a annoncé que le budget allait prévoir pour cela plus de 20 milliards d’euros supplémentaires, dont la moitié serait consacrée à la prise en charge du chômage partiel.
Mais, qu’il soit question de relance ou de soutien, la méthode gouvernementale est la même : elle consiste à organiser un transfert massif d’argent public vers les entreprises privées. De toute façon, les cadeaux au patronat contenus dans le plan de relance n’ont pas été remis en cause, leur coût ayant été intégré dans le budget adopté en décembre. C’est le cas notamment de la baisse des impôts dits de production à hauteur de 20 milliards sur les deux prochaines années, vieille revendication du patronat.
Le ministre de l’Économie avait bien insisté sur le fait que les 100 milliards seraient versés aux entreprises sans poser aucune condition. Le message était clair, le gouvernement ne faisant pas semblant d’exiger des engagements que le patronat n’aurait de toute façon pas respectés.
En présentant le détail de son plan de relance, le Premier ministre avait beaucoup insisté sur son caractère inédit. En réalité, ce n’est pas du tout le cas. Son prédécesseur à Matignon avait déjà annoncé, en avril, un plan d’urgence de soutien à l’économie, c’est-à-dire aux entreprises, de 110 milliards d’euros. Dès le début de la crise sanitaire, l’État s’est engagé à garantir jusqu’à 300 milliards d’euros de prêts aux entreprises mises à mal par les conséquences de la pandémie de coronavirus. Fin août, plus de 560 000 entreprises en avaient bénéficié, pour un montant total de 115,5 milliards d’euros. Au début de 2021, 130 milliards d’euros ont été prêtés par les banques dans le cadre de ce dispositif.
Le gouvernement a expliqué que son objectif était d’aider les petites entreprises, les commerçants et les artisans menacés de disparaître à cause de la crise sanitaire. Mais plusieurs grandes entreprises ont bénéficié à plein de ces prêts garantis par l’État. D’ailleurs, comme à chaque fois, un sort à part leur a été réservé, le dossier de celles qui employaient plus de 5 000 salariés étant directement instruit à Bercy par le ministre de l’Économie lui-même. Ce fut notamment le cas d’Air France, de Renault et de CMA CGM, numéro trois mondial du transport maritime par conteneur, qui se sont vu garantir des prêts de respectivement sept, cinq et un milliard d’euros.
Les États à la rescousse de leur bourgeoisie
Pour considérables que soient ces sommes, elles apparaissent bien faibles par rapport à celles qui ont été mises en œuvre par les États-Unis. En mars, Trump avait signé un plan de relance de 2 000 milliards de dollars (1 842 milliards d’euros). Dans la période de transition suivant l’élection présidentielle, il a été contraint d’en ratifier un autre plus modeste de 900 milliards de dollars. Trump avait dans un premier temps refusé de l’approuver, voulant ainsi manifester son humeur de mauvais perdant. Mais il lui a rapidement été rappelé, y compris dans son propre parti, qu’il n’était pas question de faire attendre la bourgeoisie qui allait bénéficier de cette manne.
En Allemagne, dans le cadre d’un plan d’urgence décidé en mars, le gouvernement a mobilisé plus de 1 100 milliards d’euros, auxquels se sont ajoutés 130 milliards annoncés au mois de juin.
En comparaison, l’effort budgétaire de l’État français semble plus réduit, mais cela ne fait que mettre en lumière le rapport de force entre les principales bourgeoisies. Cela fait longtemps que la France est devenue un impérialisme de seconde, voire de troisième zone.
Cette faiblesse relative des bourgeoisies européennes par rapport à leurs concurrents d’outre-Atlantique et d’Asie explique pourquoi, en dépit d’intérêts fortement contradictoires, elles ont tout fait pour éviter une crise de l’Union européenne (UE). L’existence des institutions européennes leur a permis de bénéficier d’une aide qui est venue s’ajouter à celle de leurs États nationaux. Ainsi, en avril, les 27 gouvernements de l’UE se sont entendus sur un plan de soutien de plus de 500 milliards d’euros. Il était prévu que les États européens apportent des garanties à hauteur de 25 milliards d’euros à la Banque européenne d’investissement, qui allait ainsi pouvoir prêter 200 milliards d’euros aux entreprises.
De son côté, la Banque centrale européenne (BCE) a annoncé des plans de rachat de dettes pour des montants qui se sont envolés au fil des mois : 300 milliards, puis 750 milliards d’euros en mars, auxquels se sont encore ajoutés début juin 600 milliards d’euros supplémentaires. Au total, plus de 1 600 milliards d’euros ont été mis sur la table. Jamais la BCE n’avait autant fait tourner la planche à billets.
En achetant la dette des États, la BCE fait baisser les taux d’intérêt. Cela permet aux gouvernements de se financer à bas prix, et donc de payer pour le chômage partiel et les plans de relance. Par ailleurs, l’institution joue aussi le rôle de super-banque auprès des entreprises, en leur permettant de se financer à bas coût.
Enfin, en juillet, à l’initiative des deux principales puissances européennes, l’Allemagne et la France, un nouveau plan de relance européen de 750 milliards d’euros a été financé pour la première fois par un emprunt commun de l’UE.
Les dirigeants européens ont accepté la création de dettes européennes communes, alors qu’ils y étaient hostiles jusque-là. À l’opposé de leur attitude au moment de la crise de 2008, les États les plus riches ont accepté de payer pour les plus pauvres, considérant que c’était le meilleur moyen de garantir aux grandes entreprises industrielles et financières européennes de pouvoir continuer à disposer d’un marché et d’une monnaie uniques. Leur générosité est en fait toute relative et très intéressée, car une partie de ces crédits mutualisés reviendront à des groupes capitalistes allemands et français, sous forme de commandes, de subventions, de constructions d’infrastructures indispensables à leur activité…
La bourgeoisie a toujours eu besoin d’une béquille étatique
Cette intervention de l’État en faveur de la bourgeoisie n’est pas une nouveauté et, comme dans bien d’autres domaines, la crise sanitaire a seulement joué un rôle d’accélérateur. À toutes les phases de son histoire, la bourgeoisie n’a jamais pu se passer de l’aide de l’État, même quand celui-ci, sous la monarchie absolue, n’était pas exclusivement à son service.
Marx écrivait dans le chapitre du Capital consacré à la genèse du capitalisme industriel : « Quelques-unes de ces méthodes reposent sur l’emploi de la force brutale, mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de l’État, la force concentrée et organisée de la société, afin de précipiter violemment le passage de l’ordre économique féodal à l’ordre économique capitaliste et d’abréger les phases de transition. Et, en effet, la force est l’accoucheuse de toute vieille société en travail. La force est un agent économique. »
Il poursuit : « La dette publique, en d’autres termes l’aliénation de l’État, qu’il soit despotique, constitutionnel ou républicain, marque de son empreinte l’ère capitaliste. » Et de conclure : « Le crédit public, voilà le credo du capital. »[1]
Tant que la bourgeoisie joua un rôle révolutionnaire dans l’histoire des sociétés, brisant les chaînes du régime féodal, se montrant capable d’opérer des révolutions industrielles sur les continents européen et américain, l’intervention de l’État pour appuyer son développement eut aussi un caractère progressiste. Dans certains pays, les autorités publiques menèrent des politiques de santé publique et réalisèrent des travaux d’urbanisme dans les grandes villes afin de lutter contre les risques d’épidémie, se préoccupèrent d’alphabétiser une partie importante de la population afin de mettre à la disposition de la bourgeoisie une main-d’œuvre qualifiée.
Pour autant, à aucun moment cela n’amena Marx et les révolutionnaires des mouvements socialistes se réclamant de ses idées à apporter le moindre soutien à ces États qui défendaient les intérêts de la bourgeoisie. « Pas un sou, pas un homme pour ce gouvernement », telle était la devise des sociaux-démocrates allemands dans la deuxième moitié du 19e siècle, alors que les progrès de leur mouvement leur avaient permis de faire élire des députés au Parlement. Leur objectif restait alors de combattre pour préparer le renversement des classes possédantes et la prise du pouvoir par le prolétariat.
À partir du début du 20e siècle, au stade impérialiste du capitalisme, on assiste à une fusion du capital financier et de l’appareil d’État, qui subordonne celui-ci aux rois de la finance. Avec les deux guerres mondiales et, dans l’intervalle, avec la crise ouverte par le krach boursier de 1929, le poids de l’État est allé encore croissant, avec des formes différentes suivant les pays.
À ceux qui mettaient sur le même plan l’économie planifiée de l’URSS, le fascisme, le national-socialisme et le New Deal de Roosevelt, Trotsky répondait en 1937 : « Tous ces régimes ont, c’est indubitable, des traits communs qui, en fin de compte, se définissent par les tendances collectivistes de l’économie contemporaine. » Il poursuivait : « D’un côté, la bureaucratie soviétique s’est assimilé les méthodes politiques du fascisme ; de l’autre, la bureaucratie fasciste, qui pour le moment s’en tient à des mesures « partielles » d’intervention gouvernementale, tend vers l’étatisation de l’économie et elle y parviendra bientôt. […] Mais il est faux d’affirmer que « l’anticapitalisme » fasciste est capable d’aller jusqu’à l’expropriation de la bourgeoisie. Les mesures partielles d’intervention de l’État et de nationalisation diffèrent, en réalité, de l’économie étatisée et planifiée, comme les réformes diffèrent de la révolution. Mussolini et Hitler ne font que « coordonner » les intérêts des propriétaires et « régulariser » l’économie capitaliste, et cela, pour l’essentiel à des fins militaires. »
Ce rôle de l’État, de plus en plus essentiel pour la bourgeoisie, s’est poursuivi au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. En France, l’État a joué un rôle direct et actif dans la reconstruction de l’économie du pays au travers des nationalisations effectuées entre 1945 et 1946 : Charbonnages de France, EDF-GDF, les principales banques et compagnies d’assurances… L’État a ainsi investi les capitaux que la bourgeoisie française ne voulait pas risquer dans une telle tâche.
Avec le début de la crise dans les années 1970, les capitalistes ont de plus en plus rechigné à immobiliser leurs capitaux dans les activités productives, privilégiant toujours davantage les activités financières. En France, durant ces années, si l’ensemble des investissements industriels n’a globalement pas régressé, cela est dû aux seuls investissements publics, qui ont augmenté de plus de 10 % alors que les investissements privés régressaient.
Après l’élection de Mitterrand en 1981, le gouvernement Mauroy a nationalisé les cinq plus grands groupes industriels, ainsi que deux organismes financiers de premier plan, Suez et Paribas, et 39 établissements bancaires. Ces nationalisations avaient pour but d’étendre le secteur public, le seul en état de faire des investissements, parce que cela paraissait aux dirigeants socialistes la meilleure façon d’obtenir des retombées positives sur le secteur privé. L’État s’est chargé des restructurations, en assumant le coût financier et en licenciant des milliers de travailleurs dans l’électronique, les télécommunications, la sidérurgie, achevant dans ce secteur le sale boulot que les précédents gouvernements de droite avaient commencé…
Accessoirement, cela a aussi permis aux socialistes arrivés au pouvoir de conforter leur image de gauche auprès des travailleurs, les mettant en position de prendre par la suite des mesures antiouvrières devant lesquelles leurs prédécesseurs de droite avaient reculé.
Les actionnaires de ces entreprises n’étaient pas demandeurs d’une telle nationalisation, mais ils l’ont acceptée et ne l’ont pas regretté. Ils ont été généreusement indemnisés sur la base d’estimations surévaluées, recevant plus de 39 milliards de francs qu’ils ont pu faire fructifier dans des secteurs jugés plus rentables. À partir de 1986, avec le retour de la droite au pouvoir, ces entreprises ont été privatisées. Pour les capitalistes, aussi bien pour les anciens propriétaires que pour les nouveaux, le bilan de cette opération fut très positif.
Les conséquences de la financiarisation de l’économie
Par la suite, à partir des années 1990, l’aide aux entreprises a pris de plus en plus la forme de subventions, de crédits d’impôt, d’allègements de cotisations sociales… L’objectif n’était plus seulement, et même de moins en moins, de faire bénéficier les capitalistes de commandes d’État, mais de leur permettre de disposer de masses d’argent qu’ils pouvaient utiliser à leur guise.
Avec l’aggravation de la crise, la financiarisation de l’économie s’est accrue, la bourgeoise continuant de cette façon à développer ses profits sans avoir à investir dans des activités productives au rendement plus incertain. Pour cette raison, la bourgeoisie exigeait de l’État une politique qui lui permette d’augmenter ses bénéfices… sans avoir à produire autre chose que des licenciements et des chômeurs supplémentaires ! Au fil des années, on est passé de plus en plus de la béquille étatique à la mise sous perfusion de la bourgeoisie et de ses profits.
Il est très difficile, sinon impossible, d’évaluer ce que représente le montant total de cette assistance financière permanente. Le site gouvernemental dédié aux aides aux entreprises en recense un peu plus de 2 000. D’autres sources faisaient état de 6 000 dispositifs. C’est un véritable maquis où règne une totale opacité, qui arrange aussi bien l’État que les entreprises : ils ne veulent pas qu’on puisse évaluer véritablement leur coût.
L’un des derniers rapports sur le sujet, réalisé en 2013 par Jean-Jacques Queyranne, ancien président PS de la région Rhône-Alpes, recensait « 110 milliards d’euros de dépenses publiques (budgétaires et fiscales) [pouvant] être considérées, dans un sens très large, comme étant des interventions en faveur des acteurs économiques ». En 2018, le pôle économique de la CGT est parvenu au chiffre de 200 milliards d’euros par an, à peine moins que le budget de l’État qui était de 241,5 milliards d’euros cette année-là. Ce chiffre est encore en dessous de la réalité, car il ne prend pas en compte les aides consenties par les collectivités locales, qui représentent au bas mot des dizaines de milliards d’euros dépensés chaque année sous des formes très diverses : subventions, mises à disposition de bâtiments, de terrains viabilisés ; aménagement de routes d’accès aux entreprises, aides à la formation professionnelle… Et il faut y ajouter les subventions européennes, difficiles à recenser.
La forte augmentation entre 2013 et 2018 s’explique en grande partie par la création du Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) au début du quinquennat de Hollande, consistant en un allègement fiscal équivalent à 6 % de la masse salariale, pour les salaires inférieurs à 2,5 smic. Toutes les entreprises pouvaient en bénéficier, même celles qui affichaient des bénéfices. Rien ne leur interdisait de supprimer des emplois et beaucoup d’entre elles ne s’en sont pas privées, comme Carrefour, Auchan, Renault, pour n’en citer que quelques-unes.
Grâce à ce dispositif, les entreprises ont bénéficié au total de plus de cent milliards d’euros, mais ce sont les plus grosses d’entre elles, celles qui emploient le plus de salariés, qui en ont empoché la plus grande part. D’après un rapport officiel, en 2016, 256 grandes entreprises avaient capté près de la moitié du CICE. En 2019, sous Macron, le dispositif a été pérennisé, remplacé par une baisse permanente de cotisations pour les patrons.
Pour mettre fin au parasitisme de la bourgeoisie, il faut la renverser !
Les plans annoncés à grand renfort de conférences de presse par le gouvernement ne représentent en fait que la pointe émergée d’un énorme iceberg qui témoigne du niveau atteint par le parasitisme de la bourgeoisie. À une époque, les financements publics étaient destinés à aider la bourgeoisie en lui fournissant des commandes d’État mais, au moins, ils permettaient aussi de construire des ponts, des autoroutes, des équipements électroniques et téléphoniques, des centrales nucléaires qui, quoi qu’on en pense par ailleurs, produisaient au moins de l’électricité. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Les sommes de plus en plus faramineuses versées au patronat chaque année ne font qu’alimenter la spéculation, faisant ainsi planer la menace d’une crise financière aux effets dévastateurs.
Ces aides n’ont aucun effet sur l’emploi, prétexte mis en avant par les gouvernements pour les justifier. Au contraire, ce pillage des fonds publics amène de son côté l’État à faire des économies aux dépens de tous les services publics les plus indispensables à la population. La crise sanitaire actuelle révèle l’état de dénuement auxquels ont été réduits les hôpitaux et les Ehpad. C’est toute la société qui paye cette politique par une régression générale.
Le problème n’est pas d’exiger des contreparties du patronat en échange des aides d’État, comme le fait la gauche réformiste. C’est totalement illusoire, parce que le patronat n’accepte jamais de se laisser dicter quoi que ce soit, et surtout pas la façon d’utiliser les sommes que l’État met à sa disposition.
Ceux qui, parmi les politiciens, mettent en avant une telle revendication savent en fait parfaitement à quoi s’en tenir. Pour eux, c’est une façon de critiquer la politique du gouvernement sans remettre en cause la nécessité de faire financer le patronat par des fonds publics.
Les centaines de milliards que l’État consacre à entretenir une minorité de privilégiés parasites auraient pu être utilisés pour créer des millions d’emplois dans les hôpitaux, les écoles, pour mener des grands travaux d’utilité publique en embauchant directement les ouvriers, les employés, les ingénieurs, tout le personnel nécessaire, sans passer par des capitalistes et en faisant ainsi l’économie du profit qu’ils prélèvent au passage. 200 milliards d’euros correspondent à 5,4 millions d’emplois payés 1 800 € par mois pendant un an. Le chômage n’est pas seulement le produit de la crise du capitalisme, c’est aussi le résultat d’un choix de classe, celui fait par l’État de mettre les profits patronaux sous perfusion.
Il est totalement illusoire d’attendre que cet État, entièrement au service de la classe dominante, mène une autre politique. Les révolutionnaires ont à développer parmi les travailleurs la conscience de la nécessité de renverser cet État et d’enlever les rênes de l’économie à la bourgeoisie. C’est le seul programme susceptible d’empêcher toute la société d’être entraînée dans la faillite du capitalisme.
24 janvier 2021
[1] Karl Marx, Le Capital livre I section viii : « L’accumulation primitive » chapitre XXXI : « Genèse du capital industriel ».